Belle Catherine - Жюльетта Бенцони 14 стр.


Catherine songea un instant qu'à cette heure Gilles devait dormir, mais elle se dirigea tout de même d'un pas ferme vers ses appartements. Elle s'aperçut bientôt que c'était une entreprise ardue. Sur chaque marche de l'escalier, il y avait au moins un homme endormi. Roulés en boule ou étendus de tout leur long, les soldats sommeillaient là où l'alcool les avait abattus, certains serrant encore contre leur poitrine un tonnelet ou un hanap. Partout, il y avait des flaques de vin d'où émanait une odeur si écœurante que Catherine dut chercher dans son corsage un sachet de parfum pour le tenir contre ses narines. Tout cela ronflait effroyablement, évoquant irrésistiblement les grandes orgues déréglées d'un organiste fou.

Quelques femmes se mêlaient aux hommes, ronflant elles aussi, la bouche grande ouverte, les cheveux collés par le vin.

La lumière, encore incertaine dans la haute vis de pierre, violaçait les trognes enluminées tandis que la fraîcheur de l'aube bleuissait la peau des filles. Certaines cherchaient instinctivement, du fond de leur sommeil, leurs vêtements épars pour s'en protéger. Avec une grimace de dégoût, Catherine escalada tous ces corps affalés, sans trop se soucier de l'endroit où elle posait le pied.

Dans la grande salle, le même désordre régnait, encore aggravé par les reliefs du festin qui avaient roulé un peu partout.

Quelques seigneurs dormaient là, dans les hauts fauteuils où ils avaient festoyé. Catherine passa outre, gagnant l'autre aile. Enfin, elle parvint à la porte de la chambre de Gilles. Elle la connaissait parce que la vieille dame de Craon la lui avait montrée en lui faisant visiter le château. De cha que côté du vantail, une torche achevait de se consumer et brasillait faiblement. Mais, en travers du seuil, un corps était étendu. La lumière d'un vitrail tombait d'aplomb sur le visage du dormeur et la jeune femme reconnut-Poitou, le page. Du pied, elle secoua le corps du garçon jusqu'à ce qu'avec un juron il s'éveillât.

— Qui va là ?

Il reconnut pourtant Catherine et fut debout en un clin d'œil. Lui aussi avait dû abuser des vins. Sa figure aux traits amollis était grise, ses yeux ternes et des plis de lassitude marquaient les coins de sa bouche.

— Dame, que voulez-vous ? demanda-t-il d'une voix enrouée.

— Voir ton maître. Et sur l'heure !

Poitou haussa les épaules et entreprit maladroitement de refermer son pourpoint que, seule, la ceinture retenait.

— Il dort et je crains qu'il ne puisse vous entendre.

— Si tu veux dire par là qu'il est trop ivre pour comprendre ce que j'ai à lui dire, je n'en crois rien. Il ne l'était pas trop, voici une heure, quand il fit arrêter ma servante. J'entends qu'il s'explique. Va me le chercher !

Le garçon secoua la tête tandis que son visage s'assombrissait.

— Dame, je ne désire pas vous offenser et je vous supplie de me croire. Il y va de la vie pour quiconque oserait entrer dans la chambre de monseigneur Gilles.

— Que m'importe ta vie ? Je veux le voir, te dis- je ! cria Catherine exaspérée.

— Il ne s'agit pas de ma vie, Dame, mais de la vôtre. Il me tuera, certes, si j'entre... mais le deuxième coup de dague sera pour vous.

Malgré sa détermination, Catherine hésita. Poitou était sincère, visiblement, et il devait bien connaître son maître. D'un ton suppliant, le jeune page ajoutait, baissant la voix :

Croyez-moi, dame Catherine, je ne plaisante pas. Mieux vaut pour vous remettre à plus tard. Je dirai que vous êtes venue, que vous voulez lui parler, mais partez, par pitié, partez ! À cette heure, Monseigneur n'est plus qu'un fauve déchaîné. Il n'a...

Il n'en dit pas plus. La porte venait de s'ouvrir, livrant passage à Gilles de Rais en personne.

