Catherine et le temps d'aimer - Жюльетта Бенцони 2 стр.


— Nous allons nous séparer, dit brièvement Gerbert. Voici les dames hospitalières qui prendront soin des femmes. Que les hommes me suivent !

En effet, de l'un des bâtiments sortaient quatre religieuses, portant comme les moines l'habit noir de l'ordre des augustins, mais allégé pour elles d'une guimpe blanche.

Josse Rallard et Colin des Epinettes remirent à deux d'entre elles la pauvre Gillette à demi inconsciente. Catherine s'approcha.

— Ma compagne est épuisée, dit-elle. Il lui faudrait des soins, beaucoup de repos. N'avez-vous pas une chambre où je pourrais m'occuper d'elle ?

L'hospitalière regarda Catherine avec ennui. C'était une de ces vigoureuses filles de la campagne auxquelles la force d'un homme ou d'un animal ne fait pas peur. Elle commença par installer Gillette sur un brancard qu'une sœur était allée chercher, désigna l'une des extrémités à ladite sœur, s'attela à l'autre et seulement lors consentit à répondre à la jeune femme.

— Nous n'en avons que deux. Elles sont occupées par une noble dame et ses femmes. Cette dame est arrivée voici dix jours avec une jambe cassée. C'est à cause de cet accident qu'elle est toujours ici.

— Je le comprends bien. Mais ne pourrait-elle envoyer ses femmes dans la salle commune et céder l'une des chambres?

Sœur Léonarde ne retint pas une grimace qui, après tout, était peut-

être un sourire moqueur, et haussa ses solides épaules.

— Personnellement, je ne me risquerais pas à le lui demander. Elle est... disons d'un caractère peu maniable ! C'est une très grande dame apparemment.

— Vous n'avez pourtant pas l'air facile à impressionner, ma sœur, remarqua Catherine. Mais si cette dame vous fait peur, je me chargerai volontiers de la commission.

— Ce n'est pas que j'en aie peur, fit sœur Léonarde. C'est que j'ai horreur des cris, notre Mère Supérieure aussi. Et Notre Seigneur a doué cette dame d'une voix terrifiante !

Tout en parlant, le brancard, suivi de Catherine, avait franchi la petite porte basse qui donnait accès à la maison des dames hospitalières. Les quelques autres femmes du pèlerinage vinrent ensuite. On se retrouva dans une immense cuisine lourdement dallée de grandes pierres plates, où l'odeur de bois brûlé se mêlait à celle du lait aigre. Des chapelets d'oignons, des pièces de viandes fumées pendaient aux voûtes basses et noires. Des fromages séchaient sur des claies d'osier et, devant la gigantesque cheminée, deux sœurs converses, les manches retroussées, s'occupaient activement d'une grande marmite noire où cuisait une épaisse soupe aux choux.

On déposa le brancard devant le feu et sœur Léonarde se pencha sur la malade.

— Elle est bien pâle ! dit-elle. Je vais lui donner un cordial ; pendant ce temps, on lui préparera un lit...

— Dites-moi où se trouve cette dame, fit Catherine qui tenait à son idée, je lui parlerai... Je suis, moi aussi, une noble dame.

Sœur Léonarde, cette fois, ne put s'empêcher de rire.

— Je le savais déjà ! fit-elle. Rien qu'à votre obstination. Je vais lui parler moi-même... mais je sais d'avance la réponse. Occupez-vous de cette malheureuse !

L'hospitalière s'éloigna vers le fond de la pièce. Catherine commença par se pencher sur Gillette qui, peu à peu, reprenait connaissance, mais elle se ravisa et fit trois pas dans la direction suivie par sœur Léonarde. Elle hésitait à laisser Gillette quand l'une des femmes s'approcha d'elle.

— Je vais veiller sur notre compagne, dit-elle. Allez donc vous occuper de ça.

Catherine sourit en remerciement et se lança sur la trace de la religieuse. Elle l'aperçut devant elle, longeant un couloir glacial et humide au bout duquel elle frappa à une porte avant de disparaître.

Apparemment, la dame à la jambe cassée avait en effet une voix vigoureuse car, lorsque Catherine s'arrêta à son tour devant la porte, elle l'entendit rugir.

— J'ai besoin des soins de mes femmes, ma sœur ! Vous ne voudriez pas que je les envoie dans la salle, à l'autre bout du bâtiment

? Que diable, un lit est toujours un lit, qu'il se trouve dans une chambre ou dans une autre !

