Tarass Boulba - Гоголь Николай Васильевич 6 стр.


– Qu'est-ce qui vous amène?» demanda enfin le kochévoï, quand le bac toucha la rive.

Tous les ouvriers suspendirent leurs travaux, cessèrent le bruit, et regardèrent dans une silencieuse attente, en soulevant leurs haches ou leurs rabots.

– Un malheur, répondit le petit Cosaque de l'avant.

– Quel malheur?

– Me permettez-vous de parler, seigneurs Zaporogues?

– Parle.

– Ou voulez-vous plutôt rassembler un conseil?

– Parle, nous sommes tous ici.

Et la foule se réunit en un seul groupe.

– Est-ce que vous n'avez rien entendu dire de ce qui se passe dans l'Ukraine?

– Quoi? demanda un des atamans de kourèn.

– Quoi? reprit l'autre; il paraît que les Tatars vous ont bouché les oreilles avec de la colle pour que vous n'ayez rien entendu.

– Parle donc, que s'y fait-il?

– Il s'y fait des choses comme il ne s'en est jamais fait depuis que nous sommes au monde et que nous avons reçu le baptême.

– Mais, dis donc ce qui s'y fait, fils de chien, s'écria de la foule quelqu'un qui avait apparemment perdu patience.

– Il s'y fait que les saintes églises ne sont plus à nous.

– Comment, plus à nous?

– On les a données à bail aux juifs, et si on ne paye pas le juif d'avance, il est impossible de dire la messe.

– Qu'est-ce que tu chantes là?

– Et si l'infâme juif ne met pas, avec sa main impure, un petit signe sur l'hostie, il est impossible de la consacrer.

– Il ment, seigneurs et frères, comment se peut-il qu'un juif impur mette un signe sur la sainte hostie?…

– Écoutez, je vous en conterai bien d'autres. Les prêtres catholiques (kseunz) ne vont pas autrement, dans l'Ukraine, qu'en tarataïka . Ce ne serait pas un mal, mais voilà ce qui est un mal, c'est qu'au lieu de chevaux, on attelle des chrétiens de la bonne religion . Écoutez, écoutez, je vous en conterai bien d'autres. On dit que les juives commencent à se faire des jupons avec les chasubles de nos prêtres. Voilà ce qui se fait dans l'Ukraine, seigneurs. Et vous, vous êtes tranquillement établis dans la setch, vous buvez, vous ne faites rien, et, à ce qu'il paraît, les Tatars vous ont fait si peur, que vous n'avez plus d'yeux ni d'oreilles, et que vous n'entendez plus parler de ce qui se passe dans le monde.

– Arrête, arrête, interrompit le kochévoï qui s'était tenu jusque-là immobile et les yeux baissés, comme tous les Zaporogues, qui, dans les grandes occasions, ne s'abandonnaient jamais au premier élan, mais se taisaient pour rassembler en silence toutes les forces de leur indignation. Arrête, et moi, je dirai une parole. Et vous donc, vous autres, que le diable rosse vos pères! que faisiez-vous? N'aviez-vous pas de sabres, par hasard? Comment avez-vous permis une pareille abomination?

– Comment nous avons permis une pareille abomination? Et vous, auriez-vous mieux fait quand il y avait cinquante mille hommes des seuls Polonais? Et puis, il ne faut pas déguiser notre péché, il y avait aussi des chiens parmi les nôtres, qui ont accepté leur religion.

– Et que faisait votre hetman? que faisaient vos polkovniks?

– Ils ont fait de telles choses que Dieu veuille nous en préserver.

– Comment?

– Voilà comment: notre hetman se trouve maintenant à Varsovie rôti dans un bœuf de cuivre, et les têtes de nos polkovniks se sont promenées avec leurs mains dans toutes les foires pour être montrées au peuple. Voilà ce qu'ils ont fait.

Toute la foule frissonna. Un grand silence s'établit sur le rivage entier, semblable à celui qui précède les tempêtes. Puis, tout à coup, les cris, les paroles confuses éclatèrent de tous côtés.

– Comment! que les juifs tiennent à bail les églises chrétiennes! que les prêtres attellent des chrétiens au brancard! Comment! permettre de pareils supplices sur la terre russe, de la part de maudits schismatiques! Qu'on puisse traiter ainsi les polkovniks et les hetmans! non, ce ne sera pas, ce ne sera pas.

Ces mots volaient de côté et d'autre, Les Zaporogues commençaient à se mettre en mouvement. Ce n'était pas l'agitation d'un peuple mobile. Ces caractères lourds et forts ne s'enflammaient pas promptement; mais une fois échauffés, ils conservaient longtemps et obstinément leur flamme intérieure.

– Pendons d'abord tous les juifs, s'écrièrent des voix dans la foule; qu'ils ne puissent plus faire de jupes à leurs juives avec les chasubles des prêtres! qu'ils ne mettent plus de signes sur les hosties! noyons toute cette canaille dans le Dniepr!