Impressionnée peut-être par la peur qui habitait la voix du page, Catherine, à sa vue, eut un mouvement de recul. Il était seulement vêtu de chausses rouges, lacées étroitement à la taille. Son torse épais, couvert de poils noirs et frisés, était nu. Sous la peau brune roulaient des muscles lourds. Son aspect et l'odeur forte qui émanait de lui évoquaient vraiment ce fauve dont Poitou avait parlé, tandis que le reflet rouge d'un vitrail, où passait le soleil levant, accentuait l'expression démoniaque du visage. Les yeux injectés de sang eurent un éclair en reconnaissant Catherine. D'une bourrade, il repoussa le page qui allait dire quelque chose, puis sa main s'abattit sur le bras de la jeune femme qui eut l'impression d'être prise dans un étau.

— Viens ! dit-il seulement.

En franchissant, traînée par lui, le seuil de la chambre, Catherine sentit la peur l'envahir. Les volets étaient clos, les rideaux tirés et il régnait dans cette chambre une obscurité presque totale. Seule une vacillante lampe à huile posée sur un coffre répandait une lumière incertaine. La chaleur était étouffante et l'odeur du vin, de relents humains révulsa de nouveau la jeune femme. Elle tenta de dégager son bras mais Gilles la tenait bien.

— Lâchez-moi ! cria-t-elle d'une voix étranglée par la peur.

Il ne parut pas entendre. Il l'entraîna ainsi jusque vers le grand lit défait dont les draps traînaient à terre. Dans la lueur rougeâtre de la lampe, la jeune femme vit une forme humaine bouger parmi les coussins et les couvertures. Le bras de Gilles plongea dans cette direction et ramena une fille gémissante, vêtue seulement de ses longs cheveux noirs.

— Va-t'en ! fit-il, toujours du même ton monocorde et comme absent.

La fille balbutia quelque chose. Catherine, éberluée, vit que son corps adolescent était marqué de curieuses raies sombres... et aussi qu'elle semblait au comble de la terreur. Elle devait être très jeune, à peine quinze ans, et, pour se protéger, elle tenta de chercher refuge derrière l'une des colonnes du lit. Mal lui en prit. Gilles saisit un fouet à chiens qui traînait sur les marches du lit et l'en cingla par trois fois.

— J'ai dit, va-t'en ! aboya-t-il.

La fillette hurla, mais courut en trébuchant vers la porte. Un instant, Catherine vit luire l'éclair blanc de son corps dans la clarté du dehors. La stupeur qui l'avait saisie devant l'étrange tournure que prenait sa démarche fit place à une terreur folle. Elle comprit que Poitou n'avait rien exagéré et qu'à cette heure le maître de Champtocé n'avait plus rien d'humain.

Elle voulut, elle aussi, courir vers la porte et vers le jour, mais, de nouveau, la terrible main s'abattit sur elle.

— Pas toi, grogna-t-il. Toi, tu restes !

Il jeta le fouet et, sans plus d'explications, la prit dans ses bras. Du coup, le souffle coupé, Catherine crut étouffer. Elle était écrasée contre une poitrine dure et velue. Elle eut la sensation d'être prise entre les pattes d'un de ces ours qu'elle avait vus, à Hesdin, dans la ménagerie de Philippe de Bourgogne. Celui-là sentait la sueur et le vin. Écœurée, Catherine se débattit, frappant de ses poings, le repoussant de toutes ses forces. Ce n'était pas facile. L'ivresse qui le tenait décuplait ses forces qui, en temps normal, étaient respectables. La jeune femme sentit la chaleur humide de sa bouche sur son cou et perdit l'équilibre. Il la soulevait de terre pour la jeter sur le lit. Il geignait contre elle, prononçant des paroles qu'elle ne pouvait comprendre. Il était au-delà de tout entendement. Pour lui échapper, il fallait ruser...

Cessant brusquement de lutter, elle se laissa porter sur le lit, mais, à peine son dos eut-il touché le matelas que, profitant du déséquilibre momentané que le geste de la poser avait occasionné à Gilles, elle roula sur elle-même et glissa dans la ruelle avec la rapidité d'un éclair. Aussitôt, le lit cria sous le poids de Gilles qui, pensant se jeter sur Catherine, s'abattit de toute sa hauteur. Il ne rencontra que le vide et poussa un hurlement de rage. Mais déjà la jeune femme avait couru à une fenêtre, tiré les rideaux, claqué le volet. Un flot de soleil inonda la chambre et aveugla un instant l'homme encore étendu sur le lit.

