Savarin lui tendit les titres d’identité ouverts et il donna d’abord la priorité au passeport, relevant aussitôt un sourcil surpris.
— Prince Morosini, de Venise ? Peste ! Il me semble que depuis quelque temps nous intéressions beaucoup nos voisins italiens ! Et vous, Monsieur… ?
— Vidal-Pellicorne ! Adalbert Vidal-Pellicorne ! C’est à n’y pas croire ! Mais je suis sûr de ne pas me tromper !
En effet ce n’était pas Adalbert qui avait répondu à la question du commissaire, mais bien le vieux monsieur qui venait de sortir et qui faisait irruption dans le bureau. Sans plus de façons, il prit celui-ci aux épaules pour mieux l’examiner.
— Saperlipopette ! Si je m’attendais… Et qu’est-ce que vous fabriquez ici, mon garçon ?
— Vous le connaissez, Monsieur le professeur ? émit le commissaire.
— Je pense bien ! C’était mon meilleur élève à Janson-de-Sailly ! L’un des plus turbulents aussi ! Mais il a fait une sacrée carrière depuis et j’ai lieu d’en être fier, même si ce n’est pas dans la même partie que moi. Égyptologue, hein ?
— C’est ça ! exulta Adalbert avec un large sourire. Moi aussi, cela me fait plaisir de vous revoir, Monsieur le professeur ! J’ai eu également des échos de votre parcours : le Collège de France, n’est-ce pas ?
— S’il vous plaît, Messieurs, intervint Desjardins d’une voix plaintive. J’aimerais énormément que vous portiez votre attention sur ma modeste personne. Je souhaiterais savoir si vous connaissez aussi mon autre visiteur, professeur ?
— Pas du tout !
Adalbert prit la parole :
— Je vais remédier à cela : professeur, je vous présente le prince Aldo Morosini, expert international en joyaux anciens et aussi mon meilleur ami.
Le nouveau venu, qui ressemblait curieusement à une tortue à moustache et cheveux blancs habillée d’un ample manteau en tweed gris et d’une sorte de chapeau assorti, avança son grand nez pour mieux dévisager Aldo.
— Morosini de Venise ?
— On n’en trouve pas des masses ailleurs, fit observer Adalbert : Aldo, voici l’un des meilleurs historiens français – si ce n’est le meilleur ! –, le professeur Hubert de Combeau-Roquelaure.
Ce fut au tour d’Aldo de relever les sourcils en regardant plus attentivement le personnage que cet examen semblait amuser follement :
— Roquelaure ? apprécia-t-il. Des ducs ?
— Vous en connaissez d’autres ? Il m’étonnerait ! Ne cherchez pas, mon garçon ! J’ai été moi aussi amoureux de ma cousine Isabelle, votre mère, avant qu’elle ne préfère aller soupirer à deux sous le pont adéquat. J’ajoute que j’ai furieusement détesté votre père… mais que je suis très content de vous connaître… cousin ! conclut-il en tendant une main qu’Aldo saisit avec enthousiasme, tandis qu’Adalbert éclatait de rire.
— Ça, c’est incroyable ! Si ça continue, je vais finir par croire qu’on a été frères dans une vie antérieure…
— Ce qui est incroyable, brama le commissaire au bord de la crise de nerfs, c’est que vous ayez choisi mon bureau pour vos retrouvailles familiales ! On se croirait dans une sacristie un jour de mariage royal ! Je vous rappelle que nous nous occupons d’un crime ! Alors, s’il vous plaît ! intima-t-il en désignant les sièges abandonnés.
— Excusez-nous, commissaire, plaida Aldo en allumant son plus séduisant sourire, mais admettez que ce qui nous arrive est peu courant…
— J’admets tout ce que vous voulez, à condition que nous revenions au but premier de votre visite : le meurtre de M. Dumaine et la disparition de votre ami Berthier. Pour votre identité, elle me paraît établie de façon… surabondante. Alors maintenant racontez-moi votre version des faits ! À vous, Monsieur…
— Vidal-Pellicorne ! souffla obligeamment le professeur qui s’installait au lieu de repartir, visiblement ravi de l’aubaine. Il va vous exposer la chose de façon magistrale. Ses conférences sont très courues… Bon, je me tais !
Ce fut en effet clair, rapide net et précis. Le commissaire Desjardins reprit :
— Cette Mme Berthier vous a informé que Dumaine avait téléphoné à son époux pour lui demander de venir le voir discrètement ?
— Ce n’est pas moi qui ai reçu l’appel, mais mon ami Morosini. Cependant j’étais auprès de lui, je tenais l’écouteur et j’ai entendu Mme Berthier dire que Dumaine prétendait posséder la preuve que M. Van Tilden ne s’était pas suicidé mais avait été assassiné…
— Où étiez-vous à ce moment-là ?
— Chez la grand-tante de Morosini, la marquise de Sommières chez qui il descend toujours quand il est à Paris.
