— ... Votre duchesse vous appelle à son secours, Catherine de Brazey.
Vous n'avez pas le droit de la décevoir. Elle est si malade !
Catherine baissa la tête sans répondre. Des sentiments confus l'agitaient.
Elle comprenait maintenant qu'elle se trouvait au centre d'un inextricable écheveau d'intérêts qui allaient bien plus loin que sa jolie personne. De grands personnages, par l'entremise de ses amis de chaque jour, réclamaient son aide. C'était la reine de Sicile, par Odette et frère Étienne, la duchesse Marguerite, par la voix d'Ermengarde... et chacune parlait de devoir, de mission respectable qui, au fond, se ramenaient toutes deux à la même chose
: faire cesser la haine entre Philippe et le roi Charles.
L'arrivée de l'oncle Mathieu, qui accourait annoncer le dîner, la dispensa de répondre. Durant tout le repas auquel elle fit honneur avec son magnifique appétit habituel, Ermengarde s'abstint de parler politique. Par contre, elle fit l'admiration de Mathieu par ses connaissances en matière de commerce. Quand elle fut sur le point de partir, ce fut à qui la prierait de revenir bientôt.
— C'est selon..., fit-elle avec un coup d'œil significatif vers Catherine.
Celle-ci se contenta de sourire.
— Je vous promets de réfléchir, Ermengarde.
Et, comme frère Étienne, la comtesse fut bien obligée de se satisfaire de cette demi-promesse. Mais, après son départ, Catherine resta songeuse. Les paroles d'Ermengarde, avec leur positivisme un peu brutal, traçaient en elle leur chemin. Elles conseillaient d'accepter l'amour de Philippe et, dans ce soir d'automne, si doux et si doré, qui tombait sur elle, Catherine se révoltait moins que d'habitude contre cette idée.
Pour être plus seule avec ses pensées, elle retourna au jardin. C'était, de tout le domaine, son refuge, son coin préféré. Avec sa vigne et ses bordures sages, il n'avait rien d'extraordinaire, mais le cadre de campagne qui l'entourait lui conférait un charme profond. Près des murs relativement bas qui le séparaient du vignoble, de grands pins noirs l'abritaient sur un côté et des buissons de roses, poussés un peu à la diable, l'habillaient d'une grâce un peu sauvage. La jeune femme erra un moment près des pins où la fin du jour faisait les ombres plus denses. Sa robe balayait avec un bruit doux les premières feuilles tombées. Tête penchée, elle se dirigea vers le grand puits rond, datant des Romains à ce que l'on disait, qui tenait le milieu de l'enclos, et s'y appuya. L'exceptionnelle douceur de ce crépuscule apportait un apaisement aux profondeurs bouleversées de son être. Détendue, presque souriante, elle laissa son regard errer au-delà des murs... et soudain tressaillit
: à la lisière des pierres brutes, elle venait de voir passer une plume noire qui ne pouvait appartenir qu'à une coiffure d'homme. La plume longea le mur, revint sur ses pas. Assise sur la margelle du puits et tapie contre le chèvrefeuille défleuri qui enlaçait le couronnement de fer forgé, Catherine retenait son souffle, observant ces étranges évolutions. La plume s'arrêta, parut monter. Un chaperon gris apparut, puis un front, puis deux yeux dont Catherine ne put distinguer la couleur dans la lumière pauvre. Le visiteur inconnu inspecta soigneusement le jardin sans se montrer davantage. Il ne vit pas la jeune femme que le .chèvrefeuille cachait complètement. Puis la tête redescendit. Seule la plume demeura visible, glissant rapidement le long du mur.
Catherine, alors, quitta sa cachette, se précipita sur le mur, l'escalada sans peine. Certaines pierres, sous l'action des plantes grimpantes, s'en détachaient. Mais, quand elle parvint au faîte, elle vit seulement une silhouette masculine, enveloppée d'un manteau sombre, qui s'éloignait rapidement vers un bouquet d'arbres sous lequel un cheval attendait. Le curieux sauta en selle, piqua des deux sans se retourner vers la maison de Mathieu Gautherin et partit au galop en direction de Dijon.
