Chapitre III
La reine remarqua la froideur avec laquelle j’avais recu le compliment et l’adieu du laboureur, et m’en demanda la cause. Je pris la liberte de repondre a Sa Majeste que je n’avais point d’autre obligation a mon dernier maitre que celle de n’avoir pas ecrase un pauvre animal innocent, trouve par hasard dans son champ; que ce bienfait avait ete assez bien paye par le profit qu’il avait fait en me montrant pour de l’argent, et par le prix qu’il venait de recevoir en me vendant; que ma sante etait tres alteree par mon esclavage et par l’obligation continuelle d’entretenir et d’amuser le menu peuple a toutes les heures du jour, et que, si mon maitre n’avait pas cru ma vie en danger, Sa Majeste ne m’aurait pas eu a si bon marche; mais que, comme je n’avais pas lieu de craindre d’etre desormais si malheureux sous la protection d’une princesse si grande et si bonne, l’ornement de la nature, l’admiration du monde, les delices de ses sujets et le phenix de la creation, j’esperais que l’apprehension qu’avait eue mon dernier maitre serait vaine, puisque je trouvais deja mes esprits ranimes par l’influence de sa presence tres auguste.
Tel fut le sommaire de mon discours, prononce avec plusieurs barbarismes et en hesitant souvent.
La reine, qui excusa avec bonte les defauts de ma harangue, fut surprise de trouver tant d’esprit et de bon sens dans un petit animal; elle me prit dans ses mains, et sur-le-champ me porta au roi, qui etait alors retire dans son cabinet. Sa Majeste, prince tres serieux et d’un visage austere, ne remarquant pas bien ma figure a la premiere vue, demanda froidement a la reine depuis quand elle etait devenue si amoureuse d’un
(car il m’avait pris pour cet insecte); mais la reine, qui avait infiniment d’esprit, me mit doucement debout sur l’ecritoire du roi et m’ordonna de dire moi-meme a Sa Majeste ce que j’etais. Je le fis en tres peu de mots, et Glumdalclitch, qui etait restee a la porte du cabinet, ne pouvant pas souffrir que je fusse longtemps hors de sa presence, entra et dit a Sa Majeste comment j’avais ete trouve dans un champ.
Le roi, aussi savant qu’aucune personne de ses Etats, avait ete eleve dans l’etude de la philosophie et surtout des mathematiques. Cependant, quand il vit de pres ma figure et ma demarche, avant que j’eusse commence a parler, il s’imagina que je pourrais etre une machine artificielle comme celle d’un tournebroche ou tout au plus d’une horloge inventee et executee par un habile artiste; mais quand il eut trouve du raisonnement dans les petits sons que je rendais, il ne put cacher son etonnement et son admiration.
Il envoya chercher trois fameux savants, qui alors etaient de quartier a la cour et dans leur semaine de service (selon la coutume admirable de ce pays). Ces messieurs, apres avoir examine de pres ma figure avec beaucoup d’exactitude, raisonnerent differemment sur mon sujet. Ils convenaient tous que je ne pouvais pas etre produit suivant les lois ordinaires de la nature, parce que j’etais depourvu de la faculte naturelle de conserver ma vie, soit par l’agilite, soit par la facilite de grimper sur un arbre, soit par le pouvoir de creuser la terre et d’y faire des trous pour m’y cacher comme les lapins. Mes dents, qu’ils considererent longtemps, les firent conjecturer que j’etais un animal carnassier.
Un de ces philosophes avanca que j’etais un embryon, un pur avorton; mais cet avis fut rejete par les deux autres, qui observerent que mes membres etaient parfaits et acheves dans leur espece, et que j’avais vecu plusieurs annees, ce qui parut evident par ma barbe, dont les poils se decouvraient avec un microscope. On ne voulut pas avouer que j’etais un nain, parce que ma petitesse etait hors de comparaison; car le nain favori de la reine, le plus petit qu’on eut jamais vu dans ce royaume, avait pres de trente pieds de haut. Apres un grand debat, on conclut unanimement que je n’etais qu’un
, qui, etant interprete litteralement, veut dire
Apres cette conclusion decisive, je pris la liberte de dire quelques mots: je m’adressai au roi, et protestai a Sa Majeste que je venais d’un pays ou mon espece etait repandue en plusieurs millions d’individus des deux sexes, ou les animaux, les arbres et les maisons etaient proportionnes a ma petitesse, et ou, par consequent, je pouvais etre aussi bien en etat de me defendre et de trouver ma nourriture, mes besoins et mes commodites qu’aucun des sujets de Sa Majeste. Cette reponse fit sourire dedaigneusement les philosophes, qui repliquerent que le laboureur m’avait bien instruit et que je savais ma lecon. Le roi, qui avait un esprit bien plus eclaire, congediant ses savants, envoya chercher le laboureur, qui, par bonheur, n’etait pas encore sorti de la ville. L’ayant donc d’abord examine en particulier, et puis l’ayant confronte avec moi et avec la jeune fille, Sa Majeste commenca a croire que ce que je lui avais dit pouvait etre vrai. Il pria la reine de donner ordre qu’on prit un soin particulier de moi, et fut d’avis qu’il me fallait laisser sous la conduite de Glumdalclitch, ayant remarque que nous avions une grande affection l’un pour l’autre.