Sœur Léonarde répondit quelque chose que Catherine n'entendit pas, peut-être parce qu'elle était occupée à se demander où elle avait déjà entendu cette voix qui lui paraissait tout à coup étrangement familière... et qui, maintenant, jurait fort convenablement.

— Corbleu, ma sœur ! C'est pourtant clair : je garde mes chambres.

Une impulsion dont elle ne fut pas maîtresse jeta Catherine en avant. Elle ouvrit la porte, entra dans la pièce, à vrai dire petite et basse, où un grand lit à rideaux déteints et une cheminée conique tenaient à peu près tout l'espace. Mais, le seuil franchi, elle se figea sur place, stupéfaite...

Assise dans le lit, étayée par une foule d'oreillers, une grande et forte femme faisait face à sœur Léonarde qui, par comparaison avec l'imposante personne, n'avait plus la moindre apparence. Les épais cheveux blancs de la dame montraient encore quelques mèches rousses et son teint, avivé par la colère, était du plus beau rouge brique. Des couvertures s'empilaient sur elle. Une sorte de dalmatique rouge doublée de renard lui couvrait les épaules, mais une admirable main blanche, tendue vers la sœur en un geste de menace, sortait des larges manches.

Le grincement de la porte, en s'ouvrant, avait détourné l'attention de la dame qui, devinant une silhouette féminine dans l'ombre du seuil, tourna vers elle sa fureur.

— Ah ! çà, mais on entre chez moi comme dans un moulin ! Qui est celle-là ?

Presque étranglée par l'émotion, partagée entre l'envie de rire et l'envie de pleurer, Catherine avança jusqu'à ce que le reflet des flammes l'enveloppât.

— Ce n'est que moi, dame Ermengarde ! M'avez- vous donc oubliée ? La stupeur pétrifia instantanément sur place la vieille dame.

Ses yeux s'arrondirent, ses bras retombèrent, sa bouche s'ouvrit sans qu'aucun son en sortît et elle devint si pâle, tout à coup, que Catherine eut peur.

— Ermengarde ? demanda-t-elle avec angoisse. Est-ce que vous ne me reconnaissez pas ? On dirait que je vous fais peur. C'est, moi, c'est...

— Catherine ! Catherine ! Ma petite !...

Ce fut un véritable hurlement qui fit sursauter sœur Léonarde.

L'instant suivant, l'hospitalière dut se ruer littéralement sur sa bouillante pensionnaire, car, oubliant son accident, Ermengarde de Châteauvillain allait se jeter à bas de son lit pour courir vers son amie.

— Votre jambe, madame la comtesse !

— Au Diable ma jambe ! Laissez-moi ! Morbleu ! Catherine !...

Ce n'est pas possible ?... C'est trop beau !

Elle se débattait aux mains de la sœur, mais déjà Catherine s'était élancée vers elle et l'étreignait. Les deux femmes s'embrassèrent chaleureusement et demeurèrent serrées l'une contre l'autre. Des larmes de joie avaient jailli des yeux de la jeune femme.

— Vous avez raison, c'est trop beau !... C'est un miracle ! Oh !

Ermengarde, c'est si bon de vous retrouver, si bon... Mais comment êtes-vous là ?

— Et vous ?

Ermengarde repoussait doucement Catherine et, la tenant à bout de bras, l'examinait.

— Vous n'avez pas changé... ou si peu ! Vous êtes toujours aussi belle, plus encore peut-être ! Différente tout de même... moins éclatante, mais combien plus émouvante ! Je dirais : affinée, spiritualisée !... Du Diable si l'on croirait que vous êtes venue au monde dans une boutique.

— Madame la comtesse, intervint fermement sœur Léonarde, je vous prierais d'éviter toute référence à messire Satan dans cette sainte demeure ! Vous n'arrêtez pas de l'invoquer !

Ermengarde se tourna vers elle et la regarda avec un étonnement qui n'était pas feint.

— Vous êtes encore là, vous ? Ah ! oui... c'est vrai, votre affaire de chambre ? Eh bien, allez déloger d'à côté ces paresseuses, expédiez-les dans la salle commune et installez votre malade à leur place.

Maintenant que j'ai Madame de Brazey je n'ai plus besoin de personne

! Et nous avons à parler !

L'hospitalière, congédiée ainsi cavalièrement, pinça les lèvres mais s'inclina et sortit sans ajouter un mot. La porte qui claqua derrière elle donna, seule, la mesure de son mécontentement. La comtesse la regarda sortir, haussa les épaules, puis se déplaça lourdement dans le lit qui cria sous son poids pour faire place à son amie.

