Gottfried August Burger
Traduction Theophile Gautier fils
Publication originale, 1786.
PREFACE
Les
witz
Voyages de Gulliver
Histoire veritable
THEOPHILE GAUTIER
CHAPITRE PREMIER Voyage en Russie et a Saint-Petersbourg.
J’entrepris mon voyage en Russie au milieu de l’hiver, ayant fait ce raisonnement judicieux que, par le froid et la neige, les routes du nord de l’Allemagne, de la Pologne, de la Courlande et de la Livonie, qui, selon les descriptions des voyageurs, sont plus impraticables encore que le chemin du temple de la vertu, s’ameliorant sans qu’il en coute rien a la sollicitude des gouvernements. Je voyageais a cheval, ce qui est assurement le plus agreable mode de transport, pourvu toutefois que le cavalier et la bete soient bons: de cette facon, on n’est pas expose a avoir d’affaires d’honneur avec quelque honnete maitre de poste allemand, ni force de sejourner devant chaque cabaret, a la merci d’un postillon altere. J’etais legerement vetu, ce dont je me trouvai assez mal, a mesure que j’avancais vers le nord-est.
Representez-vous maintenant, par ce temps apre, sous ce rude climat, un pauvre vieillard gisant sur le bord desole d’une route de Pologne, expose a un vent glacial, ayant a peine de quoi couvrir sa nudite.
L’aspect de ce pauvre homme me navra l’ame: et quoiqu’il fit un froid a me geler le c?ur dans la poitrine, je lui jetai mon manteau. Au meme instant, une voix retentit dans le ciel, et, me louant de ma misericorde, me cria: «Le diable m’emporte, mon fils, si cette bonne action reste sans recompense.»
Je continuai mon voyage, jusqu’a ce que la nuit et les tenebres me surprissent. Aucun signe, aucun bruit, qui m’indiquat la presence d’un village: le pays tout entier etait enseveli sous la neige, et je ne savais pas ma route.
Harasse, n’en pouvant plus, je me decidai a descendre de cheval; j’attachai ma bete a une sorte de pointe d’arbre qui surgissait de la neige. Je placai, par prudence, un de mes pistolets sous mon bras, et je m’etendis sur la neige. Je fis un si bon somme, que, lorsque je rouvris les yeux, il faisait grand jour. Quel fut mon etonnement lorsque je m’apercus que je me trouvais au milieu d’un village, dans le cimetiere! Au premier moment, je ne vis point mon cheval, quand, apres quelques instants, j’entendis hennir au-dessus de moi. Je levai la tete, et je pus me convaincre que ma bete etait suspendue au coq du clocher. Je me rendis immediatement compte de ce singulier evenement: j’avais trouve le village entierement recouvert par la neige; pendant la nuit, le temps s’etait subitement adouci, et, tandis que je dormais, la neige, en fondant, m’avait descendu tout doucement jusque sur le sol; ce que, dans l’obscurite, j’avais pris pour une pointe d’arbre, n’etait autre chose que le coq du clocher. Sans m’embarrasser davantage, je pris un de mes pistolets, je visai la bride, je rentrai heureusement par ce moyen en possession de mon cheval, et poursuivis mon voyage.
Tout alla bien jusqu’a mon arrivee en Russie, ou l’on n’a pas l’habitude d’aller a cheval en hiver. Comme mon principe est de me conformer toujours aux usages des pays ou je me trouve, je pris un petit traineau a un seul cheval, et me dirigeai gaiement vers Saint-Petersbourg.
Je ne sais plus au juste si c’etait en Estonie ou en Ingrie, mais je me souviens encore parfaitement que c’etait au milieu d’une effroyable foret, que je me vis poursuivi par un enorme loup, rendu plus rapide encore par l’aiguillon de la faim. Il m’eut bientot rejoint; il n’etait plus possible de lui echapper: je m’etendis machinalement au fond du traineau, et laissai mon cheval se tirer d’affaire et agir au mieux de mes interets. Il arriva ce que je presumais, mais que je n’osais esperer. Le loup, sans s’inquieter de mon faible individu, sauta par-dessus moi, tomba furieux sur le cheval, dechira et devora d’un seul coup tout l’arriere-train de la pauvre bete, qui, poussee par la terreur et la douleur, n’en courut que plus vite encore. J’etais sauve! Je relevai furtivement la tete, et je vis que le loup s’etait fait jour a travers le cheval a mesure qu’il le mangeait: l’occasion etait trop belle pour la laisser echapper; je ne fis ni une ni deux, je saisis mon fouet, et je me mis a cingler le loup de toutes mes forces: ce dessert inattendu ne lui causa pas une mediocre frayeur; il s’elanca en avant de toute vitesse, le cadavre de mon cheval tomba a terre et – voyez la chose etrange! – mon loup se trouva engage a sa place dans le harnais. De mon cote, je n’en fouettai que de plus belle, de sorte que, courant de ce train-la, nous ne tardames pas a atteindre sains et saufs Saint-Petersbourg, contre notre attente respective, et au grand etonnement des passants.
