Tarass Boulba - Гоголь Николай Васильевич 11 стр.


Deux Cosaques sortirent des rangs des Zaporogues. L'un était tout jeune, l'autre un peu plus âgé; tous deux avaient, selon leur façon de dire, de bonnes dents pour mordre, non seulement en paroles, mais encore en action. Ils s'appelaient Okhrim Nach et Mikita Colokopitenko. Démid Popovitch les suivait, vieux Cosaque qui hantait depuis longtemps la setch, qui était allé jusque sous les murs d'Andrinople, et qui avait souffert bien des traverses en sa vie. Une fois, en se sauvant d'un incendie, il était revenu à la setch, avec la tête toute goudronnée, toute noircie, et les cheveux brûlés. Mais depuis lors, il avait eu le temps de se refaire et d'engraisser; sa longue touffe de cheveux entourait son oreille, et ses moustaches avaient repoussé noires et épaisses. Popovitch était renommé pour sa langue bien affilée.

– Toute l'armée a des joupans rouges, dit-il; mais je voudrais bien savoir si la valeur de l'armée est rouge aussi !

– Attendez, s'écria d'en haut le gros colonel; je vais vous garrotter tous. Rendez, esclaves, rendez vos mousquets et vos chevaux. Avez-vous vu comme j'ai déjà garrotté les vôtres? Qu'on amène les prisonniers sur le parapet.

Et l'on amena les Zaporogues garrottés. Devant eux marchait leur ataman Khlib, sans pantalon et sans vêtement supérieur, dans l'état où on l’avait saisi. Et l'ataman baissa la tête, honteux de sa nudité et de ce qu'il avait été pris en dormant, comme un chien.

– Ne t'afflige pas, Khlib, nous te délivrerons, lui criaient d'en bas les Cosaques.

– Ne t'afflige pas, ami, ajouta l'ataman Borodaty, ce n'est pas ta faute si l'on t'a pris tout nu; cela peut arriver à chacun. Mais honte à eux, qui t'exposent ignominieusement sans avoir, par décence, couvert ta nudité.

– Il paraît que vous n'êtes braves que quand vous avez affaire à des gens endormis, dit Golokopitenko, en regardant le parapet.

– Attendez, attendez, nous vous couperons vos touffes de cheveux, lui répondit-on d'en haut.

– Je voudrais bien voir comment ils nous couperaient nos touffes, disait Popovitch en tournant devant eux sur son cheval.

Et puis il ajouta, en regardant les siens:

– Mais peut-être que les Polonais disent la vérité; si ce gros-là les amène, ils seront bien défendus.

– Pourquoi crois-tu qu'ils seront bien défendus? répliquèrent les cosaques, sûrs d'avance que Popovitch allait lâcher un bon mot.

– Parce que toute l'armée peut se cacher derrière lui, et qu'il serait fort difficile d'attraper quelqu'un avec la lance par delà son ventre.

Tous les Cosaques se mirent à rire et, longtemps après, beaucoup d'entre eux secouaient encore la tête en répétant:

– Ce diable de Popovitch! s'il s'avise de décocher un mot à quelqu'un, alors…

Et les Cosaques n'achevèrent pas de dire ce qu'ils entendaient par alors…

– Reculez, reculez! s'écria le kochevoï.

Car les Polonais semblaient ne pas vouloir supporter une pareille bravade, et le colonel avait fait un signe de la main. En effet, à peine les Cosaques s'étaient-ils retirés, qu'une décharge de mousqueterie retentit sur le haut du parapet. Un grand mouvement se fit dans la ville; le vieux vaïvode apparut lui-même, monté sur son cheval. Les portes s’ouvrirent, et l'armée polonaise en sortit. À l'avant-garde marchaient les hussards , bien alignés, puis les cuirassiers avec des lances, tous portant des casques en cuivre. Derrière eux chevauchaient les plus riches gentilshommes, habillés chacun selon son caprice. Ils ne voulaient pas se mêler à la foule des soldats, et celui d'entre eux qui n'avait pas de commandement s'avançait seul à la tête de ses gens. Puis venaient d'autres rangs, puis l'officier fluet, puis d'autres rangs encore, puis le gros colonel, et le dernier qui quitta la ville fut le colonel sec et maigre.

