La Ligue Des Rouquins - Doyle Arthur Conan


Un jour de l’automne dernier, je m’étais rendu chez mon ami Sherlock Holmes. Je l’avais trouvé en conversation sérieuse avec un gentleman d’un certain âge, de forte corpulence, rubicond, et pourvu d’une chevelure d’un rouge flamboyant. Je m’excusai de mon intrusion et j’allais me retirer, lorsque Holmes me tira avec vivacité dans la pièce et referma la porte derrière moi.

«Vous ne pouviez pas choisir un moment plus propice pour venir me voir, mon cher Watson! dit-il avec une grande cordialité.

– Je craignais de vous déranger en affaires.

– Je suis en affaires. Très en affaires.

– Alors je vous attendrai à côté…

– Pas du tout… Ce gentleman, monsieur Wilson, a été mon associé et il m’a aidé à résoudre beaucoup de problèmes. Sans aucun doute il me sera d’une incontestable utilité pour celui que vous me soumettez.»

Le gentleman corpulent se souleva de son fauteuil et me gratifia d’un bref salut; une interrogation rapide brilla dans ses petits yeux cernés de graisse.

«Essayez mon canapé, fit Holmes en se laissant retomber dans son fauteuil. (Il rassembla les extrémités de ses dix doigts comme il le faisait fréquemment lorsqu’il avait l’humeur enquêteuse.) Je sais, mon cher Watson, que vous partagez la passion que je porte à ce qui est bizarre et nous entraîne au-delà des conventions ou de la routine quotidienne. Je n’en veux pour preuve que votre enthousiasme à tenir la chronique de mes petites aventures… en les embellissant parfois, ne vous en déplaise!

– Les affaires où vous avez été mêlé m’ont beaucoup intéressé, c’est vrai!

– Vous rappelez-vous ce que je remarquais l’autre jour? C’était juste avant de nous plonger dans le très simple problème de Mlle Mary Sutherland… Je disais que la vie elle-même, bien plus audacieuse que n’importe quelle imagination, nous pourvoit de combinaisons extraordinaires et de faits très étranges. Il faut toujours revenir à la vie!

– Proposition, que je me suis permis de contester…

– Vous l’avez discutée, docteur; mais vous devrez néanmoins vous ranger à mon point de vue! Sinon j’entasserai les preuves sous votre nez jusqu’à ce que votre raison vacille et que vous vous rendiez à mes arguments… Cela dit, M. Jabez Wilson ici présent a été assez bon pour passer chez moi: il a commencé un récit qui promet d’être l’un des plus sensationnels que j’aie entendus ces derniers temps. Ne m’avez-vous pas entendu dire que les choses les plus étranges et pour ainsi dire uniques étaient très souvent mêlées non à de grands crimes, mais à de petits crimes? Et, quelquefois, là où le doute était possible si aucun crime n’avait été positivement commis? Jusqu’ici je suis incapable de préciser si l’affaire en question annonce, ou non, un crime; pourtant les circonstances sont certainement exceptionnelles. Peut-être M. Wilson aura-t-il la grande obligeance de recommencer son récit?… Je ne vous le demande pas uniquement parce que mon ami le docteur Watson n’a pas entendu le début: mais la nature particulière de cette histoire me fait désirer avoir de votre bouche un maximum de détails. En règle générale, lorsque m’est donnée une légère indication sur le cours des événements, je puis me guider ensuite par moi-même: des milliers de cas semblables me reviennent en mémoire. Mais je suis forcé de convenir en toute franchise qu’aujourd’hui je me trouve devant un cas très à part.»

Le client corpulent bomba le torse avec une fierté visible, avant de tirer de la poche intérieure de son pardessus un journal sale et chiffonné. Tandis qu’il cherchait au bas de la colonne des petites annonces, sa tête s’était inclinée en avant, et je pus le regarder attentivement: tentant d’opérer selon la manière de mon compagnon, je m’efforçai de réunir quelques remarques sur le personnage d’après sa mise et son allure.

