Tarass Boulba - Гоголь Николай Васильевич 17 стр.


Mardochée s'éloigna bientôt avec ses compagnons, remplis d'admiration pour sa sagesse. Boulba demeura seul. Il était dans une situation étrange, inconnue; et pour la première fois de sa vie, il ressentait de l'inquiétude; son âme éprouvait une excitation fébrile. Ce n'était plus l'ancien Boulba, inflexible, inébranlable, puissant comme un chêne; Il était devenu pusillanime; Il était faible maintenant. Il frissonnait à chaque léger bruit, à chaque nouvelle figure de juif qui apparaissait au bout de la rue. Il demeura toute la journée dans cette situation; il ne but, ni ne mangea, et ses yeux ne se détachèrent pas un instant de la petite fenêtre qui donnait dans la rue. Enfin le soir, assez tard, arrivèrent Mardochée et Yankel. Le cœur de Tarass défaillit.

– Eh bien! avez-vous réussi? demanda-t-il avec l'impatience d'un cheval sauvage.

Mais, avant que les juifs eussent rassemblé leur courage pour lui répondre, Tarass avait déjà remarqué qu'il manquait à Mardochée sa dernière tresse de cheveux, laquelle, bien qu'assez malpropre, s'échappait autrefois en boucle par dessous sa cape. Il était évident qu'il voulait dire quelque chose; mais il balbutia d'une manière si étrange que Tarass n'y put rien comprendre. Yankel aussi portait souvent la main à sa bouche, comme s'il eût souffert d'une fluxion.

– Ô cher seigneur! dit Yankel, c'est tout à fait impossible à présent. Dieu le voit! c'est impossible! Nous avons affaire à un si vilain peuple qu'il faudrait lui cracher sur la tête. Voilà Mardochée qui dira la même chose. Mardochée a fait ce que nul homme au monde ne ferait; mais Dieu n'a pas voulu qu'il en fût ainsi. Il y a trois mille hommes de troupes dans la ville, et demain on les mène tous au supplice.

Tarass regarda les juifs entre les deux yeux, mais déjà sans impatience et sans colère.

– Et si ta seigneurie veut une entrevue, il faut y aller demain de bon matin, avant que le soleil ne soit levé. Les sentinelles consentent, et j'ai la promesse d'un Leventar. Seulement je désire qu'ils n'aient pas de bonheur dans l'autre monde. Ah weh mir! quel peuple cupide! même parmi nous il n'y en a pas de pareils; j'ai donné cinquante ducats à chaque sentinelle et au Leventar

– C'est bien. Conduis-moi près de lui, dit Tarass résolument, et toute sa fermeté rentra dans son âme. Il consentit à la proposition que lui fit Yankel, de se déguiser en costume de comte étranger, venu d'Allemagne; le juif, prévoyant, avait déjà préparé les vêtements nécessaires. Il faisait nuit. Le maître de la maison (ce même juif à cheveux roux et couvert de taches de rousseur) apporta un maigre matelas, couvert d'une espèce de natte, et l'étendit sur un des bancs pour Boulba. Yankel se coucha par terre sur un matelas semblable.

Le juif aux cheveux roux but une tasse d'eau-de-vie, puis ôta son demi-caftan, ne conservant que ses souliers et ses bas qui lui donnaient beaucoup de ressemblance avec un poulet, et il s'en fut se coucher à côté de sa juive, dans quelque chose qui ressemblait à une armoire. Deux petits juifs se couchèrent par terre auprès de l'armoire, comme deux chiens domestiques. Mais Tarass ne dormait pas: il demeurait immobile, frappant légèrement la table de ses doigts. Sa pipe à la bouche, il lançait des nuages de fumée qui faisaient éternuer le juif endormi et l'obligeaient à se fourrer le nez sous la couverture. À peine le ciel se fut-il coloré d'un pâle reflet de l'aurore, qu'il poussa Yankel du pied.