Ces mots prononcés par quelques-uns volèrent de bouche en bouche aussi rapidement que brille l'éclair, et toute la foule se précipita sur le faubourg avec l'intention d'exterminer tous les juifs.

Les pauvres fils d'Israël ayant perdu, dans leur frayeur, toute présence d'esprit, se cachaient dans des tonneaux vides, dans les cheminées, et jusque sous les jupes de leurs femmes. Mais les Cosaques savaient bien les trouver partout.

– Sérénissimes seigneurs, s'écriait un juif long et sec comme un bâton, qui montrait du milieu de ses camarades sa chétive figure toute bouleversée par la peur; sérénissimes seigneurs, permettez-nous de vous dire un mot, rien qu'un mot. Nous vous dirons une chose comme vous n'en avez jamais entendue, une chose de telle importance, qu'on ne peut pas dire combien elle est importante.

– Voyons, parlez, dit Boulba, qui aimait toujours à entendre l'accusé.

– Excellentissimes seigneurs, dit le juif, on n'a jamais encore vu de pareils seigneurs, non, devant Dieu, jamais. Il n'y a pas eu au monde d'aussi nobles, bons et braves seigneurs.

Sa voix s'étouffait et mourait d'effroi.

– Comment est-ce possible que nous pensions mal des Zaporogues? Ce ne sont pas les nôtres qui sont les fermiers d'églises dans l'Ukraine; non, devant Dieu, ce ne sont pas les nôtres. Ce ne sont pas même des juifs; le diable sait ce que c'est. C'est une chose sur laquelle il ne faut que cracher, et la jeter ensuite. Ceux-ci vous diront la même chose. N'est-ce pas, Chleuma? n'est-ce pas, Chmoul?

– Devant Dieu, c'est bien vrai, répondirent de la foule Chleuma et Chmoul, tous deux vêtus d'habits en lambeaux, et blêmes comme du plâtre.

– Jamais encore, continua le long juif, nous n'avons eu de relations avec l'ennemi, et nous ne voulons rien avoir à faire avec les catholiques. Qu'ils voient le diable en songe! nous sommes comme des frères avec les Zaporogues.

– Comment! que les Zaporogues soient vos frères! s'écria quelqu'un de la foule. Jamais, maudits juifs. Au Dniepr, cette maudite canaille!

Ces mots servirent de signal. On empoigna les juifs, et on commença à les lancer dans le fleuve. Des cris plaintifs s'élevaient de tous côtés; mais les farouches Zaporogues ne faisaient que rire en voyant les grêles jambes des juifs, chaussées de bas et de souliers, s'agiter dans les airs. Le pauvre orateur, qui avait attiré un si grand désastre sur les siens et sur lui-même, s'arracha de son caftan, par lequel on l'avait déjà saisi, en petite camisole étroite et de toutes couleurs, embrassa les pieds de Boulba, et se mit à le supplier d'une voix lamentable.

– Magnifique et sérénissime seigneur, j'ai connu votre frère, le défunt Doroch. C'était un vrai guerrier, la fleur de la chevalerie. Je lui ai prêté huit cents sequins pour se racheter des Turcs.

– Tu as connu mon frère? lui dit Tarass.

– Je l'ai connu, devant Dieu. C'était un seigneur très généreux.

– Et comment te nomme-t-on?

– Yankel.

– Bien, dit Tarass.

Puis, après avoir réfléchi:

– Il sera toujours temps de pendre le juif, dit-il aux Cosaques. Donnez-le-moi pour aujourd'hui.

Ils y consentirent. Tarass le conduisit à ses chariots près desquels se tenaient ses Cosaques.

– Allons, fourre-toi sous ce chariot, et ne bouge plus. Et vous, frères, ne laissez pas sortir le juif.

Cela dit, il s'en alla sur la place, où la foule s'était dès longtemps rassemblée. Tout le monde avait abandonné le travail des canots, car ce n'était pas une guerre maritime qu'ils allaient faire, mais une guerre de terre ferme. Au lieu de chaloupes et de rames, il leur fallait maintenant des chariots et des coursiers. À cette heure, chacun voulait se mettre en campagne, les vieux comme les jeunes; et tous d'après le consentement des anciens, le kochévoï et les atamans des kouréni, avaient résolu de marcher droit sur la Pologne, pour venger toutes leurs offenses, l'humiliation de la religion et de la gloire cosaque, pour ramasser du butin dans les villes ennemies, brûler les villages et les moissons, faire enfin retentir toute la steppe du bruit de leurs hauts faits. Tous s'armaient. Quant au kochévoï, il avait grandi de toute une palme. Ce n'était plus le serviteur timide des caprices d'un peuple voué à la licence; c'était un chef dont la puissance n'avait pas de bornes, un despote qui ne savait que commander et se faire obéir. Tous les chevaliers tapageurs et volontaires se tenaient immobiles dans les rangs, la tête respectueusement baissée, et n'osant lever les regards, pendant qu'il distribuait ses ordres avec lenteur, sans colère, sans cri, comme un chef vieilli dans l'exercice du pouvoir, et qui n'exécutait pas pour la première fois des projets longuement mûris.