Lorsqu'il eut disparut, Catherine resta un moment assise au sommet de son mur, réfléchissant. Ce visiteur prudent devait appartenir encore à la troupe de Jacques de Roussay. Le jeune capitaine des gardes, sans aucun doute sur l'ordre de son maître, continuait à la faire surveiller. On n'avait, décidément, aucune confiance en elle, en haut lieu, car cet espionnage à domicile ne pouvait venir de Garin. Elle avait reçu de lui, le matin même, une lettre brève et impersonnelle dans laquelle son époux l'informait de la date exacte du mariage princier, dans les derniers jours d'octobre, et lui annonçait qu'en son absence, il s'était permis de faire confectionner pour elle les toilettes qu'il jugeait utiles pour la circonstance. Dame Gauberte avait ses mesures, connaissait ses goûts, elle saurait travailler presque aussi bien qu'en la présence de Catherine... En résumé, une lettre fort calme et fort incolore dans laquelle rien n'indiquait que Garin vît dans l'absence de sa femme autre chose qu'une visite à sa famille. Non, Garin n'était pour rien dans la visite de ce soir...
La voix de sa mère l'appelant du seuil de la maison fit rentrer Catherine.
Mais elle se promit bien de faire meilleure garde à l'avenir. Elle désirait demeurer encore quelques jours à Marsannay, ne fût- ce que par amour-
propre, pour ne pas avoir l'air de se rendre trop vite aux raisons d'Ermengarde.
Toute la journée du lendemain, après la messe matinale qu'elle avait coutume d'entendre dans la petite église du pays, elle s'établit au jardin avec un travail de broderie. Mais la chasuble de soie blanche destinée au curé de Marsannay n'avança guère ce jour-là parce que Catherine était plus que distraite. Sans cesse, elle levait la tête penchée sur la gerbe d'épis de blé que son aiguille traçait au fil d'or pour tenter de surprendre une ombre sur le mur ou le rapide passage d'une mince plume. En pure perte. Rien ne vint troubler, sinon le chant lointain des vendangeurs, la paix profonde de cette journée d'automne, que Catherine, inconsciemment peut-être, savourait par toutes les fibres de son être. L'automne bourguignon, l'un des plus beaux du royaume, le plus opulent à coup sûr, s'épanouissait en gloire fastueuse. La terre y étalait insolemment sa richesse et sa fécondité.
Quand on l'appela pour le souper, Catherine rangea son ouvrage, mais ne quitta le jardin qu'à regret. Elle avait l'impression qu'il lui devait quelque chose et se promettait d'y revenir à la tombée de la nuit. D'ailleurs, le repas s'achevait quand elle crut entendre le galop étouffé d'un cheval. L'inconnu de la veille, sans doute, qui revenait... Sans attendre que l'oncle Mathieu eût dit les grâces, elle s'éclipsa, bien décidée à en finir une bonne fois avec cet importun, prétextant une subite vapeur. Nul ne prêta attention à son départ.
Jacquette, fatiguée par une longue journée de lessive, où, avec les servantes, elle avait charrié des baquets et des baquets de linge, somnolait sur sa chaise. Quant à l'oncle, il discutait avec Abou- al-Khayr les qualités futures du vin que l'on avait mis ce jour-là au pressoir et qui provenait de la partie la plus éloignée de sa propriété, tout au fond d'une combe... Ni l'un ni l'autre ne virent sortir la jeune femme...
En traversant le vestibule, elle aperçut dans un coin, appuyé contre un mur, le gourdin que Mathieu emportait toujours avec lui quand il allait dans les vignes et s'en empara. Il était fait d'une branche de chêne droite, mais terminée par un gros nœud formant poignée. La main de l'oncle, depuis des années qu'il le possédait, avait poli, adouci le bois rude, mais le gourdin demeurait lourd. Un homme vigoureux pouvait en faire une arme redoutable.
Ainsi équipée, Catherine retourna au jardin, un pli de décision au coin de la bouche. L'indiscret, s'il revenait, allait trouver à qui parler... Pourtant, aucun bruit ne se faisait entendre. La campagne sommeillait. La nuit était presque complète. Catherine fit quelques pas vers le mur, s'abritant dans l'ombre très noire des pins. Ce silence l'inquiétait, car elle aurait juré avoir distingué le galop d'un cheval... il est vrai qu'il semblait lointain. Ce n'était peut-être qu'un cavalier attardé qui regagnait Dijon avant la fermeture des portes... Malgré tout, elle resta à son poste d'observation, silencieuse et immobile.