– Debout, juif, et donne-moi ton costume de comte.

Il s’habilla en une minute, il se noircit les moustaches et les sourcils, se couvrit la tête d'un petit chapeau brun, et s'arrangea de telle sorte qu'aucun de ses Cosaques les plus proches n'eût pu le reconnaître. À le voir, on ne lui aurait pas donné plus de trente ans. Les couleurs de sa santé brillaient sur ses joues, et ses cicatrices mêmes lui donnaient un certain air d'autorité. Ses vêtements chamarrés d'or lui seyaient à merveille.

Les rues dormaient encore. Pas le moindre marchand ne se montrait dans la ville, une corbeille à la main. Boulba et Yankel atteignirent un édifice qui ressemblait à un héron au repos. C'était un bâtiment bas, large, lourd, noirci par le temps, et à l'un de ses angles s'élançait, comme le cou d'une cigogne, une longue tour étroite, couronnée d'un lambeau de toiture. Cet édifice servait à beaucoup d'emplois divers. Il renfermait des casernes, une prison et même un tribunal criminel. Nos voyageurs entrèrent dans le bâtiment et se trouvèrent au milieu d'une vaste salle ou plutôt d'une cour fermée par en haut. Près de mille hommes y dormaient ensemble. En face d'eux se trouvait une petite porte, devant laquelle deux sentinelles jouaient à un jeu qui consistait à se frapper l'un l'autre sur les mains avec les doigts. Ils firent peu d'attention aux arrivants et ne tournèrent la tête que lorsque Yankel leur eut dit:

– C'est nous, entendez-vous bien, mes seigneurs? c'est nous.

– Allez, dit l'un d'eux, ouvrant la porte d'une main et tendant l'autre à son compagnon, pour recevoir les coups obligés.

Ils entrèrent dans un corridor étroit et sombre, qui les mena dans une autre salle pareille avec de petites fenêtres en haut.

«Qui vive!» crièrent quelques voix, et Tarass vit un certain nombre de soldats armés de pied en cap.

– Il nous est ordonné de ne laisser entrer personne.

– C'est nous! criait Yankel; Dieu le voit, c'est nous, mes seigneurs!

Mais personne ne voulait l'écouter. Par bonheur, en ce moment s'approcha un gros homme, qui paraissait être le chef, car il criait plus tort que les autres.

– Mon seigneur, c'est nous; vous nous connaissez déjà, et le seigneur comte vous témoignera encore sa reconnaissance…

– Laissez-les passer; que mille diables vous serrent la gorge! mais ne laissez plus passer qui que ce soit! Et qu'aucun de vous ne détache son sabre, et ne se couche par terre…

Nos voyageurs n'entendirent pas la suite de cet ordre éloquent.

– C'est nous, c'est moi, c'est nous-mêmes! disait Yankel à chaque rencontre.

– Peut-on maintenant? demanda-t-il à l'une des sentinelles, lorsqu'ils furent enfin parvenus à l'endroit où finissait le corridor.

– On peut: seulement je ne sais pas si on vous laissera entrer dans sa prison même. Yan n'y est plus maintenant; on a mis un autre à sa place, répondit la sentinelle.

– Aïe, aïe, dit le juif à voix basse. Voilà qui est mauvais, mon cher seigneur.

– Marche, dit Tarass avec entêtement.

Le juif obéit.

À la porte pointue du souterrain, se tenait un heiduque orné d'une moustache à triple étage. L'étage supérieur montait aux yeux, le second allait droit en avant, et le troisiè me descendait sur la bouche, ce qui lui donnait une singulière ressemblance avec un matou.

Le juif se courba jusqu'à terre, et s'approcha de lui presque plié en deux.

– Votre seigneurie! mon illustre seigneur!

– Juif, à qui dis-tu cela?

– À vous, mon illustre seigneur.

– Hum!… Je ne suis pourtant qu'un simple heiduque! dit le porteur de moustaches à trois étages, et ses yeux brillèrent de contentement.

