À présent le couple gravissait les trois marches du chœur tandis que l’orgue, réglé comme une horloge, achevait l’hymne wagnérien. Don Pedro fit prendre place à sa nièce, derrière laquelle une jeune femme vêtue de velours noir disposait la traîne et le voile puis, après une rapide génuflexion devant l’autel, il rejoignit la « famille » de l’absent, s’inclina brièvement devant Mme de Sommières et attaqua Morosini :
— Voulez-vous me dire où est ce rustre ? Pourquoi n’est-il pas là ?
Le ton, l’épithète plus encore eurent le don d’irriter Aldo.
— Je n’en sais pas plus que vous, Don Pedro ! Pour que Gilles Vauxbrun ait du retard, il faut qu’il se soit passé quelque chose. Il est toujours d’une scrupuleuse exactitude.
— Quoi, par exemple ?
— Un accident de circulation ou Dieu sait quoi ? Veuillez prier Doña Isabel de prendre un peu patience. Je reviens !
Et sans attendre de réponse, il s’élança, dévalant le chœur et la nef tout en indiquant d’un geste au maître de cérémonie de redonner la parole à l’orgue. Arrivé dans la rue, il y avait foule aussi bien sur les trottoirs que dans le square en face de l’église. Le couple de journalistes accourut pour obtenir des explications.
— Je n’en ai pas pour l’instant…
— … mais on va essayer de s’en procurer ! coupa Adalbert qui arrivait après avoir récupéré sa voiture, une petite Amilcar rouge décapotée. Grimpe ! On va chez lui !
Pour gagner la rue de Lille où l’antiquaire possédait un hôtel particulier, on choisit le chemin qu’aurait dû suivre le marié, quitte à prendre un sens interdit. La voiture faisait un bruit d’enfer mais elle était rapide. En quelques secondes on était à destination sans avoir rencontré personne. Adalbert embouqua le portail grand ouvert et stoppa devant le perron depuis lequel Servon, le maître d’hôtel, surveillait un arrivage de fleurs.
— Monsieur aurait-il oublié quelque chose ? demanda-t-il en descendant vers les deux hommes.
— S’il a oublié quelque chose, c’est l’heure ! fit Morosini. La mariée est déjà à l’autel mais pas lui !
Le serviteur eut un haut-le-corps.
— Il n’est pas encore arrivé ? Mais c’est impossible ! Voilà près d’une heure qu’il est parti. La voiture était là à onze heures et demie. Il était prêt ; il est monté dedans et… Mon Dieu ! Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?
Au service de Vauxbrun depuis la guerre qu’ils avaient faite ensemble, Lucien Servon lui était très attaché et, tout de suite, se montra inquiet :
— Où peut-il être ? Il ne faut pas si longtemps pour aller à Sainte-Clotilde ?
— C’est aussi notre avis, dit Morosini. Il n’a pas reçu de lettre ou de coup de téléphone avant de partir ?
— Non, Excellence, aucun. Il était… je dirais rayonnant ! En partant il m’a tapé sur l’épaule en disant : « Allons sauter le pas, mon bon Lucien ! J’y aurai mis le temps mais cela en valait la peine ! » Et puis ce fut tout ! Puis-je demander ce que vont faire ces messieurs ?
— On va d’abord retourner à l’église, voir s’il n’est pas arrivé entre-temps et puis…
— C’était quoi, la voiture qui est venue le prendre ? demanda Adalbert.
— Une Delahaye, Monsieur, comme toutes les voitures du cortège à l’exception de la Rolls-Royce de la mariée. Pour ce que j’en sais, du moins !
Avant de regagner Sainte-Clotilde, on fit deux fois le tour complet des rues susceptibles d’avoir été suivies par le mari, ce qui ne faisait pas beaucoup, en gardant l’espoir, en arrivant, de voir Vauxbrun aux côtés d’Isabel dans le chœur illuminé. Hélas, il fallut bien constater que les choses en étaient toujours au même point. À cette différence près que le curé sous sa chasuble avait fait son apparition et s’efforçait, à la fois, de calmer la fureur de Don Pedro et de distribuer quelques bonnes paroles à la jeune épousée qui, d’ailleurs, n’avait pas l’air de se tourmenter outre mesure : sagement assise dans son fauteuil, elle caressait d’un doigt distrait les fleurs de son bouquet. Dans la nef régnait une légère agitation. Le retour des deux hommes fut salué d’un « Ah ! » de satisfaction. L’oncle fonça sur eux comme un taureau qui charge :
— Vous pouvez constater qu’il continue de briller par son absence ! Qu’avez-vous à dire ? aboya-t-il.
— Que vous pourriez faire preuve d’un peu de retenue, riposta Morosini, sévère. D’abord parce que nous sommes dans un lieu consacré ; ensuite parce que, Gilles Vauxbrun ayant quitté la rue de Lille voilà plus d’une heure avec la voiture qui est venue le chercher, nous redoutons qu’il n’ait eu un accident.