Elle n'y était pas depuis dix minutes qu'une pierre roula et qu'un pas léger fit crisser les cailloux du chemin, au-delà du mur. Quelqu'un approchait avec précaution. Retenant son souffle, Catherine assura le gourdin dans sa main et attendit...
Doucement, en prenant bien soin de ne pas faire crier le gravier sous ses pas, elle s'approcha du mur, escalada deux ou trois pierres en profitant de l'abri d'un buisson de noisetiers, de manière à en dominer la crête. La plume noire de la veille s'agitait à quelques pas d'elle. Catherine entendit souffler l'homme qui devait chercher un point d'escalade. Sa silhouette demeurait vague dans les ombres de la nuit. Mais la jeune femme pouvait voir le chaperon qui la coiffait s'élever peu à peu, masquant la tête. Cette fois le visiteur semblait décidé à franchir le mur et à pénétrer chez Mathieu...
Les yeux fixés sur la forme noire, Catherine leva son gourdin avec un sentiment de délectation, celui de la chatte qui voit l'innocente souris s'approcher de sa griffe. Quand la tête du nouveau venu lui parut à bonne portée, elle frappa de toutes ses forces. Avec un cri étouffé, un froissement de feuilles et une dégringolade de pierres, le visiteur nocturne s'effondra sur le chemin. Emplie d'une intense sensation de victoire, Catherine mit son bâton sous son bras et, après s'être assurée que l'homme ne bougeait pas, s'en alla jusqu'à la maison chercher une lanterne.
Quand elle revint, deux ou trois minutes plus tard, en passant, cette fois, par la porte du jardin, sa victime commençait à s'agiter. Catherine, qui n'avait pas lâché son gourdin, s'agenouilla pour voir à qui elle avait affaire.
D'un coup de doigt preste, elle fit sauter le chaperon à la plume noire, approcha sa lanterne du visage et recula avec une exclamation de surprise en constatant qu'elle avait assommé le duc Philippe en personne.
Catherine ne réalisa pas tout de suite ce qu'elle avait fait, mais pendant un instant elle ne sut plus à quel saint se vouer. Heureusement Philippe s'agitait faiblement, sinon, elle eût pu croire qu'elle l'avait tué... Mais aussi, comment deviner que le tout- puissant duc de Bourgogne se cachait sous le simple uniforme d'un soldat de sa propre garde ? Retrouvant un peu de présence d'esprit, elle posa sa main sur le front de l'homme étendu. Il était chaud, mais sans excès et ne montrait aucune blessure. Sans doute, Philippe devait-il une fière chandelle à l'épaisseur de son chaperon dont le drap solide avait amorti considérablement le choc du gourdin, car Catherine avait tapé de toutes ses forces.
Elle hésita à revenir à la maison chercher du secours. Si Philippe se cachait avec tant de soin c'est qu'apparemment il ne tenait pas à ce que sa présence fût divulguée. Se souvenant du puits du jardin, elle courut en tirer un seau d'eau, y trempa son mouchoir et revint l'appliquer sur le front de Philippe. Le remède fit merveille. Le puits était profond, l'eau très fraîche.
Au bout d'un instant, le duc ouvrit les yeux et sourit en reconnaissant la jeune femme.
— Je vous trouve enfin, belle vagabonde ? fit-il en riant. Ce n'est pas sans peine. Où donc vous cachiez-vous ? Le moins que l'on puisse dire c'est que vous êtes bien gardée... Houh !... ma tête ! fit-il en portant la main à son crâne. Que m'est-il arrivé ?
— On vous a assommé, Monseigneur...
— Et l'on n'y a pas été de main morte. À qui dois-je cette aventure ?
Catherine baissa le nez pour cacher sa confusion et prit, derrière son dos, le gourdin qu'elle avait abandonné :
— A ceci, Monseigneur... et à moi ! Si vous voulez bien me pardonner...
Une seconde, Philippe, suffoqué, resta muet puis, brusquement, il éclata de rire. Un vrai fou rire de gamin qui n'avait rien de princier.
— Je ne pensais pas vous devoir ce genre de souvenir, ma mie... Ce sera sans doute la plus belle bosse de ma vie. La plus précieuse, en tout cas...
