La Chimère d’or des Borgia - Жюльетта Бенцони 8 стр.


Ayant eu la chance d’avoir pu garer sa voiture près de la maison Cartier, Aldo décida de l’y laisser. La place Vendôme n’en était guère éloignée et le magasin d’antiquités qui avait été celui de son ami Gilles Vauxbrun se trouvait juste au coin. Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’avant de rentrer déjeuner rue Alfred-de-Vigny, il avait suffisamment de temps pour une visite à son jeune successeur et, après avoir allumé une cigarette, il partit sans se presser dans cette direction en s’intéressant aux devantures des luxueux magasins étirés tout au long de la rue la plus chic de Paris : couturiers, bottiers, modistes et bijoutiers s’y marchaient pratiquement sur les pieds. Ou plutôt en feignant de s’y intéresser, l’esprit occupé par un bizarre débat intérieur qu’il s’efforçait de repousser ; tout près de la « boutique » de Vauxbrun et au plus large de la place, il y avait le Ritz où tout le monde, jusqu’au plus petit groom, le connaissait… et au Ritz il y avait les Belmont, donc Pauline, qu’il brûlait de revoir depuis qu’il la savait dans les lieux, même si – avec une affreuse hypocrisie ! – il ne cessait de se répéter qu’il lui fallait reprendre le train pour Venise de toute urgence !

De toute façon, le dilemme était idiot. Après ce qui s’était passé à l’hôtel Drouot, il lui était impossible de prendre une fuite dont il n’avait nulle envie et, en outre, John-Augustus avait déjà téléphoné la veille au soir pour les inviter, lui et Adalbert… Donc inutile d’aller jouer les toutous perdus dans le hall du palace dans l’espoir d’apercevoir la dame de ses pensées.

Sans même s’en apercevoir, il se retrouva devant le luxueux magasin d’antiquités dont les vitrines n’exposaient, comme naguère, qu’un seul objet mais exceptionnel. Et quand il entra, annoncé par une discrète sonnette, il vit que les somptueuses tapisseries anciennes montaient toujours la garde le long des murs. Mais il n’eut pas le loisir d’aborder le seuil : un couple en sortait, parlant avec tant d’animation qu’on ne lui prêta aucune attention… De haute taille, bien proportionné, le cheveu très noir sous le feutre au retroussis cavalier, l’œil de jais et la dent éclatante, l’homme était client d’un bon tailleur mais la recherche un rien excessive des vêtements l’annonçait italien – Aldo, lui, préférait la sobriété anglaise et s’habillait à Londres – et d’emblée, il lui déplut. Il détesta son sourire avantageux et son attitude quasi familière avec sa compagne dont il tenait le coude. Sa compagne qui était Pauline !

Aldo les regarda s’éloigner vers le Ritz en serrant les poings, pris d’une folle envie d’aplatir le sourire enjôleur sur le visage scandaleusement régulier qui osait faire rire Pauline ! Elle-même était superbe dans un tailleur réchauffé de vison noir, comme le manchon où disparaissaient ses mains et la toque piquée d’une agrafe d’onyx et de diamants que le pâle soleil faisait scintiller en équilibre sur la masse lustrée du chignon noir serré sur sa nuque, fidèle en cela à ses habitudes, car elle ne portait jamais que du noir, du blanc et du gris, ce gris nuageux, insondable, qui était celui de ses yeux…

Au prix d’un effort plus pénible qu’il ne l’aurait cru, Aldo se détourna enfin et se réfugia dans le magasin où l’accueillit une exclamation de surprise :

— Le prince Morosini ! Mais quel plaisir inattendu !

C’était décidément la matinée des surprises, car plus anglais et plus réservé que M. Richard Bayley ne se pouvait trouver sur la terre… Déjà âgé mais d’une dignité sans pareille, courtois et facilement distant, celui qui avait été si longtemps l’assistant de feu Gilles Vauxbrun demeurait fidèle à lui-même, sa silhouette longiligne couronnée de cheveux blancs dont aucun ne dépassait les autres, immuablement fidèle au veston noir porté sur un pantalon rayé, complété d’une chemise blanche au col à coins cassés et d’une cravate grise.

Les deux hommes échangèrent une chaleureuse poignée de main.

— J’aurais dû me douter que vous viendriez, prince, dit Richard Bayley. La vente d’hier, j’imagine ?

