Que la peste les étouffe, lui et son damné cousin La Trémoille ! Je passe mon temps l'épée à la main à arracher ces maudits placards infamants des murs de nos villes et j'étripe tous ceux qui tentent de m'en empêcher. Quant à ceux qui essayent de lire sans ma permission, je leur tape dessus à coups de fourreau. Quelle incroyable stupidité ! Qu'un homme comme lui ait pu trahir, entraîné par une femme qu'il détestait...
— Ce n'est pas vrai ! Il m'aime, se révolta Catherine. Il n'existe plus aucune barrière, aucun nuage entre nous. Rien qu'un grand amour et, si vous en voulez la preuve, Messire, regardez mon ventre !
La violence de l'attaque laissa Xaintrailles pantois et bouche bée. Mais il récupéra très vite, éclata de rire.
— Sang du Christ ! Voilà une bonne nouvelle ! Un petit Montsalvy ! Nous allons avoir un gros poupon et moi je vais être parrain. Vous me devez bien ça, Catherine, et...
Il s'arrêta net, regarda Jacques Cœur qui, la mine grave, n'avait pas sonné mot depuis qu'il était entré, toussa pour s'éclaircir la gorge et reprit :
— Oui... vous pensez, maître Cœur, que ce n'est guère le temps de se réjouir quand cette pauvre enfant est traquée comme gibier de chasse et qu'Arnaud... au fait où est-il, celui-là ? Le savez-vous, Catherine ? Depuis que le Roi a payé rançon pour moi et que j'ai quitté la geôle, fort courtoise ma foi, où me tenait le comte d'Arundel, je le réclame à tous les échos, je le cherche dans tous les coins.
— Il n'est cependant pas loin, mon ami, mais vous ne risquez pas de le trouver. Il est captif de La Trémoille au château de Sully-sur-Loire.
— Nom d'un...
Xaintrailles devenait pourpre de colère. Ses poings se serrèrent. Catherine vit saillir ses maxillaires, devina les dents qui se serraient. Les yeux bruns flambèrent sous la poussée de fureur qui brutalement explosa, emplissant la pièce paisible et studieuse de son tonnerre.
— Ce failli chien a osé emprisonner un Montsalvy ?... Il a osé faire croire à sa désertion. Il a osé...
— Il a osé au nom du Roi ! coupa froidement Jacques Cœur. Calmez-vous, messire de Xaintrailles... et souvenez-vous que si vous attaquez La Trémoille, vous attaquez le Roi !
— Le Roi ignore tout de pareilles menées.
— Le Roi ne veut pas les connaître, rectifia le pelletier. Croyez-moi, Messire, je le connais bien. Notre Roi hait les complications et les soucis. De plus... il est très embarrassé ; son favori lui fait sentir tout l'ennui qu'il y a à devoir sa couronne à une sorcière !
— Vous ne pensez pas ça ? cria Catherine.
— Certes non ! Mais La Trémoille exploite habilement le jugement de Rouen.
— Jugement anglais...
— Non... jugement d'Église ! C'est infiniment plus gênant.
Le poing de Xaintrailles s'abattit sur la table faisant sauter tout ce qu'elle supportait.
— Que m'importe tout cela ? Arnaud ne demeurera pas plus longtemps en prison, je vous en donne ma parole. Sinon, je ne m'appelle plus Xaintrailles. Je cours...
La main de Cœur s'abattit sur le bras du bouillant Gascon, l'arrêtant dans son élan.
— Vous courez où donc, Messire ? Aux genoux du Roi ? Vous perdrez à la fois votre temps et la vie de votre ami. Sa Majesté s'étonnera, appellera son favori qui jurera ses grands dieux que c'est là un abominable mensonge... et avant qu'il soit demain, le corps du capitaine de Montsalvy s'écrasera dans quelque oubliette ou bien s'en ira, une pierre au cou, visiter les profondeurs de la Loire.
Le gémissement de Catherine rappela les deux hommes à plus de douceur. Xaintrailles lui jeta un regard incertain que Jacques Cœur comprit.
— Soyez sans crainte. Je la garde. Ici elle est en sûreté.
Le capitaine poussa un grand soupir qui pouvait être aussi bien de soulagement que d'agacement. Puis, lentement, il tira du fourreau de daim la lourde épée qui pendait à sa hanche et fit luire sa lame d'acier à la flamme des chandelles. Puis il l'étendit sous le nez du pelletier.