Il bondit sur ses pieds et Catherine, terrifiée, le vit tirer une dague. Son visage convulsé de fureur était celui d'un fou.

Elle avait cru que le jour le dégriserait, qu'en chassant l'obscurité elle chasserait aussi les démons, mais elle comprit qu'elle avait fait un mauvais calcul, qu'elle avait seulement déchaîné les pires instincts de Gilles. Les dents grinçantes, les yeux flambants, il marcha vers elle. Affolée, car elle pouvait lire sa mort dans le regard de cet homme, elle chercha désespérément une arme, quelque chose pour se défendre... Sur un coffre, elle aperçut une cuvette pleine d'eau sale posée auprès d'une aiguière. C'était sa seule chance...

Glissant vivement derrière un haut fauteuil, elle saisit la cuvette et, de toutes ses forces, la jeta à la tête de Gilles. La cuvette d'argent était lourde. Elle résonna en roulant à terre tandis que l'homme, suffoqué par cette douche imprévue, se laissait tomber sur le sol, à demi aveuglé. Catherine, alors, ne perdit pas son temps à attendre ses réactions. Elle courut à la porte, tira le verrou et se jeta au-dehors. Dans la galerie, elle se trouva nez à nez avec Poitou.

— Tu avais raison. Il est fou ! souffla-t-elle encore à demi étranglée par la peur qu'elle avait eue.

— Fou non ! Mais bizarre ! Rentrez chez vous, dame Catherine, je vais le calmer. Je sais ce qu'il faut faire. Mais, par Notre Dame, vous avez de la chance. Je n'aurais pas cru que vous en sortiriez vivante !

Ce fut au tour de Catherine de frôler la folie dans les mornes heures qui suivirent. Les mâchoires du piège refermées sur elle lui semblaient monstrueusement terrifiantes : Que pouvaient son courage et sa logique saine contre un être de la sorte de Gilles ? Elle se heurtait au pire obstacle jamais rencontré, l'anomalie mentale, et elle s'effrayait de cet inconnu sinistre qu'elle venait de découvrir en Gilles.

Aussi quand, vers le milieu du jour, Anne de Craon franchit le seuil de sa chambre, fut-elle presque soulagée. Tous les habitants de ce château maudit lui paraissaient tellement inquiétants, vus à travers le prisme de sa peur, que la vieille dame lui sembla extraordinairement normale et sympathique. Pourtant, elle était, elle aussi, très inquiète.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? Pourquoi êtes- vous allée chez Gilles, malheureuse enfant ? Ignoriez- vous donc que nul, pas même son grand-père, n'a le droit de franchir, quand il s'y est retiré, le seuil de ses appartements ?

— Comment l'aurais-je su ? s'insurgea Catherine. Et comment aurais-je pu deviner que cet homme n'était qu'à moitié normal ?

— Il n'est pas anormal, ou du moins je ne le crois pas. Seulement, il semble que les heures noires de la nuit déchaînent en lui certaines forces mauvaises, incontrôlables. Les filles qu'il entraîne avec lui ou ses pages ont trop peur pour se plaindre. Il n'est pas bon, voyez-vous, de chercher à connaître la nature profonde des êtres, même ceux de sa propre famille.

— Mais... sa femme ?

La vieille châtelaine haussa les épaules.

Depuis la naissance de la petite Marie, Gilles n'a plus jamais franchi le seuil de sa chambre. Il passe ses nuits, quand il est au château, avec ses habituels compagnons Sillé, Briqueville et ce page maudit qu'il couvre de faveurs et de présents. Ma petite-fille et l'enfant sont aussi bien à Pouzauges où nous les avons envoyées. Mais laissons cela ! Je suis venue vous supplier de paraître au souper, Gilles l'exige !

— Je n'ai pas à lui obéir ! Je n'irai pas ! Je veux seulement qu'il me rende mes serviteurs. C'était cela que j'étais allée lui demander ce matin.

— Et vous n'avez réussi qu'à déclencher une fureur terrible. Sans mentir, Catherine, vous devez la vie à mon époux.

Aussi, je vous en conjure, venez au souper. Ne le poussez pas à bout... surtout si vous tenez à la vie de vos serviteurs !

La jeune femme, accablée soudain sous le poids du chagrin, se laissa tomber sur le lit et leva sur la dame de Craon un regard noyé de larmes.