Je ne veux pas, messieurs, vous ennuyer de bavardages sur les coutumes, les arts, les sciences et autres particularites de la brillante capitale de la Russie: encore moins vous entretiendrai-je des intrigues et des joyeuses aventures qu’on rencontre dans la societe elegante, ou les dames offrent aux etrangers une si large hospitalite. Je prefere arreter votre attention sur des objets plus grands et plus nobles, sur les chevaux et les chiens, par exemple, que j’ai toujours eus en grande estime; puis sur les renards, les loups et les ours, dont la Russie, si riche deja en toute espece de gibier, abonde plus qu’aucun autre pays de la terre; de ces exercices chevaleresques, de ces actions d’eclat qui habillent mieux un gentilhomme qu’un mechant bout de latin et de grec, ou que ces sachets d’odeur, ces grimaces et ces cabrioles des beaux esprits francais.
Comme il se passa quelque temps avant que je pusse entrer au service, j’eus, pendant un couple de mois, le loisir et la liberte complete de depenser mon temps et mon argent de la plus noble facon. Je passai mainte nuit a jouer, mainte nuit a choquer les verres. La rigueur du climat et les m?urs de la nation ont assigne a la bouteille une importance sociale des plus hautes, qu’elle n’a pas dans notre sobre Allemagne, et j’ai trouve en Russie des gens qui peuvent passer pour des virtuoses accomplis dans ce genre d’exercice; mais tous n’etaient que de pauvres heres a cote d’un vieux general a la moustache grise, a la peau cuivree, qui dinait avec nous a la table d’hote. Ce brave homme avait perdu, dans un combat contre les Turcs, la partie superieure du crane; de sorte que chaque fois qu’un etranger se presentait, il s’excusait le plus courtoisement du monde de garder son chapeau a table. Il avait coutume d’absorber, en mangeant, quelques bouteilles d’eau-de-vie et, pour terminer, de vider un flacon d’arak, doublant parfois la dose, suivant les circonstances; malgre cela, il etait impossible de saisir en lui le moindre signe d’ivresse. La chose vous depasse, sans doute; elle me fit egalement le meme effet: je fus longtemps avant de pouvoir me l’expliquer, jusqu’au jour ou je trouvai par hasard, la clef de l’enigme. Le general avait l’habitude de soulever de temps en temps son chapeau; j’avais souvent remarque ce mouvement, sans m’en inquieter autrement. Rien d’etonnant a ce qu’il eut chaud au front, et encore moins a ce que sa tete eut besoin d’air. Je finis cependant par voir qu’en meme temps que son chapeau, il soulevait une plaque d’argent qui y etait fixee et lui servait de crane, et qu’alors les fumees des liqueurs spiritueuses qu’il avait absorbees s’echappaient en legers nuages. L’enigme etait resolue. Je racontai ma decouverte a deux de mes amis, et m’offris a leur en demontrer l’exactitude. J’allai me placer, avec ma pipe, derriere le general, et, au moment ou il soulevait son chapeau, je mis avec un morceau de papier le feu a la fumee: nous pumes jouir alors d’un spectacle aussi neuf qu’admirable. J’avais transforme en colonne de feu la colonne de fumee qui s’elevait au-dessus du general; et les vapeurs qui se trouvaient retenues par la chevelure du vieillard formaient un nimbe bleuatre, comme il n’en brilla jamais autour de la tete du plus grand saint. Mon experience ne put rester cachee au general; mais il s’en facha si peu qu’il nous permit plusieurs fois de repeter un exercice qui lui donnait un air si venerable.
CHAPITRE II Histoires de chasse.
Je passe sous silence maintes joyeuses scenes dont nous fumes acteurs ou temoins dans des circonstances analogues, parce que je veux vous raconter differentes histoires cynegetiques beaucoup plus merveilleuses et plus interessantes que tout cela.
Je n’ai pas besoin de vous dire, messieurs, que ma societe de predilection se composait de ces braves compagnons qui savent apprecier le noble plaisir de la chasse. Les circonstances qui entourerent toutes mes aventures, le bonheur qui guida tous mes coups, resteront parmi les plus beaux souvenirs de ma vie.
