— C'est ce que prétend Sara !
— Alors, ce doit être vrai. Elle ne se trompe jamais...
Ce fut dit avec une onction, une gravité qui firent ouvrir de grands yeux à la jeune femme. C'était, décidément, le soir des surprises. Allait-elle découvrir maintenant que le chef de ses archers était amoureux de Sara ? Après tout, cela n'aurait rien de bien étonnant. La maturité de sa « nourrice » avait une plénitude, une ampleur de formes drues tout à fait capables d'inspirer les rêveries de ce vigoureux fils de la montagne...
Nicolas renvoyé à ses occupations, Catherine laissa Sara la dépouiller de sa robe, de sa chemise et de la longue bande de toile fine qu'elle serrait autour de ses seins quand elle devait sortir à cheval.
Puis, avec un frisson de plaisir, elle se glissa dans la longue robe doublée de fourrure dont la soyeuse douceur caressait sa peau nue de la nuque aux genoux. C'était la plus confortable de ses robes et elle aimait la porter, le soir, après une journée au grand air ou les fatigues d'une chasse. Elle s'y trouvait bien mais, ce soir, elle regretta de l'avoir mise aussitôt qu'elle l'eut passée. Cette robe, audacieusement fendue d'un côté et faite pour l'intimité d'un couple, lui rappelait trop de choses... trop de choses
trop douces ! Le contact sensuel de la fourrure sur sa peau en évoquait un autre de façon presque insupportable et, dans les plis de velours de ce vêtement, une odeur se mêlait à son parfum de femme, une odeur mâle qui, ce soir, devenait cruelle. Le vieux sanglier n'avait-il pas osé prétendre qu'« Il » ne reviendrait plus... que sa voix, ses mains, son corps ne hanteraient plus jamais cette chambre ?
— Enlève-moi cette robe ! cria Catherine. Donne- moi celle que tu voudras... n'importe laquelle... mais pas celle-là !
Elle serrait les dents pour ne pas hurler, les paupières pour ne pas libérer les larmes qui s'y pressaient, tremblant de tout son corps soudain malade d'amour, d'angoisse et de peur. Elle avait envie de se jeter hors de cette pièce, de sauter à cheval et de galoper droit devant elle, au bout de la nuit, au bout de sa peur, de galoper sans trêve ni repos pour échapper à ce cauchemar qui la retenait prisonnière...
galoper jusqu'à son époux, jusqu'à ce qu'elle puisse s'abattre sur sa poitrine, même si c'était pour y mourir...
Mais, déjà, Sara, épouvantée par le cri qu'elle avait poussé, se précipitait, arrachait presque la robe grise. Un instant, elle scruta le visage crispé de la jeune femme qui tremblait, nue devant elle.
Aucune explication n'était nécessaire : elle la connaissait si bien.
Prenant dans ses deux mains les douces épaules agitées par une brusque déflagration nerveuse, elle les secoua doucement.
— Calme-toi ! dit-elle avec beaucoup de tendresse.
Puis, avec une force soudaine :
— ...Il reviendra !...
— Non... non ! Bérault d'Apchier me l'a jeté au visage. Je ne reverrai jamais Arnaud. C'est pourquoi il a osé attaquer.
C'est un piège grossier. Et tu devrais avoir honte de t'y laisser prendre.
Je te dis, moi, qu'il reviendra. T'ai-je jamais trompée ? Ne sais-tu pas que, parfois, le grand voile de l'avenir se soulève pour moi ? Ton époux reviendra, Catherine ! Tu n'as pas encore fini de souffrir par lui.
— Souffrir ?... S'il revient vivant, comment pourrait-il me faire souffrir ?
Sara préféra couper court à la discussion. Elle jetait déjà par-dessus la tête de Catherine une robe de moelleux blanchet, ce drap blanc épais et léger tissé par les femmes de Valenciennes et dont les comptoirs de Jacques Cœur ne laissaient jamais manquer la dame de Montsalvy. Avec décision, elle en coulissa les cordons de soie autour des poignets et du cou de Catherine dont la panique, peu à peu, se calmait.
