— Augustin dit « un seigneur »... mais sa fille pense « Messire Arnaud ». Il faut voir comme elle le regarde quand sur son cheval il traverse la ville : une chatte devant une jatte de crème ! Et quand elle lui fait la révérence, c'est tout juste si elle ne se prosterne pas.
— Tu dis des bêtises, Marie ! avait alors répliqué Catherine. Elle n'oserait pas viser si haut.
— Ce genre de fille a le cœur bien accroché : ça n'a jamais le vertige et ça ne doute de rien !
Malgré elle, la châtelaine avait éprouvé une sensation désagréable.
Elle était sûre de l'amour de son époux et elle ne craignait pas les pièges d'une villageoise. Pourtant, Azalaïs lui rappelait les deux femmes dont elle avait eu le plus peur dans sa vie : Marie de Comborn, la cousine qui avait aimé Arnaud jusqu'au crime, et Zobeïda, la sultane qui l'avait si longtemps retenu prisonnier. Elle avait l'âpre convoitise de l'une, la sensualité à fleur de peau de l'autre, les mêmes cheveux de jais et la même peau ambrée. Et parfois, quand la dentellière venait au château pour livrer quelque voile de hennin ou quelque tour de cou, Catherine se prenait à se demander si elle n'était pas la troisième incarnation de quelque démon femelle attaché à lui arracher son amour.
Certes, Marie et Zobeïda étaient mortes toutes deux de la même façon et de la main même d'Arnaud, frappées par la dague à l'épervier d'argent qui avait toujours tenu lieu à Catherine de sauvegarde et de talisman, mais qui pouvait préjuger de l'avenir et des réactions d'un homme ?
Née dans un logis seigneurial, Catherine n'eût même pas prêté attention à cette fille. Elle eût méprisé une éventuelle rivalité avec ce qui n'eût été pour elle qu'une vassale perdue parmi les autres. Mais la fille de Gaucher Legoix, l'honnête orfèvre du Pont-au-Change, n'avait pas de ces dédains. Elle savait, par expérience personnelle, ce que l'amour peut tirer d'une petite-bourgeoise en fait de prodiges et de folies. Elle n'avait jamais commis l'erreur de mépriser un adversaire quel qu'il soit et n'avait jamais eu à se repentir de cette attitude mentale.
Depuis le départ de son époux, la dame de Montsalvy avait un peu oublié les craintes vagues que lui faisaient éprouver les yeux ardents et les lèvres humides d'Azalaïs. L'épreuve que subissait la cité les avait même balayées complètement. Pourtant, en découvrant la dentellière parmi l'auditoire de Gauberte, elle n'avait pu maîtriser un froncement de sourcils. Peut-être parce qu'au milieu de ces femmes en effervescence, Azalaïs était, comme d'habitude, à l'écart et trop tranquille... peut-être aussi à cause de ce demi-sourire moqueur et légèrement dédaigneux dont elle enveloppait ses concitoyennes, comme si ce qu'il pouvait advenir de ces femmes et même de la ville ne la concernait pas.
L'arrivée de la châtelaine provoqua, dans le petit groupe, un redoublement d'enthousiasme. A cette heure de danger, elle était l'âme de Montsalvy et chacune de ces femmes était secrètement flattée que cette âme soit l'une des leurs.
Sous couleur d'obtenir d'elle les derniers renseignements sur les mouvements de l'ennemi, on l'entoura d'un cercle de chaude amitié.
De même que leurs hommes, la veille au soir, ces dames s'attendrissaient de ce qu'elle fût si frêle pour une si lourde tâche, mais on la savait capable de tous les miracles. N'avait-elle pas été chercher son mari jusque dans le palais d'un sultan infidèle et ne l'avait-elle pas ramené, guéri, quand chacun savait bien qu'il s'était enfui d'une maladrerie ? Personne n'avait voulu croire, à Montsalvy, que messire Arnaud n'était pas vraiment lépreux. Pour tous, il était un miraculé et ce miracle il le devait sans doute à la grande charité de Monseigneur saint Jacques, mais aussi à l'amour indomptable de Dame Catherine.
On l'aimait pour sa beauté, pour sa gentillesse et pour son courage, mais aussi pour cet amour extraordinaire, digne du plus beau des romans de chevalerie, qu'elle avait su inspirer et rendre au centuple. Et il n'était aucune des femmes pressées autour d'elle qui n'entendît encore résonner au fond de sa mémoire la voix hargneuse de Bérault d'Apchier prophétisant la fin d'Arnaud de Montsalvy.