Le professeur émit alors une sorte de ricanement qui lui valut un coup d’œil exaspéré du commissaire. Cependant le policier n’eut pas le loisir de reprendre son questionnaire : l’inspecteur Savarin, qui s’était éclipsé au début de la joute oratoire, vint avertir que l’on venait de repêcher une voiture dans la Loire et que, d’après le numéro minéralogique, il pourrait s’agir de celle du journaliste : mais nulle trace de lui.
Aussitôt Aldo et Adalbert furent debout.
— C’est ce que nous redoutions ! s’écria le premier. Il a été bel et bien attiré dans un guet-apens et si, cela se trouve, Dumaine était déjà mort quand Berthier est arrivé chez lui ! Juste à temps pour faire un coupable idéal ! Lui aussi a été éliminé ! Ensuite on a dû se débarrasser de son corps et de sa voiture séparément !
— Pourquoi séparément ? bougonna Savarin. Je veux dire, pourquoi pas l’un dans l’autre ?
— Mais pour laisser planer un doute, voyons ! expliqua Adalbert. En admettant toutefois que ça puisse avoir un sens ! Se débarrasser d’une auto rapide au lieu de filer avec ne relève pas d’une vive imagination !
— Comme on ne sait pas en quoi consistait la preuve annoncée, cela peut être un objet précieux valant la peine de disparaître pour un certain laps de temps.
— Écoutez, s’indigna Aldo au bord de l’explosion, il me semble urgent de prendre vos lorgnettes par le bon bout, d’essayer de voir les faits comme ils se sont vraiment passés et chercher une victime plutôt qu’un coupable ! Berthier n’est ni un truand, ni un criminel, sacrebleu ! C’est l’une des plus brillantes plumes du
Le commissaire Desjardins fut interrompu par le téléphone qu’il décrocha d’un geste excédé.
— Allô !… Oui, c’est moi !
Un silence puis soudain le ton se fit beaucoup plus amène.
— Je comprends entièrement votre point de vue, Monsieur le principal, et je peux vous assurer… oui… oui… Tout à fait… Ils sont là et… Je vois !
La conversation se poursuivit, mais Aldo et Adalbert avaient échangé un coup d’œil satisfait : le principal en question ne pouvait être que le cher Langlois qui, après mûre réflexion, avait décidé d’étendre son aile tutélaire sur ses deux éclaireurs occasionnels. S’ils l’agaçaient souvent, ils ne lui en avaient pas moins rendu de petits services non négligeables.
La communication terminée, Desjardins trouva un sourire pour annoncer à ses visiteurs, sans d’ailleurs s’expliquer davantage sur son correspondant, qu’il leur rendait leur liberté, en les priant toutefois de rester jusqu’à nouvel ordre à sa disposition. Ce qu’ils acceptèrent volontiers.
— Nous vous demandons seulement, Monsieur le commissaire, d’avoir l’amabilité de nous ramener à notre auberge.
— N’en faites rien, mon ami, intervint le professeur. J’ai ma voiture dans la cour et je vais emmener ces messieurs afin de pouvoir bavarder avec eux !
— S’ils aiment vivre dangereusement, pourquoi pas ? Donc, ajouta-t-il s’adressant aux deux hommes, vous nous restez ?
— Rassurez-vous, Monsieur le commissaire, c’était bien dans nos intentions, dit Morosini. Nous ne partirons pas avant d’avoir une certitude sur le sort de notre ami…
En entendant Desjardins émettre l’idée qu’il y avait un danger quelconque à se faire transporter par le professeur, Aldo pensait qu’ils allaient confier leurs vies à l’un de ces fous de la vitesse qui, une fois un volant entre les mains, foncent droit devant eux avec un parfait mépris des obstacles, et il ne se trompait pas tout à fait. À ceci près que le véhicule en question était une vénérable Delaunay-Belleville qui devait être contemporaine de la Panhard-Levassor de Tante Amélie, et bénéficiait de soins tout aussi attentifs. Pas une éclaboussure, pas un grain de poussière sur la carrosserie gris Trianon et les accessoires de cuivre brillants comme de l’or. Elle était garnie de cuir noir sans la moindre égratignure. Son propriétaire en était d’ailleurs assez fier !
— Qu’en pensez-vous ? Voilà ce que j’appelle une voiture ! Prenez place, Messieurs, et vous pourrez constater qu’elle est aussi des plus confortables…
C’était indéniable et les deux compères s’installèrent sur la banquette arrière avec un sourire indulgent. Qui s’effaça vite quand, après avoir mis en marche d’une manivelle autoritaire, le professeur, le nez chaussé de grosses lunettes, se lança dans la circulation – heureusement relativement réduite ! – de la ville. Ses passagers eurent juste le temps de se cramponner aux luxueuses dragonnes de passementerie pour ne pas être précipités à genoux sur le tapis, et aussi de recommander leurs âmes à Dieu.
— Tu es sûr qu’il ne cousine pas plus ou moins avec le cher colonel Karloff ? demanda Adalbert. C’est tout à fait son style : « Droit sur l’obstacle et advienne que pourra ! »
— Pour la parenté, ça m’étonnerait, mais pour la manière, il y a de ça ! répondit Aldo qui se souvenait de parcours terrifiants dans le taxi de l’ancien colonel des cosaques du Tsar. Vu l’âge, ils ont dû avoir le même moniteur ! On peut toujours adresser une prière à saint Christophe !
