Tarass Boulba - Гоголь Николай Васильевич 4 стр.


– Comme ce drôle s'est développé, dit-il en l'examinant. Quel beau corps d'homme!

En effet, le tableau était achevé. Le Zaporogue s'était étendu en travers de la route comme un lion couché. Sa touffe de cheveux, fièrement rejetée en arrière, couvrait deux palmes de terrain à l'entour de sa tête. Ses pantalons de beau drap rouge avaient été salis de goudron, pour montrer le peu de cas qu'il en faisait. Après l'avoir admiré tout à son aise Boulba continua son chemin par une rue étroite, toute remplie de métiers faits en plein vent, et de gens de toutes nations qui peuplaient ce faubourg, semblable à une foire, par lequel était nourrie et vêtue la setch, qui ne savait que boire et tirer le mousquet.

Enfin, ils dépassèrent le faubourg et aperçurent plusieurs huttes éparses, couvertes de gazon ou de feutre, à la mode tatare. Devant quelques-unes, des canons étaient en batterie. On ne voyait aucune clôture, aucune maisonnette avec son perron à colonnes de bois, comme il y en avait dans le faubourg. Un petit parapet en terre et une barrière que personne ne gardait, témoignaient de la prodigieuse insouciance des habitants. Quelques robustes Zaporogues, couchés sur le chemin, leurs pipes à la bouche, les regardèrent passer avec indifférence et sans remuer de place. Tarass et ses fils passèrent au milieu d'eux avec précaution, en leur disant:

– Bonjour, seigneurs!

– Et vous, bonjour, répondaient-ils.

On rencontrait partout des groupes pittoresques. Les visages hâlés de ces hommes montraient qu'ils avaient souvent pris part aux batailles, et éprouvé toutes sortes de vicissitudes. Voilà la setch; voilà le repaire d'où s'élancent tant d'hommes fiers et forts comme des lions; voilà d'où sort la puissance cosaque pour se répandre sur toute l'Ukraine. Les voyageurs traversèrent une place spacieuse où s'assemblait habituellement le conseil. Sur un grand tonneau renversé, était assis un Zaporogue sans chemise; il la tenait à la main, et en raccommodait gravement les trous. Le chemin leur fut de nouveau barré par une troupe entière de musiciens, au milieu desquels un jeune Zaporogue, qui avait planté son bonnet sur l'oreille, dansait avec frénésie, en élevant les mains par-dessus sa tête. Il ne cessait de crier:

– Vite, vite, musiciens, plus vite. Thomas, n'épargne pas ton eau-de-vie aux vrais chrétiens.

Et Thomas, qui avait l’œil poché, distribuait de grandes cruches aux assistants. Autour du jeune danseur, quatre vieux Zaporogues trépignaient sur place, puis tout à coup se jetaient de côté, comme un tourbillon, jusque sur la tête des musiciens, puis, pliant les jambes, se baissaient jusqu'à terre, et, se redressant aussitôt, frappaient la terre de leurs talons d'argent. Le sol retentissait sourdement à l'entour, et l'air était rempli des bruits cadencés du hoppak et du tropak . Parmi tous ces Cosaques, il s'en trouvait un qui criait et qui dansait avec le plus de fougue. Sa touffe de cheveux volait à tous vents, sa large poitrine était découverte, mais il avait passé dans les bras sa pelisse d'hiver, et la sueur ruisselait sur son visage.

– Mais ôte donc ta pelisse, lui dit enfin Tarass; vois comme il fait chaud.

– C'est impossible, lui cria le Zaporogue.

– Pourquoi?

– C'est impossible, je connais mon caractère; tout ce que j'ôte passe au cabaret.

Le gaillard n'avait déjà plus de bonnet, plus de ceinture, plus de mouchoir brodé; tout cela était allé où il avait dit. La foule des danseurs grossissait de minute en minute; et l'on ne pouvait voir sans une émotion contagieuse toute cette foule se ruer à cette danse, la plus libre, la plus folle d'allure qu'on n’ait jamais vue dans le monde, et qui s'appelle, du nom de ses inventeurs, le kasatchok.

– Ah! si je n'étais pas à cheval, s'écria Tarass, je me serais mis, oui, je me serais mis à danser moi-même!