— Bien sûr, mais de toute façon j’avais envie de venir voir comment se débrouille notre ex-futur procureur de la République aux prises avec les témoins des siècles passés !

— À merveille ! Il a une profonde culture et il ne cesse de la compléter, soutenu par l’image de son père qu’il souhaite par-dessus tout égaler ! Il est touchant de piété filiale… et vous serez étonné lorsque vous verrez la rue de Lille. À coups d’annonces dans les journaux, il a récupéré presque tous les anciens serviteurs – à l’exception de ce pauvre Lucien Servon bien entendu ! – et il traque tous azimuts les meubles dispersés ! Mais je vais vous annoncer, il est dans son bureau…

Il n’en eut pas la faculté : jaillissant dudit bureau, le nouvel antiquaire se figeait au seuil un instant puis, soudain rayonnant, lançait un :

— Aldo… qu’il corrigea aussitôt, confus : Prince Morosini ! Veuillez m’excuser ! La surprise…

— Il n’y a rien à excuser, mon garçon ! En m’appelant ainsi, tu me rends ton âge. Et c’est bien agréable ! Comment appelles-tu Vidal-Pellicorne lorsqu’il vient te voir ? Car je suppose qu’il vient ?

— Oh oui, et c’est toujours un plaisir ! Je lui dois tant !

— Alors comment l’appelles-tu ?

— Adalbert ! avoua le jeune homme en devenant rouge brique. J’ai eu un peu de mal dans les débuts, mais il y tient !

— Moi aussi, figure-toi ! Tu m’offres un verre ? Si toutefois tu as conservé les traditions paternelles…

— Je les cultive, alors je ne vais pas déroger à celle-là ! Fermez la boutique et venez nous rejoindre, Monsieur Bailey ! J’ai fait rentrer du whisky la semaine dernière !

— Je n’en doute pas, mais vous serez mieux seuls pour cette première visite et j’ai à examiner les deux encoignures Louis XVI que nous avons reçues hier !

Ce ne fut pas sans émotion qu’Aldo se retrouva dans la pièce élégante et confortable où tant de fois il avait rejoint son vieil ami Gilles Vauxbrun qui, au retour de la guerre, avait guidé ses premiers pas, forcément hésitants, dans le domaine de la haute antiquité. Spécialiste des XVIIe et XVIIIe siècles, Vauxbrun n’acceptait chez lui que le meilleur et le plus authentique, ayant passé sa vie à traquer un peu partout dans le monde les merveilles arrachées aux palais français – et surtout à l’incomparable Versailles – par la tourmente révolutionnaire, sans oublier de se constituer au passage une assez jolie collection.

Il revit le long bureau Louis XV signé Riesener avec ses admirables bronzes de Thomire, les tapisseries de la Savonnerie qui servaient de décor, les tabourets en X de bois doré tendus de brocart corail où s’asseyaient les duchesses au temps des rois, les douces reliures aux ors patinés, la cheminée de marbre rose et le grand tapis – Savonnerie, lui aussi ! – qui couvrait la totalité de la surface de la pièce.

Faisant preuve d’une infinie délicatesse, François-Gilles abandonna son visiteur un moment afin de laisser l’émotion s’apaiser, lui accordant même celui d’effacer une larme indiscrète, avant de lui tendre un ballon de cristal contenant une dose confortable de fine Napoléon, s’étant souvenu qu’Aldo la préférait au whisky. Morosini lui sourit.

— Tu ne regrettes pas trop la magistrature ?

— De moins en moins ! Je ne me suis jamais senti respirer aussi librement qu’ici ! Ce métier est de loin plus passionnant que celui de requérir au nom des lois de la République !

— Qu’en dit ta mère ?

— Maman ? Elle est enchantée. Elle est venue habiter chez moi depuis quelque temps pour veiller aux plus petits détails afin que la maison ressuscite et redevienne comme du vivant de mon père… Mais il faut que vous veniez dîner un soir prochain avec Adalbert, Mme de Sommières et Mlle Marie-Angéline ! Elle a tellement envie de les connaître !