Toutes s'en inquiétaient secrètement, partageant l'angoisse qu'elles devinaient ancrée au cœur de la jeune femme, mais toutes aussi lui savaient gré d'avoir assez de vaillance pour la dissimuler et pour leur sourire, comme elle le faisait à cette minute en répondant à leurs questions.
Ce n'était pas facile. Elles parlaient toutes à la fois, voulant savoir si l'ennemi avait achevé l'investissement, s'il semblait préparer une attaque prochaine, si ses forces étaient aussi imposantes qu'on le supposait.
Cependant, Gauberte, grâce à sa voix vigoureuse, parvint à reprendre le dessus.
— C'est pas tout ça, fit-elle, mais la vilaine fin du pauvre frère Amable n'arrange pas nos affaires. Il faudrait peut-être penser à envoyer quelqu'un d'autre, un nouveau messager.
— Et comment tu l'enverras, ton messager, objecta Babet Malvezin, maintenant qu'on ne peut plus ouvrir une porte sans risquer une volée de flèches ? Par-dessus les murailles en priant le Bon Dieu qu'il retombe assez loin ?
Gauberte haussa les épaules et cria, superbement dédaigneuse :
— Il y a le souterrain du château, pauvre tête en l'air ! À quoi il servirait, si ce n'est dans une circonstance comme voilà ?...
En effet, lorsque Catherine et l'abbé Bernard avaient reconstruit, aux portes mêmes de Montsalvy, l'antique château du Puy de l'Arbre, ils n'avaient pas manqué de le faire doter par leurs maîtres d'œuvre de cette vieille assurance que constituait, en cas d'investissement, un souterrain de dégagement. Comme cela s'était pratiqué depuis des siècles, le passage secret partait du donjon et rejoignait la campagne où il débouchait à l'abri de rochers et de broussailles auxquels on avait pris soin de laisser tout leur naturel.
Dans son genre, le souterrain était une manière de chef-d'œuvre, car on l'avait nanti intérieurement de défenses vigoureuses au cas où l'ennemi, en ayant découvert l'issue cachée, tenterait par ce moyen de s'introduire jusqu'au cœur de la place. Mais il était bien évident que ce genre de renseignements n'était pas fait pour être claironné sur les toits.
D'un geste, Catherine fit signe à la toilière de parler plus bas, puis jeta, très vite :
— Nous y avons pensé mais, par grâce, Gauberte, ne criez pas si fort. On pourrait vous entendre.
— Et qui donc, not' Dame ? L'ennemi ne se cache tout de même pas dans nos maisons.
— Non, sourit Catherine, mais votre voix porte loin, ma chère amie. Vous pourriez, comme la Pucelle, conduire des armées et d'ailleurs je sais qu'elle est votre modèle très vénéré...
Un vacarme de coups de marteau lui coupa la parole. Il venait de l'une des maisons proches de la fontaine, celle qu'occupait Augustin, le père adoptif d'Azalaïs. Par la porte de son atelier, ouverte en grand malgré le froid humide, on pouvait voir voler les copeaux.
Catherine se tourna vers la dentellière :
— Votre père travaille avec ardeur, à ce que l'on dirait. Que fait-il donc ?
— Un cercueil. Le premier... celui du frère Amable !
— Le premier ? Espère-t-il qu'il y en aura d'autres ?
Azalaïs eut un lent sourire mais son regard aigu
s'attarda sur la châtelaine avec une insolence à peine voilée.
— Il y en aura beaucoup d'autres et vous le savez bien, Dame Catherine ! Que le siège dure ou que la ville soit bientôt emportée, mon père ne manquera pas de travail. Vous savez bien qu'ils seront nombreux ceux qui vont mourir à cause de vous.
Un silence tomba comme un voile de brume. Catherine se demandait si elle avait bien entendu. Quant à Gauberte et ses amies, elles s'entre-regardaient, incapables d'en croire leurs oreilles. Mais la châtelaine se reprit vite et fronçant les sourcils :
— Qu'entendez-vous par là ?
Rien d'autre que ce qu'a dit le seigneur d'Apchier... ou ai-je mal compris ? Ce qu'il veut, Dame Catherine, c'est de l'or... et c'est vous !