– Empêchez-les, empêchez-les d'aligner leurs rangs, criait le kochévoï. Que tous les kouréni attaquent à la fois. Abandonnez les autres portes. Que le kourèn de Titareff attaque par son côté et le kourèn de Diadkoff par le sien. Koukoubenko et Palivoda, tombez sur eux par derrière. Divisez-les, confondez-les.

Et les Cosaques attaquèrent de tous les côtés. Ils rompirent les rangs polonais, les mêlèrent et se mêlèrent avec eux, sans leur donner le temps de tirer un coup de mousquet. On ne faisait usage que des sabres et des lances. Dans cette mêlée générale, chacun eut l'occasion de se montrer. Démid Popovitch tua trois fantassins et culbuta deux gentilshommes à bas de leurs chevaux, en disant:

– Voilà de bons chevaux; il y a longtemps que j'en désirais de pareils.

Et il les chassa devant lui dans la plaine, criant aux autres Cosaques de les attraper; puis il retourna dans la mêlée, attaqua les seigneurs qu'il avait démontés, tua l'un d'eux, jeta son arank au cou de l'autre, et le traîna à travers la campagne, après lui avoir pris son sabre à la riche poignée et sa bourse pleine de ducats. Kobita, bon Cosaque encore jeune, en vint aux mains avec un des plus braves de l'armée polonaise, et ils combattirent longtemps corps à corps. Le Cosaque finit par triompher; il frappa le Polonais dans la poitrine avec un couteau turc; mais ce fut en vain pour son salut; une balle encore chaude l'atteignit à la tempe. Le plus noble des seigneurs polonais l'avait ainsi tué, le plus beau des chevaliers et d'ancienne extraction princière; celui-ci se portait partout, sur son vigoureux cheval bai clair, et s'était déjà signalé par maintes prouesses. Il avait sabré deux Zaporogues, renversé un bon Cosaque, Fédor Korj, et l'avait percé de sa lance après avoir abattu son cheval d'un coup de pistolet. Il venait encore de tuer Kobita.

– C'est avec celui-là que je voudrais essayer mes forces, s'écria l'ataman du kourèn de Nésamaïko, Koukoubenko.

Il donna de l'éperon à son cheval et s'élança sur le Polonais, en criant d'une voix si forte que tous ceux qui se trouvaient proche tressaillirent involontairement. Le Polonais eut l'intention de tourner son cheval pour faire face à ce nouvel ennemi; mais l'animal ne lui obéit point. Épouvanté par ce terrible cri, il avait fait un bond de côté, et Koukoubenko put frapper, d'une balle dans le dos, le Polonais qui tomba de son cheval. Même alors, le Polonais ne se rendit pas; il tâcha encore de percer l'ennemi, mais sa main affaiblie laissa retomber son sabre. Koukoubenko prit à deux mains sa lourde épée, lui en enfonça la pointe entre ses lèvres pâlies. L'épée lui brisa les dents, lui coupa la langue, lui traversa les vertèbres du cou, et pénétra profondément dans la terre où elle le cloua pour toujours. Le sang rosé jaillit de la blessure, ce sang de gentilhomme, et lui teignit son caftan jaune brodé d'or. Koukoubenko abandonna le cadavre, et se jeta avec les siens sur un autre point.

– Comment peut-on laisser là une si riche armure sans la ramasser? dit l'ataman du kourèn d'Oumane, Borodaty.

Et il quitta ses gens pour s'avancer vers l'endroit où le gentilhomme gisait à terre.

– J'ai tué sept seigneurs de ma main, mais je n'ai trouvé sur aucun d'eux une aussi belle armure.