— Voilà ! Tu as tout à fait l'air d'une nonne. C'est juste la tenue qu'il te faut ce soir, fit Sara en riant. Et maintenant, viens embrasser les petits et au lit ! Je t'apporterai des châtaignes cuites dans du lait et de la vanille avec beaucoup de sucre... si toutefois Michel n'a pas tout mangé.
Apaisée, Catherine se laissa conduire dans la pièce voisine qui était dévolue à Sara et aux enfants. Le feu y brûlait et aussi, au chevet du grand lit à rideaux rouges, une petite lampe à huile dont la flamme éclairait doucement la tête blonde d'un petit garçon endormi, tout perdu dans l'immensité des draps neigeux et de la courtepointe pourpre. Il avait d'épaisses boucles blondes qui brillaient comme les copeaux d'or et de longs cils foncés qui mettaient une ombre douce sur ses joues rondes. Sa bouche entrouverte avait laissé échapper le pouce qu'il avait sucé en s'endormant. Son autre main, posée sur le drap, avec ses petits doigts roses écartés, avait l'air d'une étoile de mer.
Le cœur fondu de tendresse, Catherine prit la menotte, y posa un baiser précautionneux, puis la rangea doucement dans la chaleur des couvertures. Ensuite, elle se tourna vers sa fille.
De l'autre côté de la veilleuse, dans le grand berceau de châtaignier, tourné à la main, où Arnaud avait poussé ses premiers hurlements, Isabelle de Montsalvy, dix mois, dormait avec une grande dignité.
Elle ressemblait d'une façon étonnante à son père dont elle avait les yeux noirs. Son minuscule visage troué de fossettes offrait déjà les traits les plus impérieux du visage paternel et la grosse mèche soyeuse qui bouclait hors du béguin de batiste et retombait jusque sur le petit nez était du plus beau noir. Les poings bien serrés, Isabelle semblait s'appliquer à dormir sérieusement, mais ce n'était qu'une apparence car, éveillée, c'était un bébé d'une grande gaieté, dont toute la maison raffolait et qui en profitait d'ailleurs pour tyranniser son monde.
Chacun savait déjà que c'était une fille qui saurait se défendre dans la vie et si, parfois, en regardant les yeux rêveurs de son fils, Catherine éprouvait une crainte passagère qu'il fût trop tendre et trop doux, elle était pleinement rassurée en ce qui concernait Isabelle. Son œil déjà frondeur parlait pour elle.
Entre le lit et le berceau, la jeune femme s'agenouilla et pria, avec une sorte de passion, pour que le danger s'éloigne de cette chambre, de ces lits, de ces têtes enfantines confiées à sa seule garde.
« Faites, mon Dieu... faites, je vous en supplie, qu'il ne leur arrive rien ! Ils sont si petits ! Et la guerre est une chose si affreuse, si cruelle... et tellement aveugle ! »
Sa prière, débordant les limites de la chambre, englobait maintenant tous ces enfants et toutes ces mères qui étaient venus, tout à l'heure, à l'appel de la cloche, abriter leurs faibles vies derrière les murailles
C'était un visage gris, pétrifié par l'horreur, couleur de granit. La voix de Catherine eut du mal à sortir :
— Qu'est-ce que tu dis ?
—
Que le frère Amable a été assassiné. Les hommes de Bérault l'ont pris, massacré...
— Comment le sait-on ? A-t-on retrouvé son corps ?
Sara eut un rire amer.
—
Le corps ? Toute la ville à l'heure qu'il est se presse sur le rempart pour le voir. Bérault d'Apchier l'a fait pendre à un croc de boucher, à l'angle de la première maison du barri Saint Antoine !
Pauvre ! Il est tellement percé de flèches qu'on dirait un hérisson... et l'une d'elles fixe ta lettre sur sa poitrine.