Mais, cependant, commencèrent à se montrer dans la foule des hommes âgés, graves, respectés de toute la setch, qui avaient été plus d'une fois choisis pour chefs. Tarass retrouva bientôt un grand nombre de visages connus. Ostap et Andry entendaient à chaque instant les exclamations suivantes:

– Ah! c'est toi, Pétchéritza.

– Bonjour, Kosoloup.

– D'où viens tu, Tarass?

– Et toi, Doloto?

– Bonjour, Kirdiaga.

– Bonjour, Gousti.

– Je ne m'attendais pas à te voir, Rémen.

Et tous ces gens de guerre, qui s'étaient rassemblés là des quatre coins de la grande Russie, s'embrassaient avec effusion, et l'on n'entendait que ces questions confuses:

– Que fait Kassian? Que fait Borodavka? Et Koloper? Et Pidzichok?

Et Tarass Boulba recevait pour réponse qu'on avait pendu Borodavka à Tolopan, écorché vif Koloper à Kisikermen, et envoyé la tête de Pidzichok salée dans un tonneau jusqu'à Constantinople. Le vieux Boulba se mit à réfléchir tristement, et répéta maintes fois:

– C'étaient de bons Cosaques!

CHAPITRE III

Il y avait déjà plus d'une semaine que Tarass Boulba habitait la setch avec ses fils. Ostap et Andry s'occupaient peu d'études militaires, car la setch n'aimait pas à perdre le temps en vains exercices; la jeunesse faisait son apprentissage dans la guerre même, qui, pour cette raison, se renouvelait sans cesse. Les Cosaques trouvaient tout à fait oiseux de remplir par quelques études les rares intervalles de trêve; ils aimaient tirer au blanc, galoper dans les steppes et chasser à courre. Le reste du temps se donnait à leurs plaisirs, le cabaret et la danse. Toute la setch présentait un aspect singulier; c'était comme une fête perpétuelle, comme une danse bruyamment commencée et qui n'arriverait jamais à sa fin. Quelques-uns s'occupaient de métiers, d'autres de petit commerce; mais la plus grande partie se divertissait du matin au soir, tant que la possibilité de le faire résonnait dans leurs poches, et que leur part de butin n'était pas encore tombée dans les mains de leurs camarades ou des cabaretiers. Cette fête continuelle avait quelque chose de magique. La setch n'était pas un ramassis d'ivrognes qui noyaient leurs soucis dans les pots; c'était une joyeuse bande d'hommes insouciants et vivants dans une folle ivresse de gaieté. Chacun de ceux qui venaient là oubliait tout ce qui l'avait occupé jusqu'alors. On pouvait dire, suivant leur expression, qu'il crachait sur tout son passé, et il s'adonnait avec l'enthousiasme d'un fanatique aux charmes d'une vie de liberté menée en commun avec ses pareils, qui, comme lui, n'avaient plus ni parents, ni famille, ni maisons, rien que l'air libre et l'intarissable gaieté de leur âme. Les différents récits et dialogues qu'on pouvait recueillir de cette foule nonchalamment étendue par terre avaient quelquefois une couleur si énergique et si originale, qu'il fallait avoir tout le flegme extérieur d'un Zaporogue pour ne pas se trahir, même par un petit mouvement de la moustache: caractère qui distingue les Petits-Russiens des autres races slaves. La gaieté était bruyante, quelquefois à l'excès, mais les buveurs n'étaient pas entassés dans un kabak sale et sombre, où l'homme s'abandonne à une ivresse triste et lourde. Là ils formaient comme une réunion de camarades d'école, avec la seule différence que, au lieu d'être assis sous la sotte férule d'un maître, tristement penchés sur des livres, ils faisaient des excursions avec cinq mille chevaux; au lieu de l'étroite prairie où ils avaient joué au ballon, ils avaient des steppes spacieuses, infinies, où se montrait, dans le lointain, le Tatar agile, ou bien le Turc grave et silencieux sous son large turban. Il y avait encore cette différence que, au lieu de la contrainte qui les rassemblait dans l'école, ils s'étaient volontairement réunis, en abandonnant père, mère, et le toit paternel. On trouvait là des gens qui, après avoir eu la corde autour du cou, et déjà voués à la pâle mort, avaient revu la vie dans toute sa splendeur; d'autres encore, pour qui un ducat avait été jusque-là une fortune, et dont on aurait pu, grâce aux juifs intendants, retourner les poches sans crainte d'en rien faire tomber. On y rencontrait des étudiants qui, n'ayant pu supporter les verges académiques, s'étaient enfuis de l'école, sans apprendre une lettre de l'alphabet, tandis qu'il y en avait d'autres qui savaient fort bien ce qu'étaient Horace, Cicéron et la République romaine. On y trouvait aussi des officiers polonais qui s'étaient distingués dans les armées du roi, et grand nombre de partisans, convaincus qu'il était indifférent de savoir où et pour qui l'on faisait la guerre, pourvu qu'on la fît, et parce qu'il est indigne d'un gentilhomme de ne pas faire la guerre. Beaucoup enfin venaient à la setch uniquement pour dire qu'ils y avaient été, et qu'ils en étaient revenus chevaliers accomplis. Mais qui n'y avait-il pas? Cette étrange république répondait à un besoin du temps. Les amateurs de la vie guerrière, des coupes d'or, des riches étoffes, des ducats et des sequins pouvaient, en toute saison, y trouver de la besogne. Il n'y avait que les amateurs du beau sexe qui n'eussent rien à faire là, car aucune femme ne pouvait se montrer, même dans le faubourg de la setch. Ostap et Andry trouvaient très étrange de voir une foule de gens se rendre à la setch, sans que personne leur demandât qui ils étaient, ni d'où ils venaient. Ils y entraient comme s'ils fussent revenus à la maison paternelle, l'ayant quittée une heure avant. Le nouveau venu se présentait au kochévoï , et le dialogue suivant s'établissait d'habitude entre eux:

– Bonjour. Crois-tu en Jésus-Christ?

– J'y crois, répondait l'arrivant.

– Et à la Sainte Trinité?

– J'y crois de même.

– Vas-tu à l'église?

– J'y vais.

– Fais le signe de la croix.

L'arrivant le faisait.

– Bien, reprenait le kochévoï, va au kourèn qu'il te plaît de choisir.

À cela se bornait la cérémonie de la réception.

Toute la setch priait dans la même église, prête à la défendre jusqu'à la dernière goutte de sang, bien que ces gens ne voulussent jamais entendre parler de carême et d'abstinence. Il n'y avait que des juifs, des Arméniens et des Tatars qui, séduits par l'appât du gain, se décidaient à faire leur commerce dans le faubourg, parce que les Zaporogues n'aimaient pas à marchander, et payaient chaque objet juste avec l'argent que leur main tirait de la poche. Du reste, le sort de ces commerçants avides était très précaire et très digne de pitié. Il ressemblait à celui des gens qui habitent au pied du Vésuve, car dès que les Zaporogues n'avaient plus d'argent, ils brisaient leurs boutiques et prenaient tout sans rien payer. La setch se composait d'au moins soixante kouréni, qui étaient autant de petites républiques indépendantes, ressemblant aussi à des écoles d'enfants qui n'ont rien à eux, parce qu'on leur fournit tout. Personne, en effet, ne possédait rien; tout se trouvait dans les mains de l'ataman du kourèn, qu'on avait l'habitude de nommer père (batka). Il gardait l'argent, les habits, les provisions, et jusqu'au bois de chauffage. Souvent un kourèn se prenait de querelle avec un autre. Dans ce cas, la dispute se vidait par un combat à coups de poing, qui ne cessait qu'avec le triomphe d'un parti, et alors commençait une fête générale. Voilà quelle était cette setch qui avait tant de charme pour les jeunes gens. Ostap et Andry se lancèrent avec toute la fougue de leur âge sur cette mer orageuse, et ils eurent bien vite oublié le toit paternel, et le séminaire, et tout ce qui les avait jusqu'alors occupés. Tout leur semblait nouveau, et les mœurs vagabondes de la setch, et les lois fort peu compliquées qui la régissaient, mais qui leur paraissaient encore trop sévères pour une telle république. Si un Cosaque volait quelque misère, c'était compté pour une honte sur toute l'association. On l'attachait, comme un homme déshonoré, à une sorte de colonne infâme, et, près de lui, l'on posait un gros bâton dont chaque passant devait lui donner un coup jusqu'à ce que mort s'ensuivît. Le débiteur qui ne payait pas était enchaîné à un canon, et il restait à cette attache jusqu'à ce qu'un camarade consentit à payer sa dette pour le délivrer; mais Andry fut surtout frappé par le terrible supplice qui punissait le meurtrier. On creusait une fosse profonde dans laquelle on couchait le meurtrier vivant, puis on posait sur son corps le cadavre du mort enfermé dans un cercueil, et on les couvrait tous les deux de terre. Longtemps après une exécution de ce genre, Andry fut poursuivi par l'image de ce supplice horrible, et l'homme enterré vivant sous le mort se représentait incessamment à son esprit.