— Vous avez trouvé des débris ? fit, dédaigneuse, la vieille Doña Luisa depuis son siège.
— Si c’était le cas, Madame, j’aurais commencé par le mentionner. Malheureusement il n’en est rien !
— Vous regrettez que votre ami ne soit pas en route vers quelque hôpital ? ricana-t-elle.
— Presque ! Quand un ami disparaît sans laisser de traces, j’avoue ne pas apprécier !
— Vous craignez qu’on ne l’ait enlevé ? intervint le curé. Pour quelles raisons, mon Dieu ?
— Elles ne manquent pas. Sans compter le fait que M. Vauxbrun est très riche, il a pu, en épousant Mademoiselle, en indisposer plus d’un. Il suffit de la regarder pour le comprendre.
— Il est certain, fit la douairière du haut de sa tête, que les soupirants ne manquent pas à ma petite-fille et que, dans la famille, nul n’a compris qu’elle choisisse ce… ce commerçant défraîchi !
— On peut se demander pourquoi, en effet ? grinça Mme de Sommières en toisant la dame à travers son face-à-main. Son sort ne semble pas la tournebouler ?… Sans aller jusqu’à se ronger les ongles, elle pourrait manifester un brin d’émotion…
— Mesdames, Mesdames ! intervint l’abbé. Veuillez vous souvenir de l’endroit où vous vous trouvez ! Je propose que nous attendions encore un moment… par exemple en priant pour que rien de fâcheux ne soit advenu. Ensuite…
— Ensuite, je préviendrai la police ! coupa Aldo froidement. Gilles Vauxbrun est trop profondément épris de sa fiancée pour imaginer une fugue inspirée par Dieu sait quoi !
Don Pedro persifla :
— Dans quel milieu sommes-nous tombés ! La police, à présent ?… Eh bien, cher Monsieur, vous l’attendrez seul. J’estime que nous nous sommes suffisamment couverts de ridicule pour ne pas souhaiter prolonger l’expérience. Venez, mon enfant ! Nous rentrons !
Et le quatuor mexicain en bon ordre redescendit d’un pas indigné le chœur et la nef sous l’œil malgré tout surpris des invités. Le retard du marié était certes déplaisant mais pouvait sans doute trouver une explication simple. Une attente un peu plus longue eût été de mise et non cette sortie un rien fracassante jugée de mauvais goût à la quasi-unanimité. D’autant que l’on avait tourné le dos au prêtre comme à l’autel sans même un signe de croix. Quant à la mariée, elle n’avait pas levé les yeux une seule fois et sur quoi que ce soit : elle s’était contentée de laisser tomber son bouquet sur les souliers de l’abbé avec une moue de dédain…
— Eh bien, murmura Adalbert à l’intention d’Aldo, la messe est dite ! Il serait peut-être temps de prendre la parole ? C’est à toi qu’il incombe de présenter des excuses ! C’est toi, le témoin…
— Tu as l’habitude de faire des conférences. Moi pas ! Tu devrais t’en charger… et je ne vois pas l’autre témoin.
C’était exact : la place de Richard Bailey, près de Marie-Angéline, était vide. Adalbert s’avança au bord des marches :
— Mesdames et Messieurs, ce qui vient de se produire et dont vous venez d’être spectateurs nous plonge non seulement dans un extrême embarras mais aussi dans l’inquiétude. Même ceux d’entre vous qui connaissent peu Gilles Vauxbrun ne peuvent ignorer ses qualités d’exactitude et de courtoisie. Pour qu’il ne soit pas parmi nous en ce jour qu’il considérait comme le plus beau de sa vie, il faut qu’un grave empêchement se soit produit…
À ce point de son discours, l’abbé Mauger le rejoignit et le relaya :
— Dans une circonstance tellement inhabituelle, voire inquiétante, je voudrais vous proposer ceci : vous êtes venus dans cette église prier pour le bonheur d’un couple ami et, avant de nous séparer, je vous propose d’entendre au moins une messe basse. Nos amis ici présents sont inquiets et je serais désolé que vous vous sépariez sans que nous ayons prié ensemble et demandé à Dieu que cette même circonstance n’ait pas de conséquences trop graves, mais je n’en voudrai pas à ceux qui préfèrent se retirer… Bien entendu il n’y aura pas de sermon.
— C’est une bonne idée, Monsieur le curé, dit la marquise. Je vous remercie au nom des miens.
Tandis que le prêtre retournait dans la sacristie pour effectuer quelques changements, la « famille » de l’absent put constater que l’église se vidait aux trois quarts. Montrant, semblait-il, une certaine hâte, on quittait sa place, on faisait une vague génuflexion en se signant et on gagnait la sortie aussi vite que l’on pouvait.
— Pas beaucoup d’amis dans le tas, commenta Adalbert. Je suis sûr qu’il en serait resté beaucoup plus si l’on avait ajouté que le déjeuner prévu suivrait !