— Venez vous asseoir là, ma mie, et causons ! Cela fait combien de temps que vous m'avez quittée pour prendre d'assaut la ville d'Orléans ?

— Cinq ans, dit Catherine. Déjà cinq ans ! Le temps passe vite.

— Cinq ans, reprit Ermengarde, que je cherche en vain à savoir ce qu'est devenue certaine dame de Brazey. La dernière fois que j'ai eu de vos nouvelles, vous étiez à Loches, dame de parage de la reine Yolande. Vous n'avez pas honte ?

— Si, admit Catherine, mais les jours ont coulé sans que je m'en aperçoive. Et puis, chère Ermengarde, il faudra vous déshabituer de m'appeler Brazey. Ce n'est plus mon nom...

— Lequel, alors ?

— Le plus beau de tous : Montsalvy ! fit la jeune femme avec tant d'orgueil que la vieille comtesse ne put s'empêcher de sourire.

— Ainsi, vous avez gagné ? Il est écrit, quelque part, que vous me surprendrez toujours, Catherine ! De quelle alchimie avez-vous usé pour amener à composition l'intraitable messire Arnaud ?

Le sourire de Catherine, au nom de son époux, s'effaça. Un pli de douleur creusa sa bouche tendre, elle détourna les yeux.

— C'est une longue histoire... murmura-t-elle. Une cruelle histoire...

La dame de Châteauvillain garda le silence un instant. Elle observait son amie, émue de cette douleur qui venait, pour la première fois, de se laisser voir et dont, instinctivement, elle devinait la profondeur. Elle ne savait comment poursuivre le dialogue, craignant de blesser. Au bout d'un instant, elle dit, avec une douceur inhabituelle chez elle :

— Appelez l'une de mes femmes. Elle vous aidera à ôter ces vêtements mouillés, les fera sécher et vous en prêtera d'autres... un peu trop grands mais chauds.

On nous apportera à souper et vous me direz tout. Vous semblez exténuée...

— C'est que je le suis ! admit Catherine avec un faible sourire.

Mais, auparavant, il me faut m'occuper de l'une de mes compagnes, celle qui avait tant besoin d'une chambre.

— Je vais donner des ordres...

— Non, coupa Catherine. Il faut que j'y aille. Mais je reviens tout de suite.

Elle sortit dans le couloir juste au moment où l'on amenait Gillette dans la pièce voisine, délaissée par les deux chambrières d'Ermengarde. La femme qui avait promis à Catherine de s'occuper de la malade était là, elle aussi... Elle sourit à la jeune femme.

— On dit que vous avez retrouvé une amie dans cette maison, dit-elle. Si vous voulez, je m'occuperai cette nuit de notre compagne. Elle n'est ni exigeante ni encombrante.

— Mais, dit Catherine, je ne voudrais pas... Vous avez besoin de repos !

L'autre se mit à rire.

— Je suis plus solide que je n'en ai l'air, allez ! Je peux dormir n'importe où, sur une pierre, sous la pluie... ou même debout !

Catherine la considéra avec intérêt. C'était une jeune femme d'une trentaine d'années, petite, brune et mince, mais sa peau, hâlée par le vent et le soleil, avait un air de santé encore relevé par ses solides dents blanches. Elle était pauvrement mais proprement vêtue. Quant à son visage, le nez légèrement retroussé et la grande bouche mobile lui donnaient une expression de gaieté qui plut à la jeune femme.

— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle doucement.

— Margot ! Mais on m'appelle Margot la Déroule... je... je ne suis pas quelqu'un de très recommandable ! ajouta-t-elle avec une franchise humble qui toucha Catherine.

Chut ! fit celle-ci. Les pèlerins sont tous frères et sœurs. Vous valez n'importe lequel d'entre nous... Mais, merci de votre aide ! Je serai dans la chambre voisine. Appelez si vous avez besoin de moi.

— Soyez tranquille, affirma Margot, je saurai bien me tirer d'affaire toute seule. D'ailleurs, la pauvre Gillette a surtout besoin d'une bonne soupe et d'une grande nuit... quoi que puisse en penser notre chef qui souhaite s'en débarrasser !

— Qu'a-t-il dit à son sujet ?

— Qu'il ne la laisserait pas repartir avec nous demain parce qu'il ne veut pas traîner des malades jusqu'à Compostelle.