— Croyez bien que c’est réciproque. Nous accepterons avec joie ! Mais à propos de connaissance, j’ai aperçu, en arrivant, la baronne von Etzenberg qui sortait de votre magasin…

— Vous voulez dire Mrs Belmont ? Elle ne veut plus que l’on se souvienne de son nom ni de son titre allemand. Elle veut porter seulement celui dont elle signe ses œuvres ! Elle aussi était fort émue en entrant ici : elle m’a appris que mon père avait organisé naguère une exposition de ses sculptures qui avait eu un gros succès !

— Succès largement mérité ! Elle a énormément de talent. Quant à ton père, je ne te cacherai pas qu’il était très amoureux d’elle !

— Ah bon ? Mais alors… pourquoi ce mariage désastreux… que je comprenais parfaitement…

Aldo se mit à rire.

— Le cœur de ce cher Gilles, attaché cependant dur comme fer à son célibat, n’en était pas moins des plus inflammables ! En quatre ans, je l’ai vu s’éprendre de quatre femmes. Dans l’ordre : une danseuse tzigane, Mrs Belmont, une belle mais inquiétante Italienne et enfin celle qui a réussi à le mener au mariage.

— Quatre… En quatre ans ? souffla François-Gilles, abasourdi.

— Eh oui ! Il plaisait ! Adalbert t’en racontera tout autant. Mais pour en revenir à Mrs Belmont qui, si j’ai bien compris, est venue en pèlerinage, il m’a semblé qu’elle n’était pas seule…

François-Gilles haussa les épaules.

— Difficile de ne pas le remarquer ! C’est un monde à lui tout seul, cet homme-là ! Un condensé de la commedia dell’arte mais qui se veut amusant... et il l’amuse !

— C’est ce que j’ai cru remarquer, murmura Aldo, mi-figue mi-raisin.

— Mais, au fait, c’est un compatriote à vous… enfin presque, puisqu’il n’a pas la chance d’être né à Venise ! Le comte… Fanchetti ! C’est ça ! Ottavio Fanchetti ! Un Napolitain, je crois !

— Un Méridional, je l’aurais juré ! grogna Aldo avec un reniflement fort peu élégant. Tu ne saurais pas où elle l’a déniché, par hasard ?

— Si. Sur le bateau… Une de ces relations de traversée sans doute ! Vite rencontrées, vite oubliées, comme vous le savez, mais celui-là a l’air de s’accrocher, émit sur le mode lénifiant le jeune homme qui, de son temps de substitut de procureur de la République, avait gardé un certain art de déchiffrer les physionomies de ses contemporains ! Encore un peu de fine ?

Aldo se leva.

— Non merci ! Il faut que je rentre rue Alfred-de-Vigny… mais je t’emmène, si tu veux ? Tante Amélie et Marie-Angéline seraient ravies de te voir !

— J’aimerais bien mais j’ai, à 2 heures, un rendez-vous à Versailles ! Cependant je vous rappellerai cette invitation ! Je serais tellement content de les revoir !

— Pourquoi n’as-tu pas donné de tes nouvelles alors ?

— Je… je n’osais pas ! Mme de Sommières m’impressionne !

— Pas à ce point-là, j’espère ? J’arrangerai ça ! Et je te téléphone pour prendre date !

Tandis qu’Aldo, après avoir bavardé un instant avec M. Bayley, commençait à remonter la rue de la Paix pour rejoindre sa voiture, Helen Adler, la femme de chambre de Pauline que celle-ci avait envoyée faire quelques achats à la Grande Maison de Blanc, revenait vers le kiosque à journaux, attirée par une photo qui avait frappé son regard en passant devant. Elle acheta la parution puis, gênée par les paquets dont elle était encombrée, elle glissa le journal sous son bras afin de pouvoir traverser la rue Daunou sans se faire écraser, effleura des yeux les vitrines noir et or de Cartier, enfin, talonnée sans doute par le besoin de s’assurer qu’elle n’avait pas rêvé, se livra à une espèce de gymnastique destinée à libérer une de ses mains dans le but de lire l’éditorial qui l’avait si inopinément interpellée. Elle réussit seulement à faire tomber trois de sa demi-douzaine de menus colis dont l’un roula jusqu’aux pieds d’Aldo qui manqua s’étaler, laissa échapper un juron mais s’en excusa aussitôt en s’apercevant qu’il s’adressait à une femme :

— Veuillez me pardonner, Madame, et permettez que je vous aide !

Le journal était tombé en premier, à demi déplié. Il le ramassa.