— Ne pouvez-vous comprendre la répugnance que j'éprouve, vous qui semblez bonne et clairvoyante ? Je suis retenue ici, contre mon gré, prisonnière pour des crimes illusoires, on me sépare de ceux qui me sont fidèles et, par-dessus le marché, il me faut faire bon visage à leur bourreau ? N'est-ce pas trop demander ?

Une extraordinaire expression de douceur se répandit sur le visage aigu de la vieille dame. Elle se pencha et, brusquement, embrassa Catherine.

— Ma mie, au cours de mon existence déjà longue, j'ai appris que les femmes de ce siècle, et cela quel que soit leur rang, doivent se battre tout au long de leur vie. Et aussi que, plus encore que la guerre, la peste, la mort ou la ruine, c'est l'homme qui est leur pire ennemi ! On se bat avec les armes que l'on possède. Et parfois mieux vaut plier la rage au cœur que s'opposer à la tempête au risque d'être brisée. Croyez- moi. Paraissez au dîner de ce soir. Et soyez aussi belle que vous pourrez !

Je n'ai aucune envie que messire Gilles s'imagine que je cherche à lui plaire, s'insurgea Catherine. — Il ne s'agit pas de cela. La beauté a un étrange pouvoir sur Gilles. Il a pour elle un tel culte que l'on peut dire, sans crainte d'exagérer, qu'elle l'impressionne. Tout au moins quand il est à jeun ! Je le connais bien. Suivez mon conseil. Je vais vous envoyer des chambrières.

Quand les trompes du château cornèrent l'eau et que les valets apportèrent dans la grande salle les bassins parfumés où les convives allaient tremper leurs doigts avant de passer à table, Catherine fit son apparition sur le seuil de la haute porte.

Apparition était bien le terme qui lui convenait car jamais elle n'avait été aussi pâle... ni peut-être aussi belle ! D'une beauté à la fois tragique et saisissante ! Le velours pourpre de sa robe cernait ses épaules et sa gorge dont aucun bijou ne venait trancher l'éclat. Le hennin, assorti, laissait traîner jusqu'à terre, derrière elle, le nuage rouge d'un long voile de mousseline. Elle avait l'air d'une flamme, mais, dans son étroit visage immobile, seuls les yeux immenses et la bouche tendre semblaient vivre. Un silence l'accueillit tandis qu'elle s'avançait lentement entre la double haie de valets en livrée, comme si un charme avait soudain figé tous les assistants. Gilles de Rais, le premier, secoua le sortilège. Quittant son dais seigneurial, il vint au-devant d'elle à longues enjambées rapides et, sans un mot, lui tendit son poing fermé pour qu'elle y posât sa main. Côte à côte, ils traversèrent la salle jusqu'à la table où avaient déjà pris place Jean de Craon, sa femme et les capitaines de la maison. Gilles conduisit Catherine à la place voisine de la sienne propre et, en la saluant, déclara brièvement :

— Vous êtes très belle, ce soir ! Je vous remercie d'être venue... et vous prie d'excuser l'incident de ce matin.

— Je n'y songeais déjà plus, Monseigneur, murmura Catherine.

Pendant tout le repas, ils n'échangèrent pas d'autres paroles. De temps en temps, Catherine sentait, sur elle, le regard de Gilles, mais elle ne levait les yeux de son assiette que pour répondre au vieux Craon qui faisait de visibles efforts pour soutenir une conversation plus que languissante. Elle touchait à peine aux poissons et aux venaisons qui lui étaient servis, mais le seigneur de Rais, lui, ne perdait pas un coup de dents et dévorait avec un appétit de loup, engloutissant tranches de pâté, poulets entiers et cuissot de chevreuil. Il faisait glisser le tout avec de larges rasades d'un vin d'Anjou dont l'échanson, debout derrière lui, emplissait continuellement sa coupe. Peu à peu, le vin faisait son effet et son visage s'empourprait. Comme on apportait les bassins de confitures, il se tourna brusquement vers Catherine.

— Poitou m'a dit que vous désiriez me parler ce matin. Que vouliez-vous ?

A son tour, la jeune femme se détourna légèrement pour lui faire face. Le moment était venu et elle toussota afin de s'éclaircir la gorge. Mais elle planta son regard bien droit dans les yeux sombres de Gilles.

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