Catherine fronça les sourcils. Ce Gerbert semblait décidé à imposer à tous sa volonté, mais elle était d'ores et déjà bien déterminée à ne pas le laisser faire.

— C'est ce que nous verrons ! dit-elle. Demain, il fera jour. Et je réglerai cette question avec lui. A moins que notre sœur ne souhaite demeurer, elle partira avec nous !

Elle adressa un dernier sourire à Margot qui la regardait avec admiration et rentra dans la chambre d'Ermengarde.

Il était déjà tard, dans la nuit, lorsque Catherine cessa de parler, mais, dans la cour romane de l'hospice, la cloche des perdus sonnait toujours, donnant au récit de Catherine un étrange contrepoint qui en soulignait le ; côté tragique. Ce récit, Ermengarde l'avait écouté de ; bout en bout sans souffler mot, mais, lorsque Catherine se tut, la vieille dame poussa un soupir et hocha la tête.

— Une autre que vous me raconterait cette histoire, je n'en croirais pas la moitié, dit-elle. Mais il semble que vous ayez été créée et mise au monde pour un destin hors du commun. Et je vous crois capable de venir à bout des pires aventures. Au fond, vous retrouver sous le manteau du pèlerin n'est qu'une simple anecdote !...

Ainsi, vous voilà en route pour Compostelle ? Mais si vous n'y retrouvez pas votre époux ?

— J'irai plus loin encore. Au bout de la terre s'il le faut, car je n'aurai ni trêve ni repos avant de l'avoir retrouvé.

— Et si, loin d'avoir obtenu la guérison, il a vu s'accentuer les ravages de la lèpre ?

— Je m'attacherai tout de même à ses pas. Quand je l'aurai rejoint, rien ni personne ne pourra plus me séparer de lui ! Vous savez bien, Ermengarde, qu'il a toujours été ma seule raison de vivre.

— Hélas ! Je ne le sais que trop ! Depuis le temps que je vous vois vous fourrer dans d'affreuses impasses et vous jeter au-devant des mésaventures les plus sanglantes, je me demande s'il faut tellement remercier le ciel d'avoir placé Arnaud de Montsalvy sur votre chemin.

— Le ciel ne pouvait pas me faire plus merveilleux cadeau !

s'écria Catherine avec tant d'exaltation qu'Ermengarde leva les sourcils et, d'un ton négligent, remarqua :

— Dire que vous pouviez régner sur un empire ! Savez-vous que le duc Philippe ne vous a jamais oubliée ?

Catherine changea de couleur et s'écarta brusquement de son amie.

Ce rappel aux jours d'autrefois lui était pénible.

— Ermengarde, dit-elle calmement, si vous voulez que nous demeurions amies, ne me parlez plus jamais du duc Philippe ! Je veux oublier toute cette partie de ma vie.

— C'est que vous avez une mémoire bigrement accommodante !

Cela ne doit pas être facile !

— Peut-être ! Mais... et le ton de Catherine s'allégea soudainement.

Elle revint s'asseoir auprès d'Ermengarde toujours pelotonnée au fond de son lit et doucement demanda :

Parlez-moi plutôt des miens, de ma mère et de mon oncle Mathieu dont je n'ai plus de nouvelles depuis si longtemps ! Si toutefois vous en avez.

— Naturellement j'en ai, bougonna Ermengarde. Ils vont bien tous deux, mais ils supportent l'absence de nouvelles moins bien que vous !

Je les ai trouvés vieillis la dernière fois que je suis allée à Marsannay.

Mais leur santé est bonne.

— Ma... défection ne leur a pas valu de trop gros ennuis ?

demanda Catherine avec un brin de gêne.

— Il est bien temps de vous en soucier ! remarqua la vieille dame avec un sourire en coin. Non, rassurez- vous, se hâta-t-elle d'ajouter en voyant s'assombrir le visage de Catherine, il ne leur est rien advenu de fâcheux. Le duc n'a tout de même pas l'âme assez basse pour leur faire supporter ses déceptions amoureuses. Je croirais assez... qu'il espère au contraire que le désir de les revoir vous ramènera un jour dans ses États. Il n'allait donc pas commettre la sottise de les exiler pour les perdre de vue. Il désire, selon moi, que vous sachiez quelle grande âme il possède ! Aussi la fortune de votre oncle prospère-t-elle gentiment. Je n'en dirais pas autant de celle des Châteauvillain !

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