Craintes inutiles ! Aussi habile – ou chanceux ! – que le Russe, le Français déposa – ou pour être plus exact, vida – le contenu de sa machine infernale pile devant la porte de l’auberge.
— Alors ? Elle marche, hein ? fit-il, une note de triomphe dans la voix.
— À… à merveille ! Et même plus, à miracle ! approuva Adalbert. J’ignorais qu’on pouvait atteindre cette vitesse avec ce genre de machine !
Le professeur eut un geste désinvolte.
— Question de réglage !… Mais il est déjà tard, ajouta-t-il en consultant un gros oignon en or, et il est temps que je vous laisse.
— Vous ne voulez pas rester un peu et dîner avec nous ? proposa Aldo. Vous vivez ici et je ne connais pas beaucoup, sinon pas, la région.
— Quoi ? Jamais visité les châteaux de la Loire ? Alors que vous êtes à moitié français ?
— Jusqu’à la guerre, l’occasion ne s’en est pas trouvée et après je n’en ai plus eu le loisir.
— On va y remédier ! En attendant, je dînerai volontiers avec vous…
Maître François qui s’était fait quelques soucis pour ses clients en les voyant partir avec le redoutable Savarin, et ravi d’un convive supplémentaire – qu’il connaissait d’ailleurs ! –, se montra aux petits soins. Il les installa près d’une fenêtre dominant la vallée de la Vienne, non loin de la vaste cheminée où crépitait un bon feu. Le temps d’automne était beau mais il commençait à faire frais…
On avait à peine entamé le vouvray de l’apéritif qu’Aldo lâchait la question qui lui brûlait les lèvres depuis un moment déjà :
— Tout à l’heure, lorsque j’ai répondu au commissaire qu’à Paris je logeais chez la marquise de Sommières, vous avez, il me semble, émis une sorte de… ricanement. Me suis-je trompé ?
— Non ! J’ai en effet ricané. C’était difficile de faire plus.
— Vous la connaissez donc ?
— C’est peu de le dire… Elle était ma belle-sœur ! J’avais épousé sa sœur, si vous préférez ! Dites-moi, mon garçon, vous ne me paraissez guère au courant des alliances familiales ! Ce n’est pourtant pas le bout du monde, votre sublime Venise ! Ou serait-ce que le vieux chameau m’aurait définitivement rayé de son carnet d’adresses ?
Le « vieux chameau » ne passa pas. Aldo s’étrangla dans son verre de vin et se fût étouffé si le coupable n’était venu à son secours en lui assénant dans le dos quelques tapes à assommer un bœuf.
Du coup il ne trouva plus à son service qu’un filet de voix à peine audible qu’Adalbert se hâta de relayer :
— Évidemment, vous ne pouviez pas savoir, professeur, mais Morosini a beaucoup d’affection pour Mme de Sommières. Affection que je partage d’ailleurs, précisa-t-il en manière d’avertissement. C’est, en vérité, une merveilleuse vieille dame, encore très belle malgré son âge et, en outre, elle est douée d’un solide sens de l’humour !
— J’en viens à me demander si nous parlons bien de la même personne ! Marie-Amélie de Feucherolle, devenue par mariage marquise de Sommières, mère d’un fils…
— … qu’elle a eu la douleur de perdre il y a quelques années. Si vous ajoutez qu’elle habite, rue Alfred-de-Vigny, un magnifique hôtel hérité d’une grande cocotte qu’un oncle aimant s’amuser avait eu l’audace d’épouser.
— C’est bien ça ! Et maintenant je m’interroge : me serais-je trompé ?
— De quoi ? croassa Aldo qui retrouvait à la fois son souffle et sa couleur habituelle.
— De sœur ! Feu mon épouse Cécile – Dieu ait son âme et grand bien lui fasse ! – était jolie, timide, douce et adorait chanter des romances en s’accompagnant de la harpe. Elle est devenue au fil des années acariâtre, méfiante, sotte à pleurer et effroyablement bigote ! J’avoue l’avoir un brin trompée – en particulier par la pensée avec ma sublime cousine Isabelle Morosini ! –, pas assez pleurée quand elle est morte. C’est à ce moment-là qu’Amélie m’a fait entendre ce qu’elle pensait de moi et m’a interdit à jamais l’entrée de ses demeures ainsi que toutes occasions de lui adresser la parole. Comme il se doit, je me suis révolté et voilà où nous en sommes. Maintenant, conclut-il en se levant, j’aimerais savoir si je vais finir de dîner chez moi !
— Je vous en prie ! le calma Aldo en se levant à son exemple pour poser une main apaisante sur son bras. C’est à moi de m’excuser d’une réaction vaguement ridicule. N’y voyez qu’un reflet de la tendresse que je lui porte, assez floue au début lorsque j’étais enfant, même adolescent, mais qui s’est développée depuis quelques années. Aussi comprenez à votre tour que c’est la première fois que j’entends quelqu’un en dire du mal…