– Examinez bien si rien ne vous manque, leur disait-il; préparez vos chariots, essayez vos armes; ne prenez pas avec vous trop d'habillements. Une chemise et deux pantalons pour chaque Cosaque, avec un pot de lard et d'orge pilée. Que personne n'emporte davantage. Il y aura des effets et des provisions dans les bagages. Que chaque Cosaque emmène une paire de chevaux. Il faut prendre aussi deux cents paires de bœufs; ils nous seront nécessaires dans les endroits marécageux et au passage des rivières. Mais de l'ordre surtout, seigneurs, de l'ordre. Je sais qu'il y a des gens parmi vous qui, si Dieu leur envoie du butin, se mettent à déchirer les étoffes de soie pour s'en faire des bas. Abandonnez cette habitude du diable; ne vous chargez pas de jupons; prenez seulement les armes, quand elles sont bonnes, ou les ducats et l'argent, car cela tient peu de place et sert partout. Mais que je vous dise encore une chose, seigneurs: si quelqu'un de vous s'enivre à la guerre, je ne le ferai pas même juger. Je le ferai traîner comme un chien jusqu'aux chariots, fût-il le meilleur Cosaque de l'armée; et là il sera fusillé comme un chien, et abandonné sans sépulture aux oiseaux. Un ivrogne, à la guerre, n'est pas digne d'une sépulture chrétienne. Jeunes gens, en toutes choses écoutez les anciens. Si une balle vous frappe, si un sabre vous écorche la tête ou quelque autre endroit, n'y faites pas grande attention; jetez une charge de poudre dans un verre d'eau-de-vie, avalez cela d'un trait, et tout passera. Vous n'aurez pas même de fièvre. Et si la blessure n'est pas trop profonde, mettez-y tout bonnement de la terre, après l'avoir humectée de salive sur la main. À l'œuvre, à l'œuvre, enfants! hâtez-vous sans vous presser.

Ainsi parlait le kochévoï, et dès qu'il eut fini son discours, tous les Cosaques se mirent à la besogne. La setch entière devint sobre; on n'aurait pu y rencontrer un seul homme ivre, pas plus que s'il ne s'en fût jamais trouvé parmi les Cosaques. Les uns réparaient les cercles des roues ou changeaient les essieux des chariots; les autres y entassaient des armes ou des sacs de provisions; d'autres encore amenaient les chevaux et les bœufs. De toutes parts retentissaient le piétinement des bêtes de somme, le bruit des coups d'arquebuse tirés à la cible, le choc des sabres contre les éperons, les mugissements des bœufs, les grincements des chariots chargés, et les voix d'hommes parlant entre eux ou excitant leurs chevaux.

Bientôt le tabor des Cosaques s'étendit en une longue file, se dirigeant vers la plaine. Celui qui aurait voulu parcourir tout l'espace compris entre la tête et la queue du convoi aurait eu longtemps à courir. Dans la petite église en bois, le pope récitait la prière du départ; il aspergea toute la foule d'eau bénite, et chacun, en passant, vint baiser la croix. Quand le tabor se mit en mouvement, et s'éloigna de la setch, tous les Cosaques se retournèrent:

– Adieu, notre mère, dirent-ils d'une commune voix, que Dieu te garde de tout malheur!

En traversant le faubourg, Tarass Boulba aperçut son juif Yankel qui avait eu le temps de s'établir sous une tente, et qui vendait des pierres à feu, des vis, de la poudre, toutes les choses utiles à la guerre, même du pain et des khalatchis .

«Voyez-vous ce diable de juif?» pensa Tarass. Et, s'approchant de lui:

– Fou que tu es, lui dit-il, que fais-tu là? Veux-tu donc qu'on te tue comme un moineau?

Yankel, pour toute réponse, vint à sa rencontre, et faisant signe des deux mains, comme s'il avait à lui déclarer quelque chose de très mystérieux, il lui dit:

– Que votre seigneurie se taise, et n'en dise rien à personne. Parmi les chariots de l'armée, il y a un chariot qui m'appartient. Je prends avec moi toutes sortes de provisions bonnes pour les Cosaques, et en route, je vous les vendrai à plus bas prix que jamais juif n'a vendu, devant Dieu, devant Dieu!

Tarass Boulba haussa les épaules, en voyant ce que pouvait la force de la nature juive, et rejoignit le tabor.

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