Avec satisfaction, Aldo et lui notèrent que le « clan » des Versaillais tenait bon. Ils étaient six au total : le général de Vernois et son épouse, le couple Olivier et Clothilde de Malden, Mme de La Begassière et lady Mendl, bien que celle-ci ne soit pas de confession catholique. Ils restèrent sagement à leur place. Mme de Sommières posa sa main sur le bras de sa lectrice :
— Plan-Crépin, dites à Lucien d’aller à la maison et de prévenir Eulalie que nous serons dix à table. Ces courageux ne méritent pas qu’on les renvoie dans leurs foyers le ventre vide…
Marie-Angéline partit comme une flèche tandis qu’Aldo, Adalbert et Tante Amélie quittaient le chœur pour s’installer avec ceux que l’on pouvait vraiment appeler les « fidèles ». L’instant suivant, l’office commençait et l’on se leva à la nouvelle entrée du prêtre qui n’avait pas gardé d’enfants de chœur. Ce fut une messe pleine de ferveur et d’émotion. L’organiste avait renvoyé les choristes mais resta à l’orgue avec Bach et Mozart pour l’accompagner en sourdine.
Chose étrange, ce fut la pieuse Marie-Angéline, l’habituée de l’office de six heures à Saint-Augustin, qui suivit avec le plus de distraction : elle retirait puis remettait ses gants, cherchait son mouchoir ou son missel, levait la tête pour examiner la voûte, bref s’agita tant et si bien que Mme de Sommières la fusilla du regard en murmurant :
— Tenez-vous tranquille, Plan-Crépin ! Qu’est-ce qui vous prend ?
— On perd du temps !
— La dignité n’est jamais du temps perdu ! Priez, que diable ! C’est vous, la spécialiste !
— Je n’y arrive pas !
L’
— Ne m’attendez pas pour commencer à déjeuner, dit Aldo. Il faut que quelqu’un prévienne chez Vauxbrun. Adalbert va m’emmener.
À cet instant, Richard Bailey reparut. Il s’était rendu au magasin pour voir s’il s’était passé quelque chose mais il n’en était rien. Tout était bien fermé et l’intérieur était en ordre. On le convia aussitôt à déjeuner rue Alfred-de-Vigny et l’on se sépara.
Rue de Lille, d’où avaient disparu les voitures de livraison du traiteur, une surprise attendait Aldo et Adalbert.
Celui-ci n’avait pas encore serré ses freins que le maître d’hôtel accourait, visiblement dans tous ses états :
— Ah, Messieurs, je suis tellement heureux que vous soyez revenus. Je ne sais plus à quel saint me vouer et vous arrivez à point nommé !
— Calmez-vous, Servon ! fit Aldo en s’efforçant à une tranquillité qu’il était loin d’éprouver. On va certainement retrouver très vite M. Vauxbrun…
— Je l’espère sincèrement, Excellence ! Parce qu’ils sont venus s’installer il y a déjà un moment !
— Qui ça, « ils » ?
— Mais… la fiancée de Monsieur et sa famille. Ils sont en train de déjeuner et…
— Quoi ?
Un même mouvement fit sortir de leurs sièges les occupants de la petite Amilcar qui se ruèrent à l’intérieur de l’hôtel où il leur fallut se rendre à l’évidence : assis autour d’une table ronde dressée dans le salon donnant sur le jardin les – trois ! – Mexicains en étaient au homard Thermidor… Aldo en fut tellement suffoqué qu’il lança sans y penser :
— Bon appétit, Messieurs !
Entendant Adalbert glousser derrière lui, Aldo se rendit compte de ce qu’il venait de dire mais ne jugea pas utile de rectifier. Déjà Don Pedro était debout et, sans lâcher sa serviette, fonçait sur eux :
— Que voulez-vous ? Qu’auriez-vous à objecter à notre légitime présence en ces lieux ?
— Légitime ? Je crains que vous ne connaissiez pas la signification de ce mot. Vous êtes chez Gilles Vauxbrun, regrettablement absent pour le moment. Ce qui ne saurait durer !
— J’admets votre surprise encore que je vous eusse cru plus au fait de la loi française. Depuis hier, ma nièce est Mme Gilles Vauxbrun le plus légalement du monde. Nous sommes donc ici chez elle autant que chez lui. Ce qui nous fait un devoir, étant donné les circonstances, de rester auprès d’elle afin de la soutenir. Elle est trop jeune et trop fragile pour affronter la solitude d’une maison étrangère. Quoi qu’il en soit, nous devions nous installer ici pendant le voyage de noces en Égypte et mon fils Miguel est allé au Ritz pour régler la note et reprendre nos bagages. Cela nous évite les curiosités malsaines et, dans cette maison, entourée des siens, ma nièce supportera mieux une épreuve…
— … qui n’a pas l’air de lui couper l’appétit ? remarqua Adalbert. Ne devrait-elle pas être morte d’inquiétude, en larmes et livrée aux soins d’une femme de chambre armée de sels et d’eau de Cologne ? Cela se fait quand on aime quelqu’un…