— Soft ! Il me reste donc ceci ! Regardez-la bien, maître Jacques, fit-il en retroussant les lèvres pour un sourire menaçant, et rappelez-vous mes paroles : si je ne sors pas Montsalvy entier, et vivant, de son maudit château, je donnerai à cette lame pour fourreau la panse pourrie de La Trémoille. J'en jure Dieu !
Il remit l'épée au fourreau, se tourna vers Catherine et, la prenant aux épaules, l'embrassa sur les deux joues.
— Priez pour moi, belle dame ! Je vais faire en sorte que votre enfant ait un père.
Elle s'accrocha à lui, se haussa sur la pointe des pieds pour effleurer la joue rasée et respira une odeur de verveine et de cheval.
— Prenez garde à vous, Jean... J'ai peur pour vous !
— Bah, fit le capitaine, toute sa bonne humeur revenue à l'idée d'une bataille prochaine, j'ai quelques bons compagnons qui m'aideront volontiers à jouer un mauvais tour à ce gras pourceau. Et puis La Hire a coutume de dire que si l'on veut se garder de la peur il faut frapper les premiers coups. C'est ce que je vais faire et c'est ce que je vous recommande pour l'avenir. Si la reine Yolande était là, je vous aurais déjà traînée à ses pieds, mais il n'y a au palais que sa fille, cette pauvre reine Marie qui ne sait que prier et fabriquer des moutards royaux.
Et, chantonnant une romance, Jean Poton de Xaintrailles dégringola l'escalier aussi vite qu'il l'avait monté. Jacques Cœur se tourna vers Catherine. Près de la fenêtre, elle regardait, dans la rue, le capitaine sauter à cheval. Ses yeux brillaient d'une joie qu'ils n'avaient pas connue depuis longtemps.
Comme c'est bon, murmura-t-elle, d'avoir des amis comme vous... et comme lui ! Comme c'est bon d'avoir confiance !
— Il est temps pour vous de songer au repos, mon amie, dit doucement le pelletier en prenant sa main. Allons voir ensemble si Macée est revenue de l'église.
La femme de Jacques Cœur semblait avoir été créée et mise au monde tout exprès pour être la compagne d'un homme de haute qualité et d'esprit aventureux. Depuis tantôt douze ans qu'ils étaient mariés, elle ne s'était jamais permis de lui adresser le moindre reproche ou de lui faire la plus petite remarque. Elle se contentait de l'admirer de tout son cœur et de l'aimer en proportion. Catherine avait toujours eu pour Macée une grande amitié. Elle l'avait connue pendant l'année où elle avait rempli auprès de la reine Marie les fonctions de dame de parage et c'était chez Macée qu'elle se rendait lorsque Xaintrailles était venu la chercher pour la conduire auprès d'Arnaud blessé sous Compiègne. Bien souvent, avec son amie Marguerite de Culant, elle avait passé l'après-midi sous le grand tilleul du jardin, auprès de cette aimable et douce jeune femme.
Macée était blonde, timide, petite et fine de traits. Elle avait de jolis yeux noisette, un sourire charmant et un petit nez un peu pointu qui n'enlevait rien à son charme. Fille du prévôt de Bourges, Lambert de Léodepart, qui habitait juste la maison d'en face, de l'autre côté de la rue d'Auron, elle avait été parfaitement élevée et savait s'habiller. C'était en la voyant se rendre à un office, vêtue d'une robe de velours incarnat bordée de menu vair, un béguin assorti posé sur ses cheveux d'un blond pâle que Jacques Cœur s'était épris de sa jolie voisine. Il avait incontinent fait demander sa main par son père. Pierre Cœur, gros pelletier natif de Saint-Pourçain, était bien un peu inquiet en demandant la fille d'un personnage aussi en vue. Mais Léodépart était un homme simple et intelligent. Il avait flairé dans le jeune Jacques un homme peu commun et lui avait accordé sa fille sans autre forme de procès.
Depuis, le ménage vivait heureux, malgré quelques vicissitudes financières. Cinq enfants, Perrette, Jean, Henri, Ravand et Geoffroy, étaient venus gonfler la famille du jeune pelletier qui, à la mort de son père, avait repris la succession avec bonheur. Et aucun nuage jamais n'avait obscurci l'entente de la famille Cœur.