Mon inspection ne me procura pas beaucoup de renseignements. Notre visiteur présentait tous les signes extérieurs d’un commerçant britannique moyen: il était obèse, il pontifiait, il avait l’esprit lent. Il portait un pantalon à carreaux qui aurait fait les délices d’un berger (gris et terriblement ample), une redingote noire pas trop propre et déboutonnée sur le devant, un gilet d’un brun douteux traversé d’une lourde chaîne cuivrée, et un carré de métal troué qui trimballait comme un pendentif. De plus, un haut-de-forme effiloché et un manteau jadis marron présentement pourvu d’un col de velours gisaient sur une chaise. En résumé, à le regarder comme je le fis, cet homme n’avait rien de remarquable, si ce n’étaient sa chevelure extra rouge et l’expression de chagrin et de mécontentement qui se lisait sur ses traits.

L’œil vif de Sherlock Holmes me surprit dans mon inspection, et il secoua la tête en souriant lorsqu’il remarqua mon regard chargé de questions.

«En dehors des faits évidents que M. Wilson a quelque temps pratiqué le travail manuel, qu’il prise, qu’il est franc-maçon, qu’il est allé en Chine, et qu’il a beaucoup écrit ces derniers temps, je ne puis déduire rien d’autre! dit Holmes.»

M. Jabez Wilson sursauta dans son fauteuil; il garda le doigt sur son journal, mais il dévisagea mon camarade avec ahurissement.

«Comment diable savez-vous tout cela, monsieur Holmes?

– Comment savez-vous, par exemple, que j’ai pratiqué le travail manuel? C’est vrai comme l’Évangile! J’ai débuté dans la vie comme charpentier à bord d’un bateau.

– Vos mains me l’ont dit, cher monsieur. Votre main droite est presque deux fois plus large que la gauche. Vous avez travaillé avec elle, et ses muscles ont pris de l’extension.

– Bon. Mais que je prise? Et que je suis franc-maçon?

– Je ne ferai pas injure à votre intelligence en vous disant comment je l’ai vu; d’autant plus que, en contradiction avec le règlement de votre ordre, vous portez en guise d’épingle de cravate un arc et un compas.

– Ah! bien sûr! Je l’avais oublié. Mais pour ce qui est d’écrire?

– Que peut indiquer d’autre cette manchette droite si lustrée? Et cette tache claire près du coude gauche, à l’endroit où vous posez votre bras sur votre bureau?

– Soit. Mais la Chine?

– Légèrement au-dessus de votre poignet droit, il y a un tatouage: le tatouage d’un poisson, qui n’a pu être fait qu’en Chine. J’ai un peu étudié les tatouages, et j’ai même apporté ma contribution à la littérature qui s’est occupée d’eux. Cette façon de teindre en rose délicat les écailles d’un poisson ne se retrouve qu’en Chine. Quand, de surcroît, je remarque une pièce de monnaie chinoise pendue à votre chaîne de montre, le doute ne m’est plus permis.»

M. Jabez Wilson eut un rire gras:

«Hé bien! c’est formidable! Au début, j’ai cru que vous étiez un as, mais je m’aperçois que ça n’était pas si malin, au fond!

– Je commence à me demander, Watson, dit Holmes, si je n’ai pas commis une grave erreur en m’expliquant.

– C’est vrai: pourquoi? Vous avez la chance d’avoir un employé qui accepte d’être payé au-dessous du tarif; à notre époque il n’y a pas beaucoup d’employeurs qui pourraient en dire autant. Mais est-ce que votre commis est tout aussi remarquable dans son genre, que l’annonce de tout à l’heure?

– Oh! il a ses défauts, bien sûr! dit M. Wilson. Par exemple, je n’ai jamais vu un pareil fanatique de la photographie. Il disparaît soudain avec un appareil, alors qu’il devrait plutôt chercher à enrichir son esprit, puis il revient, et c’est pour foncer dans la cave, tel un lièvre dans son terrier, où il développe ses photos. Voilà son principal défaut; mais dans l’ensemble il travaille bien. Je ne lui connais aucun vice.

– Il est encore avec vous, je présume?

– Oui, monsieur. Lui, plus une gamine de quatorze ans qui nettoie et fait un peu de cuisine. C’est tout ce qu’il y a chez moi, car je suis veuf et je n’ai jamais eu d’enfants. Nous vivons tous trois monsieur, très paisiblement; et au moins, à défaut d’autre richesse, nous avons un toit et payons comptant.