Les jambes fauchées par l'émotion, la pauvre femme se laissa tomber sur un coffre, serrant l'une contre l'autre ses mains qui s'étaient mises à trembler. Elle gémit, d'une voix qui n'était pas la sienne, une voix changée que Catherine ne reconnaissait pas.
— Ce sont des démons... Des suppôts de Satan ! Ils nous dévoreront tous...
La jeune femme, qui avait déjà sauté à bas de son lit et fourrageait dans un coffre à la recherche d'une robe, s'arrêta un instant pour la regarder, incrédule :
— Toi, Sara, tu as peur ?
Ce n'était pas une interrogation, mais une constatation stupéfaite.
Jamais de toute sa vie, même dans les moments les plus difficiles, Catherine ne se souvenait d'avoir vu à sa vieille amie ce visage de cendres, ce regard traqué, cette bouche tremblante. C'était tellement inattendu, tellement fou qu'à son tour elle se sentit vaciller : si son meilleur rempart s'écroulait, de quelles armes habillerait-elle son courage aux heures les plus noires ?
Désespérée, prête à pleurer, elle répéta, comme si elle ne parvenait pas à y croire :
— Tu as peur !
Sara cacha sa figure dans ses mains et se mit à pleurer, de honte autant que de panique.
— Pardonne-moi ! Je sais que je te déçois... mais si tu avais vu...
— Je vais voir...
Emportée par une subite colère, Catherine enfila une robe au hasard, glissa ses pieds dans des bottes souples et, sans même prendre la peine d'attacher ses cheveux, s'élança hors de sa chambre, dégringola le large escalier à vis et se jeta au-dehors.
Comme une tempête, la masse claire de sa chevelure dansant dans son dos, elle traversa la vaste cour sans rien en voir, faillit renverser Josse qui rentrait, n'entendit rien des paroles qu'il lui adressa. Elle était déjà dans la grand-rue, courant de toutes ses forces, ses jupes relevées jusqu'aux genoux pour aller plus vite. Jamais elle n'avait éprouvé fureur comparable à celle qui la soulevait ainsi. Elle ne savait pas ce qu'elle allait faire, ni pourquoi elle courait, mais elle était poussée par une force inconnue qui l'arrachait de son personnage habituel, en faisait une créature différente, pleine de violence et de fureur, que seul le sang pourrait apaiser.
Elle Surgit sur le rempart, se jeta dans la foule silencieuse qui l'encombrait et qui, machinalement, s'écarta devant elle. Et cette foule-là non plus elle ne la reconnut pas : tous les visages avaient la même teinte grise que celui de Sara, tous les yeux étaient vides, toutes les bouches sans voix.
Quelqu'un balbutia d'un curieux timbre enroué :
— L'homme de Dieu... Il est mort.
Il était mort, en effet. Comme l'avait dit Sara, le pauvre moine, criblé de flèches, pendait à son croc de boucher dans sa bure noire raidie de sang séché, terrifiant et grotesque avec ses grands pieds aux orteils tordus par le dernier spasme. Les quelques mots balbutiés par la voix anonyme avaient fait toucher à la dame de Montsalvy la terreur qui pétrifiait ses gens : la victime était un homme de Dieu ! L'énormité du crime dépassait tous les entendements et laissait toutes ces créatures simples sans voix et sans réactions.
Là-bas, près du cadavre, face à cette ville frappée de stupeur, deux soudards ricanaient en se curant les dents.
Dans le vent aigre du plateau, Catherine, hors d'elle, cria :
— Oui, il est mort ! On nous l'a tué ! Et vous, allez- vous rester là à le regarder sans rien faire ?