– Et moi, Dieu me damne, je croyais que c'était le colonel en personne. Aïe, aïe, aïe… En disant ces mots le juif secoua la tête et écarta les doigts des mains. Aïe, quel aspect imposant! Vrai Dieu, c'est un colonel, tout à fait un colonel. Un seul doigt de plus, et c'est un colonel. Il faudrait mettre mon seigneur à cheval sur un étalon rapide comme une mouche, pour qu'il fît manœuvrer le régiment.

Le heiduque retroussa l'étage inférieur de sa moustache, et ses yeux brillèrent d'une complète satisfaction.

– Mon Dieu, quel peuple martial! continua le juif: oh weh mir, quel peuple superbe! Ces galons, ces plaques dorées, tout cela brille comme un soleil; et les jeunes filles, dès qu'elles voient ces militaires… aïe, aïe!

Le juif secoua de nouveau la tête.

Le heiduque retroussa l'étage supérieur de sa moustache, et fit entendre entre ses dents un son à peu près semblable au hennissement d'un cheval.

– Je prie mon seigneur de nous rendre un petit service, dit le juif. Le prince que voici arrive de l'étranger, et il voudrait voir les Cosaques. De sa vie il n'a encore vu quelle espèce de gens sont les Cosaques.

La présence de comtes et de barons étrangers en Pologne était assez ordinaire; ils étaient souvent attirés par la seule curiosité de voir ce petit coin presque à demi asiatique de l'Europe. Quant à la Moscovie et à l'Ukraine, ils regardaient ces pays comme faisant partie de l'Asie même. C'est pourquoi le heiduque, après avoir fait un salut assez respectueux, jugea convenable d'ajouter quelques mots de son propre chef.

– Je ne sais, dit-il, pourquoi Votre Excellence veut les voir. Ce sont des chiens, et non pas des hommes. Et leur religion est telle, que personne n'en fait le moindre cas.

– Tu mens, fils du diable! dit Boulba, tu es un chien toi-même! Comment oses-tu dire qu'on ne fait pas cas de notre religion! C'est de votre religion hérétique qu'on ne fait pas cas!

– Eh, eh! dit le heiduque, je sais, l’ami, qui tu es maintenant. Tu es toi-même de ceux qui sont là sous ma garde. Attends, je vais appeler les nôtres.

Taras vit son imprudence, mais l'entêtement et le dépit l'empêchèrent de songer à la réparer. Par bonheur, à l'instant même, Yankel parvint à se glisser entre eux.

– Mon seigneur! Comment serait-il possible que le comte fût un Cosaque! Mais s'il était un Cosaque, où aurait-il pris un pareil vêtement et un air si noble?

– Va toujours!

Et le heiduque ouvrait déjà sa large bouche pour crier.

– Royale Majesté, taisez-vous, taisez-vous! au nom de Dieu, s'écria Yankel, taisez-vous! Nous vous payerons comme personne n'a été payé de sa vie; nous vous donnerons deux ducats en or.

– Hé, hé! deux ducats! Deux ducats ne me font rien. Je donne deux ducats à mon barbier pour qu'il me rase seulement la moitié de ma barbe. Cent ducats, juif!

Ici le heiduque retroussa sa moustache supérieure.

– Si tu ne me donnes pas à l'instant cent ducats, je crie à la garde.

– Pourquoi donc tant d'argent? dit piteusement le juif, devenu tout pâle, en détachant les cordons de sa bourse de cuir.

Mais, heureusement pour lui, il n'y avait pas davantage dans sa bourse, et le heiduque ne savait pas compter au-delà de cent.

– Mon seigneur, mon seigneur! partons au plus vite. Vous voyez quelles mauvaises gens cela fait, dit Yankel, après avoir observé que le heiduque maniait l'argent dans ses mains, comme s'il eût regretté de n'en avoir pas demandé davantage.