Un matin je vis, de la fenetre de ma chambre a coucher, un grand etang, qui se trouvait dans le voisinage, tout couvert de canards sauvages. Decrochant immediatement mon fusil, je descendis a la hate l’escalier avec tant de precipitation que je heurtai du visage contre la porte: je vis trente-six chandelles, mais cela ne me fit pas perdre une seconde. J’allais tirer, lorsque au moment ou j’ajustais je m’apercus, a mon grand desespoir, que le violent coup que je m’etais donne a la figure avait en meme temps fait tomber la pierre de mon fusil. Que faire? Je n’avais pas de temps a perdre. Heureusement, je me rappelai ce que j’avais vu quelques instants auparavant. J’ouvris le bassinet, je dirigeai mon arme dans la direction du gibier et je m’envoyai le poing dans l’un de mes yeux. Ce coup vigoureux en fit sortir un nombre d’etincelles suffisant pour allumer la poudre; le fusil partit, et je tuai cinq couples de canards, quatre sarcelles et deux poules d’eau. Cela prouve que la presence d’esprit est l’ame des grandes actions. Si elle rend d’inappreciables services au soldat et au marin, le chasseur lui doit aussi plus d’un heureux coup.
Ainsi, par exemple, je me souviens qu’un jour je vis sur un lac, au bord duquel m’avait amene une de mes excursions, quelques douzaines de canards sauvages, trop dissemines pour qu’il me fut permis d’esperer en atteindre d’un seul coup un nombre suffisant. Pour comble de malheur, ma derniere charge etait dans mon fusil, et j’aurais precisement voulu les rapporter tous, ayant a traiter chez moi nombre d’amis et de connaissances.
Je me souvins alors que j’avais encore dans ma carnassiere un morceau de lard, reste des provisions dont je m’etais muni en partant. J’attachai ce morceau de lard a la laisse de mon chien que je dedoublai et dont j’attachai les quatre fils bout a bout; puis je me blottis dans les joncs du bord, lancai mon appat, et j’eus bientot la satisfaction de voir un premier canard s’approcher vivement et l’avaler. Les autres accoururent derriere le premier, et comme, l’onctuosite du lard aidant, mon appat eut bientot traverse le canar dans toute sa longueur, un second l’avala, puis un troisieme, et ainsi de suite. Au bout de quelques instants mon morceau de lard avait voyage a travers tous les canards, sans se separer de sa ficelle: il les avait enfiles comme des perles. Je revins tout joyeux sur le bord, je me passai cinq ou six fois la ficelle autour du corps et sur les epaules, et m’en retournai a la maison.
Comme j’avais encore un bon bout de chemin a faire, et que cette quantite de canards m’incommodait singulierement, je commencai a regretter d’en avoir tant pris. Mais sur ces entrefaites il survint un evenement qui, au premier moment, me causa quelque inquietude. Les canards etaient tous vivants: revenus peu a peu de leur premier etourdissement, ils se mirent a battre de l’aile et a m’enlever en l’air avec eux. Tout autre que moi eut assurement ete fort embarrasse. Mais moi j’utilisai cette circonstance a mon profit, et, me servant des basques de mon habit comme de rames, je me guidai vers ma demeure. Arrive au-dessus de la maison, lorsqu’il s’agit de parvenir a terre sans rien me casser, je tordis successivement le cou a mes canards, et je descendis par le tuyau de la cheminee, et, a la grande stupefaction de mon cuisinier, je tombai sur le fourneau qui par bonheur n’etait pas allume.
J’eus une aventure a peu pres semblable avec une compagnie de perdreaux. J’etais sorti pour essayer un nouveau fusil, et j’avais epuise ma provision de petit plomb, lorsque, contre toute attente, je vis se lever sous mes pieds une compagnie de perdreaux. Le desir d’en voir le soir meme figurer quelques-uns sur ma table m’inspira un moyen que, sur ma parole, messieurs, je vous conseille d’employer en pareille circonstance. Des que j’eus remarque la place ou le gibier s’etait abattu, je chargeai rapidement mon arme et j’y glissai en guise de plomb ma baguette, dont je laissai depasser l’extremite hors du canon. Je me dirigeai vers les perdreaux, je tirai au moment ou ils prenaient leur vol, et, a quelques pas de la ma baguette retomba ornee de sept pieces, qui durent etre fort surprises de se trouver si subitement mises a la broche; ce qui justifie le proverbe qui dit: «Aide-toi, le ciel t’aidera.»