Il se redressait tout à fait et, assis, s'emparait de la main de Catherine qu'il portait à ses lèvres. Gênée, la jeune femme voulut retirer sa main, mais Philippe tenait bon.
— Ah, non, pas de fuite ! Vous me devez bien cela ! Quand donc cesserez-vous de vous mettre hors la loi, ma chère ? La première fois que je vous ai vue, vous faisiez du scandale sur la voie publique en pleine procession. Ensuite, vous avez forcé ma porte pour m'arracher des prisonniers... Et maintenant, voilà que vous me tapez dessus avec un gourdin
? Ne croyez-vous pas que vous êtes un peu ma débitrice ?
— Je l'avoue, Monseigneur. Mais je ne sais comment m'acquitter...
En me répondant franchement. Pourquoi cette fuite, cette retraite à la campagne ? Quand nous nous sommes quittés à Arras, j'ai cru que tout était aplani entre nous... que l'entente régnerait à l'avenir et que... vous cesseriez enfin de jouer les rebelles.
Doucement, Catherine retira sa main et se leva, nouant.ses mains derrière son dos.
— Je l'ai cru aussi, Monseigneur. Mais j'ai compris, depuis, que nous ne considérions pas les choses du même point de vue. Les formes même du...
contrat que Votre Altesse passa autrefois avec mon mari...
Pour la rejoindre, Philippe s'était levé, mais une fois debout, il eut un étourdissement, ses jambes se dérobèrent sous lui et il s'appuya à l'épaule de Catherine.
— J'aimerais mieux continuer cette conversation assis... fit-il avec un demi-sourire... à moins que cela ne vous ennuie. Sinon, offrez-moi votre bras, pour une fois, et allons nous asseoir dans un coin tranquille. Non, pas dans votre jardin. Je ne tiens pas à ce que l'on nous surprenne. Mais si vous vouliez m'accompagner jusqu'à ce bouquet d'arbres où j'ai attaché mon cheval...
Lentement, à pas prudents, ils redescendirent vers l'endroit indiqué.
Catherine, prise d'un vague remords, prenait un soin extrême à guider Philippe sans se rendre compte que les pas du duc se raffermissaient de seconde en seconde. Il est vrai qu'il continuait à peser aussi lourdement sur son bras, mais c'était surtout pour pouvoir mieux respirer l'odeur des cheveux de la jeune femme. Arrivés à l'endroit où le cheval attaché attendait tranquillement, il s'assit dans l'herbe, entraînant Catherine avec lui. Les arbres leur cachaient le ciel et leurs troncs les enfermaient presque aussi bien que dans une maison... Il n'y avait pas de vent et la nuit était tiède, autant qu'une nuit d'été. Seulement un peu plus sombre. Le visage de Catherine et son cou faisaient une tache claire à laquelle se rivait le regard du prince. Il avait gardé dans les siennes la main de la jeune femme et, la sentant vaguement émue, grâce à cette science étrange qu'il avait des réactions féminines, il ne voulut pas l'effaroucher.
— Causons, maintenant, fit-il doucement et réglons nos comptes une bonne fois. Nous sommes seuls et bien seuls. Aucune curiosité intempestive, aucune entrave de cour ou de protocole. Il n'y a plus ici un duc et une sujette, mais un homme et une femme. Il y a vous, Catherine, et il y a moi, Philippe.
Dites-moi, bien franchement, ce que vous me reprochez.
Bien entendu, sur le moment, Catherine ne trouva plus rien à dire. Il en est toujours ainsi lorsque l'on accumule des griefs durant des semaines : on se trouve pris de court lorsque l'on est calmement prié de les exposer. Le moyen de se mettre en colère avec un homme qui parlait si doucement, qui mettait tant de bonne grâce à supprimer, entre lui et son interlocutrice, les distances ? Comme la jeune femme se taisait toujours, ce fut encore Philippe qui demanda :
— Mon amour vous offense donc tellement ? Ou bien est-ce que je vous déplais si fort ?
— Ni l'un ni l'autre, fit-elle franchement. En fait, Monseigneur, j'en aurais sans doute été touchée... si l'on ne me l'avait présenté comme une obligation. Depuis le moment où j'ai su que je devais épouser Garin de Brazey, j'ai su aussi qu'il me faudrait encore...
Elle s'arrêta, n'osant poursuivre. Une fois de plus, le duc vint à son secours en souriant.