«Nos ennuis ont commencé avec cette annonce. Spaulding est arrivé au bureau, il y a juste huit semaines aujourd’hui, avec le journal, et il m’a dit:

“Je voudrais bien être un rouquin, monsieur Wilson!

– Un rouquin? et pourquoi? lui ai je demandé.

– Parce qu’il y a un poste vacant à la Ligue des rouquins et que le type qui sera désigné gagnera une petite fortune. J’ai l’impression qu’il y a plus de postes vacants que de candidats, et que les administrateurs ne savent pas quoi faire de l’argent du legs. Si seulement mes cheveux consentaient à changer de couleur, ça serait une belle planque pour moi!

– Quoi? quoi? qu’est-ce que tu veux dire?… demandai je. Parce que, monsieur Holmes, je suis très casanier, moi; et comme les affaires viennent à mon bureau sans que j’aie besoin d’aller au devant elles, la fin de la semaine arrive souvent avant que j’aie mis un pied dehors. De cette façon je ne me tiens pas très au courant de ce qui se passe à l’extérieur, mais je suis toujours content d’avoir des nouvelles.

– Jamais entendu parler de la Ligue des Rouquins? interroge Spaulding en écarquillant les yeux.

– Jamais!

– Eh bien! ça m’épate! En tout cas, vous pourriez obtenir l’un des postes vacants.

– Et qu’est-ce que ça me rapporterait?

– Oh! pas loin de deux cents livres par an! Et le travail est facile: il n’empêche personne de s’occuper en même temps d’autre chose.”

«Bon. Vous devinez que je dresse l’oreille; d’autant plus que depuis quelques années les affaires sont très calmes. Deux cents livres de plus? cela m’arrangerait bien!

“Vide ton sac! dis je à mon commis.

– Voilà… (il me montre le journal et l’annonce). Vous voyez bien qu’à la Ligue, il y a un poste vacant; ils donnent même l’adresse où se présenter. Pourtant que je me souvienne, la Ligue des rouquins a été fondée par un millionnaire américain, du nom d’Ezechiah Hopkins. C’était un type qui avait des manies: il avait des cheveux roux et il aimait bien tous les rouquins; quand il mourut, on découvrit qu’il avait laissé son immense fortune à des curateurs qui avaient pour instruction de fournir des emplois de tout repos aux rouquins. D’après ce que j’ai entendu dire, on gagne beaucoup d’argent pour ne presque rien faire.

– Mais, dis-je, des tas et des tas de rouquins vont se présenter?

– Pas tant que vous pourriez le croire. D’ailleurs c’est un job qui est pratiquement réservé aux Londoniens. L’Américain a démarré de Londres quand il était jeune, et il a voulu témoigner sa reconnaissance à cette bonne vieille ville. De plus, on m’a raconté qu’il était inutile de se présenter si l’on avait des cheveux d’un roux trop clair ou trop foncé; il faut avoir des cheveux vraiment rouges: rouges flamboyants, ardents, brûlants! Après tout, monsieur Wilson, qu’est-ce que vous risquez à vous présenter? Vous n’avez qu’à y aller: toute la question est de savoir si vous estimez que quelques centaines de livres valent le dérangement d’une promenade.”

«C’est un fait, messieurs, dont vous pouvez vous rendre compte: j’ai des cheveux d’une couleur voyante, mais pure. Il m’a donc semblé que, dans une compétition entre rouquins, j’avais autant de chances que n’importe qui. Vincent Spaulding paraissait si au courant que je me dis qu’il pourrait m’être utile: alors je lui commandai de fermer le bureau pour la journée et de venir avec moi. Un jour de congé n’a jamais fait peur à un commis: nous partîmes donc tous les deux pour l’adresse indiquée par le journal. Je ne reverrai certainement jamais un spectacle pareil, monsieur Holmes! Venus du nord, du sud, de l’est, de l’ouest, tous les hommes qui avaient une vague teinte de roux dans leurs cheveux s’étaient précipités vers la City. Fleet Street était bondé de rouquins, Pope’s Court ressemblait à un chargement d’oranges. Je n’aurais pas cru qu’une simple petite annonce déplacerait tant de gens! Toutes les nuances étaient représentées: jaune paille, citron, orange, brique, setter irlandais, argile, foie malade… Mais Spaulding avait raison: il n’y en avait pas beaucoup à posséder une chevelure réellement rouge et flamboyante. Lorsque je vis toute cette cohue, j’aurais volontiers renoncé; mais Spaulding ne voulut rien entendre. Comment se débrouilla-t-il pour me pousser, me tirer, me faire fendre la foule et m’amener jusqu’aux marches qui conduisaient au bureau, je ne saurais le dire! Dans l’escalier, le flot des gens qui montaient pleins d’espérance côtoyait le flot de ceux qui redescendaient blackboulés; bientôt nous pénétrâmes dans le bureau.