Avant que personne eût prévu son geste, elle avait arraché un arc à l'un des soldats. Sa colère, décuplant ses forces, lui permit de tendre aisément le dur boyau. La flèche siffla comme une vipère furieuse et fila se planter dans la gorge de l'un des routiers qui s'écroula avec un hurlement que le sang étouffa. La jeune femme en cherchait une autre pour abattre le second garde, mais déjà il tombait auprès de son compagnon, frappé par Josse qui l'avait rejointe.
Alors, les gens de Montsalvy se réveillèrent. L'enchantement perfide de la peur disparut. Flèches et carreaux d'arbalète s'envolèrent, obligeant les hommes d'Apchier, qui accouraient à la rescousse, à refluer vers leur camp. Bientôt, sur l'espèce d'esplanade qui s'étendait entre la muraille et le camp des assiégeants, il n'y eut plus rien que les dépouilles misérables du pauvre moine supplicié et de ses gardiens.
— Cessez de tirer ! cria Josse. Il est inutile de gaspiller les munitions...
Une voix protesta avec indignation.
— On ne va tout de même pas laisser ce pauvre frère Amable, pendu là, comme renard pris au piège, pourrir sous notre nez et se défaire vilainement au vent et à la pluie ?
Fendant la foule comme un vaisseau de haut bord voguant par gros temps, sa cornette jouant assez bien les voiles, Gauberte, qui, décidément, semblait avoir pris à tâche de faire entendre la voix de la cité et de remplacer le chœur antique, rejoignit Catherine qu'elle domina de toute sa tête massive, encore élargie par les deux nattes noires, grosses comme des bras d'enfants, qui s'enroulaient sur ses oreilles. Plantée en face de la châtelaine dans son attitude favorite, les poings aux hanches, la toilière ajouta :
— C'était un saint homme, doux comme une brebis du Bon Dieu, et il est mort pour nous. Lui faut l'obscurité de la bonne terre chrétienne et non la vilaine impudeur des larrons. Et si personne ne veut aller le décrocher, je jure par la croix de ma mère d'y aller, moi !
Ouvrez-moi seulement la porte !
Catherine hésita. Sortir, même en force, c'était risquer la bataille à découvert où les assiégés n'auraient pas l'avantage. C'était surtout risquer d'être balayés par un ennemi qui s'engouffrerait facilement par la faille ainsi ouverte. D'autre part, Gauberte avait raison : laisser la dépouille du moine aux mains de ses bourreaux, c'était une honte.
Sentant qu'elle était sur le point d'emporter la décision, Gauberte insista, mi-suppliante, mi-impérieuse.
— Alors, not'Dame ? Qu'est-ce qu'on fait ? Est-ce que...
Le lent battement de la cloche du monastère sonnant en glas vint lui couper la parole et interrompre les réflexions de Catherine.
Machinalement, chacun se retourna vers l'intérieur de la ville où, en même temps, éclatait un chant funèbre.
— Les moines ! dit quelqu'un. Les voilà ! Ils sont tous dehors !
En effet, marchant sur deux files, les Augustins de l'abbaye remontaient vers la porte Saint-Antoine. Les mains au fond de leurs larges manches, le capuchon rabattu sur les visages ne laissant voir que leur bouche, ils psalmodiaient à voix forte les prières des trépassés. En tête, flanqué de deux frères portant de grands cierges de cire jaune, venait l'abbé Bernard. Couvert d'une chasuble violette à croix d'argent tressé, mitre en tête, il élevait à deux mains l'ostensoir où, cernée des rayons d'or d'un soleil orfévré, brillait l'hostie. À son approche chacun s'agenouillait.
Parvenu devant la herse close, l'abbé, sans cesser de chanter, fit signe de la relever. Sur le rempart, tous les yeux se tournèrent vers Catherine, interrogateurs.
Cette fois, elle n'hésita pas. On ne barre pas le chemin à Dieu !
— Ouvrez ! cria-t-elle. Mais que les archers se postent aux créneaux et se tiennent prêts à tirer. Armez les arbalètes. Si quelqu'un fait mine de s'approcher du seigneur abbé, tirez sans attendre l'ordre !