Et Borodaty, entraîné par l'ardeur du gain, se baissa pour enlever cette riche dépouille. Il lui ôta son poignard turc, orné de pierres précieuses, lui enleva sa bourse pleine de ducats, lui détacha du cou un petit sachet qui contenait, avec du linge fin, une boucle de cheveux donnée par une jeune fille, en souvenir d'amour. Borodaty n'entendit pas que l'officier au nez rouge arrivait sur lui par derrière, celui-là même qu'il avait déjà renversé de la selle, après l'avoir marqué d'une balafre au visage. L'officier leva son sabre et lui asséna un coup terrible sur son cou penché. L'amour du butin n'avait pas mené à une bonne fin l'ataman Borodaty. Sa tête puissante roula par terre d'un côté, et son corps de l'autre, arrosant l'herbe de son sang. À peine l'officier vainqueur avait-il saisi par sa touffe de cheveux la tête de l'ataman pour la pendre à sa selle, qu'un vengeur s'était déjà levé.

Ainsi qu'un épervier qui, après avoir tracé des cercles avec ses puissantes ailes, s'arrête tout à coup immobile dans l'air, et fond comme la flèche sur une caille qui chante dans les blés près de la route, ainsi le fils de Tarass, Ostap, s'élança sur l'officier polonais et lui jeta son nœud coulant autour du cou. Le visage rouge de l'officier rougit encore quand le nœud coulant lui serra la gorge. Il saisit convulsivement son pistolet, mais sa main ne put le diriger, et la balle alla se perdre dans la plaine. Ostap détacha de la selle du Polonais un lacet en soie dont il se servait pour lier les prisonniers, lui garrotta les pieds et les bras, attacha l'autre bout du lacet à l'arçon de sa propre selle, et le traîna à travers champs, en criant aux Cosaques d'Oumane d'aller rendre les derniers devoirs à leur ataman. Quand les Cosaques de ce kourèn apprirent que leur ataman n'était plus en vie, ils abandonnèrent le combat pour relever son corps, et se concertèrent pour savoir qui il fallait choisir à sa place.

– Mais à quoi bon tenir de longs conseils! dirent-ils enfin; il est impossible de choisir un meilleur kourennoï qu'Ostap Boulba. Il est vrai qu'il est plus jeune que nous tous; mais il a de l'esprit et du sens comme un vieillard.

Ostap, ôtant son bonnet, remercia ses camarades de l'honneur qu'ils lui faisaient, mais sans prétexter ni sa jeunesse, ni son manque d'expérience, car, en temps de guerre, il n'est pas permis d'hésiter. Ostap les conduisit aussitôt contre l'ennemi, et leur prouva que ce n'était pas à tort qu'ils l'avaient choisi pour ataman. Les Polonais sentirent que l'affaire devenait trop chaude; ils reculèrent et traversèrent la plaine pour se rassembler de l'autre côté. Le petit colonel fit signe à une troupe de quatre cents hommes qui se tenaient en réserve près de la porte de la ville, et ils firent une décharge de mousqueterie sur les Cosaques. Mais ils n'atteignirent que peu de monde. Quelques balles allèrent frapper les bœufs de l'armée, qui regardaient stupidement le combat. Épouvantés, ces animaux poussèrent des mugissements, se ruèrent sur le tabor des Cosaques, brisèrent des chariots et foulèrent aux pieds beaucoup de monde. Mais Tarass, en ce moment, s'élançant avec son polk de l'embuscade où il était posté, leur barra le passage, en faisant jeter de grands cris à ses gens. Alors tout le troupeau furieux, éperdu, se retourna sur les régiments polonais qu'il mit en désordre.

– Grand merci, taureaux! criaient les Zaporogues; vous nous avez bien servis pendant la marche, maintenant, vous nous servez à la bataille!