— Oh, merci, Monsieur, mais c’est bien inutile de vous déranger, je suis presque arrivée…

Elle parlait un français correct teinté d’un léger accent anglais. Âgée d’une quarantaine d’années, elle joignait un charmant sourire à des traits réguliers qui ne manquaient pas de caractère, des yeux bleus, des cheveux blond foncé s’échappant d’une toque, noire comme la pelisse qui l’enveloppait.

Visiblement, le quotidien était en surnombre. Aldo le roula et le lui remit sous le bras.

— Je pense, dit-il en lui rendant son sourire, qu’il vaut mieux attendre d’être chez vous pour vous informer des nouvelles…

— C’est plus sage, en effet. Merci, Monsieur.

Sur un signe de tête amical, elle traversa la rue des Capucines puis tourna le coin de la place Vendôme… Sans trop savoir pourquoi, Aldo fit demi-tour et la suivit. Il y avait pas mal d’allées et venues car il était midi. Constatant que son inconnue s’engouffrait dans l’entrée principale du Ritz, il vira, voulut repartir afin de récupérer sa voiture et… tomba littéralement dans les bras de Belmont qui s’esclaffa :

— Doux Jésus, Morosini ! Je commence à croire que le Seigneur nous voit d’un œil bénin, nous autres, les Belmont ! Je galope après vous depuis ce matin !

— Vous êtes exaucé ! Me voilà ! répliqua Aldo en riant. Et tout à votre service, mon cher ami ! Que puisse pour vous ?

— Rien que papoter un moment tous les deux ! C’est un trop grand morceau de chance que vous soyez ici et j’entends en profiter ! Venez déjeuner en ma compagnie ! Rien que nous deux !

— Mais… votre sœur ?

— Pauline ?…

— Je ne vous en connais pas d’autre !

— Très juste ! Elle va se sustenter au Pré Catelan escortée d’un certain comte Fanchetti ou quelque chose comme ça ! Une sorte de gravure de mode gominée qu’elle a rencontrée sur le bateau et qui me tape sur les nerfs parce qu’il rit tout le temps. Sans doute pour exhiber ses dents. Résultat, il donne l’impression d’en posséder plus que n’importe qui ! Quand il ouvre la bouche, on dirait qu’elle est remplie par les deux rangées de touches d’un piano de concert !

Il avait introduit son bras sous celui d’Aldo qui se laissa emmener, pensant qu’à l’exception d’Adalbert il n’avait jamais rencontré un homme plus sympathique que John-Augustus.

— D’accord ! concéda-t-il, mais je vous invite : je suis un peu chez moi au Ritz et on va demander à Olivier de nous trouver une table tranquille près d’une fenêtre donnant sur le jardin !

— Olivier ?

— Dabescat ! Le sublime maître d’hôtel !

Or, dès leur entrée dans le hall du palace, ils comprirent que ce paisible programme ne se réaliserait pas facilement. Il y régnait une agitation tout à fait inhabituelle. La majorité des clients, parlant tous à la fois, était massée au pied du grand escalier, tandis qu’au téléphone l’homme aux clefs d’or appelait la police, une main tenant l’écouteur et l’autre bouchant l’oreille opposée. Aldo arrêta au vol un groom qui courait, un message à la main.

— Que se passe-t-il ?

— Un meurtre, Monsieur ! On vient d’assassiner une dame… Excusez-moi !…

Puis, reconnaissant soudain l’Américain :

— Oh, vous êtes Monsieur Belmont, n’est-ce pas ?

— Oui. Pourquoi ?

— C’est quelqu’un qui est avec vous. Ou plutôt avec Madame la baronne !

Un énorme soupir échappa aux deux hommes en même temps. Sans réfléchir, ils avaient pensé à la même chose. Mais Belmont réagissait toujours vite :

— Helen ? Il faut que je voie ça !

Fendant la foule avec décision en répétant : « Permettez ! Permettez ! » suivi d’Aldo dans son sillage, il parvint jusqu’à la victime étalée sur la première marche, face contre terre au milieu de ses petits paquets… À genoux près d’elle, un homme était en train de retirer précautionneusement un poignard planté dans son dos :

— Vous ne devriez pas la toucher ! reprocha une jeune fille. Il faut attendre la police !

— Je suis le médecin de l’hôtel et cette femme vit encore, alors fichez-moi la paix ! Et tâchez de reculer !

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