Comme Jacques s'y attendait, sa femme accueillit Catherine avec une grande gentillesse et beaucoup de sollicitude.
Jadis, au temps de leurs premières relations, la beauté et l'éclat de la dame de Brazey l'avaient impressionnée et vaguement troublée parce qu'elle savait combien son époux était sensible à la grâce féminine et parce que, parfois, elle avait surpris le regard de Jacques posé avec insistance sur le visage de Catherine. Mais en la retrouvant pâle et amaigrie, à bout de forces et enceinte de surcroît, elle étouffa toutes ses préventions et laissa seulement parler son cœur. Catherine aimait Arnaud comme elle-même aimait son époux, il n'en fallait pas plus pour que Macée se comportât immédiatement comme une sœur.
Elle installa dans une chambre du second étage, dont la fenêtre ouvrait juste sous le pignon du haut toit pointu de la maison, la jeune femme et Sara. Cette chambre donnait sur le jardin et faisait face à une autre de mêmes dimensions, occupée par les enfants de la maison. C'était une pièce plus longue que large et dans laquelle un grand lit, assez vaste pour trois ou quatre personnes et drapé de serge bleue, tenait une bonne partie de l'espace habitable. Cette chambre plut à Catherine parce qu'elle était assez semblable à celle qu'elle occupait à Dijon avec sa sœur Loyse dans la maison de son oncle Mathieu. Elle y trouva, en tout cas, un repos dont elle avait le plus urgent besoin et, pendant deux jours, ne quitta pas son lit, dormant avec application et n'ouvrant les yeux que pour absorber la nourriture qu'on lui montait. Elle était si lasse qu'elle avait l'impression de ne jamais devoir venir à bout de son sommeil. Elle ne bronchait même pas quand Sara venait la rejoindre et se glissait à son côté. Jamais encore, même quand elle avait dû gagner Orléans à pied, Catherine n'avait connu pareille fatigue. Le poids de l'enfant se faisait sentir.
Au matin du troisième jour, elle fut éveillée enfin par des voix enfantines qui chantaient si près d'elle que les paroles s'inscrivaient sans peine sur son esprit encore engourdi.
Ainsi mon cœur se lamentait De la grand'douleur qu'il portait En ce plaisant lieu solitaire Où un doux ventelet ventait...
En passant par le frêle organe des petits, les paroles de cette chanson d'amour, que Catherine connaissait bien, prenaient une fraîcheur et une naïveté nouvelles. Sans ouvrir les yeux, elle fredonna la suite : Si doux qu'on ne le sentait. Là fut le gracieux repaire...
— Depuis combien de temps n'as-tu pas chanté ? demanda près d'elle la voix de Sara.
Catherine, relevant ses paupières, vit la bohémienne assise au pied du lit, attendant son réveil comme elle l'avait fait des centaines de fois. Elle souriait et Catherine constata qu'elle avait perdu cet air de bête mal nourrie qu'elle lui avait vu depuis sa sortie de Champtocé. La nourriture, chez maître Jacques, devait être bonne car les joues mates de Sara s'étaient un peu remplies.
Je ne sais pas, répondit la jeune femme en se dressant sur son séant. Il y a longtemps, je crois. Nous chantions cette chanson, Marguerite de Culant et moi, pendant ces interminables séances de broderie auprès de la reine Marie. C'est messire Alain Charrier, le poète du Roi, qui l'a écrite, je crois. Aide-moi à ma toilette, veux-tu, je me sens extraordinairement bien.
En effet, sa cure de repos semblait avoir fait à Catherine un bien énorme. Elle rejeta ses couvertures et sauta à bas du lit avec autant d'agilité que si elle avait eu encore seize ans. Tout en procédant à ses ablutions, elle demanda :
— A-t-on des nouvelles de messire de Xaintrailles ?
— Aucune ! Tout ce que maître Cœur a pu apprendre, c'est qu'il a quitté la ville avant-hier avec plusieurs hommes de sa compagnie en clamant bien haut qu'il s'en allait chasser. On ne sait rien de plus.
— Fasse le ciel qu'il arrive à temps... et qu'il ne soit rien advenu de vraiment mauvais à mon seigneur...
Elle fixa un instant, dans le miroir d'étain poli accroché au mur de la chambre, son image avec des yeux gros de larmes, puis se retourna vers Sara.