– C’est une aventure passionnante! déclara Holmes tandis que son client s’interrompait pour rafraîchir sa mémoire à l’aide d’une bonne prise de tabac. Je vous en prie, continuez votre récit. Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous m’intéressez!

– Dans le bureau, reprit Jabez Wilson, le mobilier se composait de deux chaises de bois et d’une table en sapin; derrière cette table était assis un petit homme; il était encore plus rouquin que moi. A chaque candidat qui défilait devant lui, il adressait quelques paroles, mais il s’arrangeait toujours pour trouver un défaut éliminatoire. Obtenir un emploi ne paraissait pas du tout à la portée de n’importe qui, à cette ligue! Pourtant, quand vint notre tour, le petit homme me fit un accueil plus chaleureux qu’aux autres. Il referma la porte derrière nous; nous eûmes ainsi la possibilité de discuter en privé.

«“M. Jabez Wilson ambitionne, déclara mon commis, d’obtenir le poste vacant à la Ligue.

– Ambition qui me semble très légitime! répondit l’autre. Il possède à première vue les qualités requises, et même je ne me rappelle pas avoir vu quelque chose d’aussi beau!”

«Il recula d’un pas, pencha la tête de côté, et contempla mes cheveux avec une sorte de tendresse. Je commençai à ne plus savoir où me mettre. Tout à coup il plongea littéralement en avant, me secoua la main et, avec une chaleur extraordinaire, me félicita de mon succès.

«“La moindre hésitation serait une injustice, dit-il. Vous voudrez bien m’excuser, cependant, si je prends cette précaution…”

«Il s’était emparé de ma tignasse, et il la tirait si vigoureusement à deux mains que je ne pus réprimer un hurlement de douleur.

«“Il y a de l’eau dans vos yeux, dit-il en me relâchant. Tout est donc comme il faut que cela soit. Que voulez-vous! la prudence est nécessaire: deux fois nous avons été abusés par des perruques, et une fois par une teinture… Je pourrais vous raconter des histoires sur la poix de cordonnier qui vous dégoûteraient de la nature humaine!”

«Il se pencha par la fenêtre pour annoncer, du plus haut de savoir, que la place était prise. Un sourd murmure de désappointement parcourut la foule qui s’égailla dans toutes les directions. Quelques secondes plus tard, il ne restait plus, dans Pope’s Court, en fait de rouquins, que moi-même et mon directeur.

«“Je m’appelle Duncan Ross. Je suis moi-même l’un des bénéficiaires du fonds qu’a laissé notre noble bienfaiteur. Êtes-vous marié, monsieur Wilson? Avez-vous des enfants?”

«Je répondis que je n’avais ni femme, ni enfant. La satisfaction disparut de son visage.

«“Mon Dieu! soupira-t-il. Voilà qui est très grave! Je suis désolé d’apprendre que vous n’avez ni femme ni enfants. Le fonds est destiné, bien entendu, non seulement à maintenir la race des rouquins, mais aussi à aider à sa propagation et à son extension. C’est un grand malheur que vous soyez célibataire!”

«Ma figure s’allongea, monsieur Holmes; je crus que j’allais perdre cette place. Après avoir médité quelques instants, il me dit que néanmoins je demeurais agréé.

«“S’il s’agissait d’un autre, déclara-t-il, je serais inflexible. Mais nous devons nous montrer indulgents à l’égard d’un homme qui a de tels cheveux. Quand serez-vous à même de prendre votre poste?

– Hé bien! c’est un petit peu délicat, car j’ai déjà une occupation.

– Oh! ne vous tracassez pas à ce sujet, monsieur Wilson! dit Vincent Spaulding. Je veillerai sur votre affaire à votre place.

– Quelles seraient mes heures de travail? demandai-je.

Дальше