Les Cosaques se ruèrent de nouveau sur l'ennemi. Beaucoup de Polonais périrent, beaucoup de Cosaques se distinguèrent, entre autres Metelitza, Chilo, les deux Pissarenko, Vovtousenko. Se voyant pressés de toutes parts, les Polonais élevèrent leur bannière en signe de ralliement, et se mirent à crier qu'on leur ouvrît les portes de la ville. Les portes fermées s'ouvrirent en grinçant sur leurs gonds et reçurent les cavaliers fugitifs, harassés, couverts de poussière, comme la bergerie reçoit les brebis. Beaucoup de Zaporogues voulaient les poursuivre jusque dans la ville, mais Ostap arrêta les siens en leur disant:

– Éloignez-vous, seigneurs frères, éloignez-vous des murailles; il n'est pas bon de s’en approcher.

Ostap avait raison, car, dans le moment même, une décharge générale retentit du haut des remparts. Le kochévoï s'approcha pour féliciter Ostap.

– C'est encore un jeune ataman, dit-il, mais il conduit ses troupes comme un vieux chef.

Le vieux Tarass tourna la tête pour voir quel était ce nouvel ataman; il aperçut son fils Ostap à la tête du kourèn d'Oumane, le bonnet sur l'oreille la massue d'ataman dans sa main droite.

– Voyez-vous le drôle! se dit-il tout joyeux.

Et il remercia tous les Cosaques d'Oumane pour l'honneur qu'ils avaient fait à son fils.

Les Cosaques reculèrent jusqu'à leur tabor; les Polonais parurent de nouveau sur le parapet, mais, cette fois, leurs riches joupans étaient déchirés, couverts de sang et de poussière.

– Holà! hé! avez-vous pansé vos blessures? leur criaient les Zaporogues.

– Attendez! Attendez! répondait d'en haut le gros colonel en agitant une corde dans ses mains.

Et longtemps encore, les soldats des deux partis échangèrent des menaces et des injures.

Enfin, ils se séparèrent. Les uns allèrent se reposer des fatigues du combat; les autres se mirent à appliquer de la terre sur leurs blessures et déchirèrent les riches habits qu'ils avaient enlevés aux morts pour en faire des bandages. Ceux qui avaient conservé le plus de forces, s'occupèrent à rassembler les cadavres de leurs camarades et à leur rendre les derniers honneurs. Avec leurs épées et leurs lances, ils creusèrent des fosses dont ils emportaient la terre dans les pans de leurs habits; ils y déposèrent soigneusement les corps des Cosaques, et les recouvrirent de terre fraîche pour ne pas les laisser en pâture aux oiseaux. Les cadavres des Polonais furent attachés par dizaines aux queues des chevaux, que les Zaporogues lancèrent dans la plaine en les chassant devant eux à grands coups de fouet. Les chevaux furieux coururent longtemps à travers les champs, traînant derrière eux les cadavres ensanglantés qui roulaient et se heurtaient dans la poussière.

Le soir venu, tous les kouréni s'assirent en rond et se mirent à parler des hauts faits de la journée. Ils veillèrent longtemps ainsi. Le vieux Tarass se coucha plus tard que tous les autres; il ne comprenait pas pourquoi Andry ne s'était pas montré parmi les combattants. Le Judas avait-il eu honte de se battre contre ses frères? Ou bien le juif l'avait il trompé, et Andry se trouvait-il en prison. Mais Tarass se souvint que le cœur d'Andry avait toujours été accessible aux séductions des femmes, et, dans sa désolation, il se mit à maudire la Polonaise qui avait perdu son fils, à jurer qu'il en tirerait vengeance. Il aurait tenu son serment, sans être touché par la beauté de cette femme; il l'aurait traînée par ses longs cheveux à travers tout le camp des Cosaques; il aurait meurtri et souillé ses belles épaules, aussi blanches que la neige éternelle qui couvre le sommet des hautes montagnes; il aurait mis en pièces son beau corps. Mais Boulba ne savait pas lui-même ce que Dieu lui préparait pour le lendemain… Il finit par s'endormir, tandis que la garde, vigilante et sobre, se tint toute la nuit près des feux, regardant avec attention de tous côtés dans les ténèbres.

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