— Finissons-en très vite avec cette toilette. Je voudrais aller à l'église, prier.
— En plein jour ? Tu n'y songes pas. Maître Cœur recommande bien que tu ne sortes pas à la lumière. Trop de gens pourraient te reconnaître.
— C'est vrai, fit Catherine tristement. J'oubliais que, dans une certaine mesure, je suis encore prisonnière.
Dans la chambre à côté, les voix d'enfants entamaient une nouvelle chanson, mais, cette fois, une profonde voix masculine s'y joignait. Une autre s'en mêla bientôt, si grave qu'elle faisait penser à un gros bourdon de cathédrale. Mais un gros bourdon qui chanterait faux.
— Seigneur ! fit Catherine. Qu'est-ce que cela ?
— Gauthier, répondit Sara en riant. Il a fait la conquête des enfants de la maison et il va souvent les rejoindre quand ils sont avec leur précepteur.
— Peste ! Un précepteur ? Je n'aurais jamais supposé nos amis avec un train semblable.
— À vrai dire, fit Sara en s'emparant d'un peigne et en commençant à démêler les cheveux de Catherine, c'est un assez curieux précepteur. Un homme des plus casaniers qui ne sort jamais de sa chambre et ne va respirer au jardin qu'à la nuit close.
— Veux-tu dire par là que je ne suis pas la seule à avoir cherché refuge ici ?
— Oh que non ! On dirait que maître Cœur s'est donné pour tâche de recueillir ceux que poursuit la vindicte du sire de La Trémoille. Sa maison est la plus étrange qui soit. Ainsi, ce fameux précepteur n'est autre que maître Alain Charrier en personne. La Trémoille n'apprécie pas son « Chant de la Délivrance » écrit en l'honneur de Jehanne et l'a fait proscrire.
— Ainsi, pour déplaire, il faut seulement chanter les louanges de la Pucelle ?
— Ou avoir été de ses fidèles. Tant que le gros favori sera en vie, ou en puissance, il n'y aura de sûreté pour aucun de ceux qui la regrettent et proclament hautement qu'elle était sainte et noble fille. Les capitaines seuls échappent, à cause de leurs troupes. Et encore ! En face, chez messire de Léodepart, tu verras frère Jean Pasquerel, l'aumônier de Jehanne, et aussi Imerguet, son page, qui se cachent en attendant des jours meilleurs. D'autres sont dans les fermes qui leur appartiennent.
Catherine était abasourdie. Que Jacques Cœur ait fait de sa demeure et de celle de son beau-père un foyer de résistance au favori n'avait rien, cependant, qui, parût la surprendre. L'homme avait assez de hauteur d'esprit et assez d'audace pour cela, mais, ce qui la stupéfiait, c'était l'aplomb qu'il déployait. Garder tout ce monde à Bourges même, sous les yeux de La Trémoille, à deux pas du palais royal, c'était faire preuve d'un courage peu ordinaire. Mais, apparemment, Jacques Cœur n'en manquait pas...
Au temps où elle servait Marie d'Anjou, Catherine n'avait rencontré maître Alain Charrier que deux ou trois fois. A cette époque il suivait partout Charles VII dont il était le secrétaire et le poète. C'était un homme aimable et bien élevé, mais auquel sa vie de cour et son poste auprès du Roi avaient valu quelques succès féminins et qui, de ce fait, se croyait irrésistible. En retrouvant Catherine autour de la table familiale des Cœur, il lui jeta un regard lourd de signification.
— Je savais bien, dit-il, que le ciel ne m'abandonnerait pas tout à fait et qu'il enverrait une douce présence féminine pour m'aider à supporter l'exil ! Dans une pareille situation mon cœur était vide et vous attendait ! L'un auprès de l'autre, nous saurons nous créer un doux jardin secret, un plaisant lieu solitaire.
— Y aura-t-il aussi un doux ventelet, dans votre lieu solitaire, Messire ? demanda la voix naïve du petit Geoffroy, cinq ans, le dernier des enfants Cœur.
Le poète lui dédia un regard sévère sous ses épais sourcils grisonnants.
— Il est bon de se souvenir des beaux vers, maître Geoffroy, gronda-t-il, mais il n'est pas bon qu'un enfant parle devant de grandes personnes.