– Hé bien, allons donc, heiduque du diable! dit Boulba: tu as pris l'argent, et tu ne songes pas à nous faire voir les Cosaques? Non, tu dois nous les faire voir. Puisque tu as reçu l'argent, tu n'es plus en droit de nous refuser.

– Allez, allez au diable! sinon, je vous dénonce à l'instant et alors… tournez les talons, vous dis-je, et déguerpissez au plus tôt.

– Mon seigneur, mon seigneur! allons-nous-en, au nom de Dieu, allons-nous-en. Fi sur eux! Qu'ils voient en songe une telle chose, qu'il leur faille cracher! criait le pauvre Yankel.

Boulba, la tête baissée, s'en revint lentement, poursuivi par les reproches de Yankel, qui se sentait dévoré de chagrin à l'idée d'avoir perdu pour rien ses ducats.

– Mais aussi, pourquoi le payer? Il fallait laisser gronder ce chien. Ce peuple est ainsi fait, qu'il ne peut pas ne pas gronder. Oh weh mir! quels bonheurs Dieu envoie aux hommes! Voyez; cent ducats, seulement pour nous avoir chassés! Et un pauvre juif! on lui arrachera ses boucles de cheveux, et de son museau l'on fera une chose impossible à regarder, et personne ne lui donnera cent ducats! Ô mon Dieu! ô Dieu de miséricorde!

Mais l'insuccès de leur tentative avait eu sur Boulba une tout autre influence; on en voyait l'effet dans la flamme dévorante dont brillaient ses yeux.

– Marchons, dit-il tout à coup, en secouant une espèce de torpeur: allons sur la place publique. Je veux voir comment on le tourmentera.

– Ô mon seigneur, pourquoi faire? Là, nous ne pouvons pas le secourir.

– Marchons, dit Boulba avec résolution.

Et le juif, comme une bonne d'enfant, le suivit avec un soupir.

Il n'était pas difficile de trouver la place où devait avoir lieu le supplice; le peuple y affluait de toutes parts. Dans ce siècle grossier, c'était un spectacle des plus attrayants, non seulement pour la populace, mais encore pour les classes élevées. Nombre de vieilles femmes dévotes, nombre de jeunes filles peureuses, qui rêvaient ensuite toute la nuit de cadavres ensanglantés, et qui s'éveillaient en criant comme peut crier un hussard ivre, n'en saisissaient pas moins avec avidité l'occasion de satisfaire leur curiosité cruelle. Ah! quelle horrible torture! criaient quelques-unes d'entre elles, avec une terreur fébrile, en fermant les yeux et en détournant le visage; et pourtant elles demeuraient à leur place. Il y avait des hommes qui, la bouche béante, les mains étendues convulsivement, auraient voulu grimper sur les têtes des autres pour mieux voir. Au milieu de figures étroites et communes, ressortait la face énorme d'un boucher, qui observait toute l'affaire d'un air connaisseur, et conversait en monosyllabes avec un maître d'armes qu'il appelait son compère, parce que, les jours de fête, ils s'enivraient dans le même cabaret. Quelques-uns discutaient avec vivacité, d'autres tenaient même des paris; mais la majeure partie appartenait à ce genre d'individus qui regardent le monde entier et tout ce qui pause dans le monde, en se grattant le nez avec les doigts. Sur le premier plan, auprès des porteurs de moustaches, qui composaient la garde de la ville, se tenait un jeune gentilhomme campagnard, ou qui paraissait tel, en costume militaire, et qui avait mis sur son dos tout ce qu'il possédait, de sorte qu'il ne lui était resté à la maison qu'une chemise déchirée et de vieilles bottes. Deux chaînes, auxquelles pendait une espèce de ducat, se croisaient sur sa poitrine. Il était venu là avec sa maîtresse Youséfa, et s'agitait continuellement, pour que l'on ne tachât point sa robe de soie. Il lui avait tout expliqué par avance, si bien qu'il était décidément impossible de rien ajouter.

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