De l'or, vous pourriez lui en donner sans doute, mais vous ? C'est donc bien pour vous garder que les hommes d'ici vont mourir ? Vous seule... puisque messire Arnaud ne doit plus revenir.
Tout en parlant, elle enlevait sa cruche pleine de la margelle et, d'un souple mouvement de reins, la jetait sur son épaule. Elle souriait toujours, jouissant visiblement de l'effet produit par ses paroles perfides qui, elle le savait bien, avaient frappé Catherine au plus sensible. Mais elle n'eut pas le temps de quitter la fontaine. Une maîtresse paire de gifles, assenée par Gauberte, et appuyée par ses cent quatre-vingts livres, l'avait jetée à terre dans les débris de sa cruche. Gauberte elle-même suivit et comme Azalaïs, à moitié assommée, tentait machinalement de se relever, elle se retrouva sous la toilière qui l'empoigna par les cheveux pour la maintenir à terre.
— Gauberte ! cria Catherine épouvantée par la rage qui convulsait la figure de la grosse femme. Laissez-la...
Mais Gauberte n'entendait rien. Un genou sur l'estomac de la fille dont elle tirait les nattes d'une main, elle lui cracha à la figure, puis gronda :
— Si je ne savais pas que ta pauvre défunte mère était une sainte femme, Azalaïs, je dirais que tu as été engendrée par une truie. Ça te soucie bien, le sort des hommes d'ici tout d'un coup ! Pourtant, tu fais assez la fière avec les garçons qui sont assez simples pour te parler d'amour. Ce que tu veux, hein, c'est un seigneur et, comme tu ne peux pas avoir messire Arnaud, tu te dis qu'un des loups d'Apchier ferait aussi bien l'affaire, hein ? C'est lequel que tu veux ? Mais dis-le, mais dis-le donc ?
De sa main libre, Gauberte déchaînée giflait la fille avec tant de fureur que Catherine eut peur qu'elle ne l'assomme complètement.
— Séparons-les, Babet ! cria-t-elle à sa voisine. Gauberte est capable de la tuer.
Bah ! fit la femme du cirier avec rancune, ça ne serait peut-être pas un si grand mal !... Mon cadet a assez pleuré pour elle, après la Saint-Jean d'été. Mais à vos ordres, Dame Catherine.
Aidées des autres femmes, assez mollement d'ailleurs, parce que ces honnêtes mères de famille n'étaient pas fâchées au fond de ce qui arrivait à la sémillante dentellière, elles parvinrent à arracher Gauberte, écumante, de sa victime. Marie Bru poussa même la charité jusqu'à aider Azalaïs à se relever.
Rouge des coups qu'elle avait reçus et du sang qui coulait d'une coupure au bras due à l'un des morceaux de sa cruche, la dentellière se relevait en sanglotant. Sa robe trempée était maculée de boue et sa cotte déchirée était ouverte dans le dos. Mais son aspect pitoyable ne calma pas la fureur de Gauberte que l'on avait bien du mal à retenir tant elle se débattait.
— Laissez-moi ! criait-elle furibonde. Je veux qu'elle se traîne dans la boue, cette gaupe ! Dans la boue devant notre Dame pour lui demander pardon !
Puis, comme décidément les femmes cramponnées à ses bras refusaient de la lâcher, elle hurla à l'adresse de son ennemie que Marie ramenait vers sa maison :
— Tu entends, garce ? Tu demanderas pardon !
— Pardon de quoi ?
Attiré par le tapage qui avait fini par dominer son propre vacarme, Augustin, le charpentier, venait d'apparaître au seuil de son atelier, un maillet dans la main et des chevilles de bois dans l'autre. Il se heurta presque à sa fille adoptive qu'on lui ramenait trempée, sale et visiblement malmenée.
— C'est rien ! tenta d'expliquer Marie Bru qui sentait venir une nouvelle bagarre. Elle a eu des mots avec Gauberte...
Mais, sans l'écouter, Augustin l'écarta de la main et marcha vers le groupe des femmes. Les yeux presque sortis de la tête, la figure aussi rouge que son bonnet de laine enfoncé jusqu'à ses oreilles, brandissant le lourd maillet, il n'avait rien de rassurant, mais il en fallait davantage pour impressionner la toilière, surtout en colère.
— Pardon de ce qu'elle a osé dire à Dame Catherine ! hurla-t-elle.