La reine donna ordre a son ebeniste de faire une boite qui me put servir de chambre a coucher, suivant le modele que Glumdalclitch et moi lui donnerions. Cet homme, qui etait un ouvrier tres adroit, me fit en trois semaines une chambre de bois de seize pieds en carre et de douze de haut, avec des fenetres, une porte et deux cabinets.
Un ouvrier excellent, qui etait celebre pour les petits bijoux curieux, entreprit de me faire deux chaises d’une matiere semblable a l’ivoire, et deux tables avec une armoire pour mettre mes hardes; ensuite, la reine fit chercher chez les marchands les etoffes de soie les plus fines pour me faire des habits.
Cette princesse goutait si fort mon entretien, qu’elle ne pouvait diner sans moi. J’avais une table placee sur celle ou Sa Majeste mangeait, avec une chaise sur laquelle je me pouvais asseoir. Glumdalclitch etait debout sur un tabouret, pres de la table, pour pouvoir prendre soin de moi.
Un jour, le prince, en dinant, prit plaisir a s’entretenir avec moi, me faisant des questions touchant les m?urs, la religion, les lois, le gouvernement et la litterature de l’Europe, et je lui en rendis compte le mieux que je pus. Son esprit etait si penetrant, et son jugement si solide, qu’il fit des reflexions et des observations tres sages sur tout ce que je lui dis. Lui ayant parle de deux partis qui divisent l’Angleterre, il me demanda si j’etais un
glonglungs
Le palais du roi est un batiment assez peu regulier; c’est plutot un amas d’edifices qui a environ sept milles de circuit; les chambres principales sont hautes de deux cent quarante pieds, et larges a proportion.
On donna un carrosse a Glumdalclitch et a moi pour voir la ville, ses places et ses hotels. Je supputai que notre carrosse etait environ en carre comme la salle de Westminster, mais pas tout a fait si haut. Un jour, nous fimes arreter le carrosse a plusieurs boutiques, ou les mendiants, profitant de l’occasion, se rendirent en foule aux portieres, et me fournirent les spectacles les plus affreux qu’un ?il anglais ait jamais vus. Comme ils etaient difformes, estropies, sales, malpropres, couverts de plaies, de tumeurs et de vermine, et que tout cela me paraissait d’une grosseur enorme, je prie le lecteur de juger de l’impression que ces objets firent sur moi, et de m’en epargner la description.
Les filles de la reine priaient souvent Glumdalclitch de venir dans leurs appartements et de m’y porter avec elle, pour avoir le plaisir de me voir de pres. Elles me traitaient sans ceremonie, comme une creature sans consequence, de sorte que j’assistai souvent a leur toilette, et c’etait bien malgre moi, je l’affirme, que je les regardais quand elles decouvraient leurs bras ou leur cou. Je dis malgre moi, car en verite ce n’etait pas un beau spectacle: leur peau me semblait dure et de differentes couleurs avec des taches ca et la aussi larges qu’une assiette. Leurs longs cheveux pendants semblaient des paquets de cordes: d’ou il faut conclure que la beaute des femmes, dont on fait ordinairement tant de cas, n’est qu’une chose imaginaire, puisque les femmes d’Europe ressembleraient a celles d’ou je viens de parler si nos yeux etaient des microscopes. Je supplie le beau sexe de mon pays de ne me point savoir mauvais gre de cette observation. Il importe peu aux belles d’etre laides pour des yeux percants qui ne les verront jamais. Les philosophes savent bien ce qui en est; mais lorsqu’ils voient une beaute, ils voient comme tout le monde, et ne sont plus philosophes.