Les deux jeunes Cosaques se firent promptement aimer de leurs camarades. Souvent, avec d'autres membre du même kourèn, ou avec le kourèn tout entier, ou même avec les kouréni voisins, ils s'en allaient dans la steppe à la chasse des innombrables oiseaux sauvages, des cerfs, des chevreuils; ou bien ils se rendaient sur les bords des lacs et des cours d'eau attribués par le sort à leur kourèn, pour jeter leurs filets et ramasser de nombreuses provisions. Quoique ce ne fût pas précisément la vraie science du Cosaque, ils se distinguaient parmi les autres par leur courage et leur adresse. Ils tiraient bien au blanc, ils traversaient le Dniepr à la nage, exploit pour lequel un jeune apprenti était solennellement reçu dans le cercle des Cosaques. Mais le vieux Tarass leur préparait une autre sphère d'activité. Une vie si oisive ne lui plaisait pas; il voulait arriver à la véritable affaire. Il ne cessait de réfléchir sur la manière dont on pourrait décider la setch à quelque hardie entreprise, où un chevalier pût se montrer ce qu'il est. Un jour, enfin, il alla trouver le kochévoï, et lui dit sans préambule:

– Eh bien, kochévoï, il serait temps que les Zaporogues allassent un peu se promener.

– Il n'y a pas où se promener, répondit le kochévoï en ôtant de sa bouche une petite pipe, et en crachant de côté.

– Comment, il n'y a pas où? On peut aller du côté des Turcs, ou du côté des Tatars.

– On ne peut ni du côté des Turcs, ni du côté des Tatars, répondit le kochévoï en remettant, d'un grand sang-froid, sa pipe entre ses dents.

– Mais pourquoi ne peut-on pas?

– Parce que… nous avons promis la paix au sultan.

– Mais c'est un païen, dit Boulba; Dieu et la sainte Écriture ordonnent de battre les païens.

– Nous n'en avons pas le droit. Si nous n'avions pas juré sur notre religion, peut-être serait-ce possible. Mais maintenant, non, c'est impossible.

– Comment, impossible! Voilà que tu dis que nous n'avons pas le droit; et moi j'ai deux fils, jeunes tous les deux, qui n'ont encore été ni l'un ni l'autre à la guerre. Et voilà que tu dis que nous n'avons pas le droit, et voilà que tu dis qu'il ne faut pas que les Zaporogues aillent à la guerre!

– Non, ça ne convient pas.

– Il faut donc que la force cosaque se perde inutilement; il faut donc qu'un homme périsse comme un chien sans avoir fait une bonne œuvre, sans s'être rendu utile à son pays et à la chrétienté? Pourquoi donc vivons-nous? Pourquoi diable vivons-nous? Voyons, explique-moi cela. Tu es un homme sensé, ce n’est pas pour rien qu'on t'a fait kochévoï. Dis-moi, pourquoi, pourquoi vivons-nous?

Le kochévoï fit attendre sa réponse. C'était un Cosaque obstiné. Après s'être tu longtemps, il finit par dire:

– Et cependant, il n'y aura pas de guerre.

– Il n'y aura pas de guerre? demanda de nouveau Tarass.

– Non.

– Il ne faut plus y penser?

– Il ne faut plus y penser.

– Attends, se dit Boulba, attends, tête du diable, tu auras de mes nouvelles.

Et il le quitta, bien décidé à se venger.

Après s'être concerté avec quelques-uns de ses amis, il invita tout le monde à boire. Les Cosaques, un peu ivres, s'en allèrent tous sur la place, où se trouvaient, attachées à des poteaux, les timbales qu'on frappait pour réunir le conseil. N'ayant pas trouvé les baguettes que gardait chez lui le timbalier, ils saisirent chacun un bâton, et se mirent à frapper sur les timbales. L'homme aux baguettes arriva le premier; c'était un gaillard de haute taille, qui n'avait plus qu'un œil, et non fort éveillé.

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