C'est pas pour dire, Augustin, mais ton Azalaïs c'est une fichue bourrique ! Si tu lui avais caressé les côtes un peu plus souvent, elle serait pas si venimeuse.
— Et qu'est-ce qu'elle a osé dire, hein ? Est-ce que tu vas « oser »
me le répéter à moi ?
— Je vais me gêner-
Augustin approchait et, comme le maillet s'agitait dangereusement au bout de son bras nu, les femmes qui maintenaient Gauberte se replièrent en Don ordre avec un petit gémissement de crainte, persuadées qu'il allait s'abattre sur elles.
Catherine lâcha aussi la toilière, mais ce fut pour se jeter entre elle et le menuisier furibond.
— En voilà assez ! fit-elle sèchement. C'est à moi de parler maintenant et vous allez m'écouter l'un et l'autre ! Remettez ce maillet à votre ceinture, Augustin, et vous, Gauberte, calmez-vous !
Devant la jeune femme, le charpentier s'arrêta, hésita un instant, lui jeta un regard en dessous, puis, de mauvaise grâce, tira son bonnet.
— J'ai le droit de savoir ce qu'on a fait à ma fille, grogna-t-il.
— D'accord ! concéda Gauberte dont la bonne humeur revenait à mesure qu'elle se calmait. Mais tu as aussi le droit de savoir ce qu'elle a dit. Quant à ce qu'on lui a fait, tu vas être servi : je lui ai flanqué la volée que tu n'as jamais osé lui administrer ! Et je suis toute prête à recommencer, à moins que tu ne le fasses toi-même : elle a dit que tu allais te faire pas mal d'argent avec les cercueils de tous ceux qui vont se faire tuer pour Dame Catherine. T'es d'accord ?
— Elle a sûrement pas dit ça !
— Si, Augustin, elle l'a dit ! intervint Catherine. Elle pense que tout ce que vous et la ville allez avoir à souffrir, c'est moi qui en suis la cause... et moi seule ! Etes- vous aussi de cet avis ?
N... on, bien sûr. Personne ne voudrait les Apchier comme seigneurs.
Ils sont durs et cruels. Seulement, si messire Arnaud ne revenait pas...
— Vous ne voyez aucune raison de défendre les siens, articula durement Catherine qui se sentit pâlir.
Elle regarda la figure butée du bonhomme. Visiblement, il lui en voulait de ce qui venait de se passer, mais un certain respect habituel le retenait de le lui dire en face. Une fois de plus, ce fut Gauberte, d'ailleurs incapable de rester longtemps hors du débat, qui trancha la question.
— Messire Arnaud reviendra ! affirma-t-elle. Et, même s'il ne revenait pas, il a un fils et nous avons l'abbé Bernard pour co-seigneur
! On n'a que faire des Apchier ! Et maintenant tu peux dire à ta fille qu'avant de livrer Dame Catherine, puisque c'est à ça que vous avez l'air de penser dans la famille, on l'enverra, elle, hors des murailles de la ville et on l'y enverra toute nue, histoire de voir ce qu'en feront les «
seigneurs » qui lui font tellement envie !
— Ne recommencez pas ! coupa Catherine. Augustin, je n'en veux pas à votre fille. Elle doit avoir peur et c'est son excuse. De votre côté, n'en veuillez pas à Gauberte. Elle n'a agi que par amitié pour moi !
Allons, faites la paix !...
De mauvaise grâce, Fabre marmotta qu'il n'en voulait plus à Gauberte et celle-ci de son côté mâchonna qu'Azalaïs n'aurait plus rien à craindre d'elle si elle tenait sa langue. Catherine n'en demanda pas plus. L'incident était clos et chacun alla de son côté. Les commères reprirent leurs cruches et, après une dernière révérence à leur châtelaine, regagnèrent leurs cuisines en commentant l'événement.
Catherine, flanquée de Gauberte qui rentrait chez elle comme les autres, se dirigea vers l'abbaye où elle devait rencontrer le seigneur spirituel de Montsalvy.
Malgré toutes les marques d'attachement qu'on venait de lui prodiguer, la comtesse se sentait maintenant l'âme lourde et noyée de tristesse, parce que dans ce bloc massif de dévouement et de fidélité qu'était sa ville elle venait de découvrir une mince fissure. Bien mince, sans doute, et peut-être sans danger, mais c'était trop encore à un moment où la cité n'aurait dû former qu'une âme, qu'une volonté.