– On l’a cru d’abord mais le lendemain on a bien vu qu’il n’en était rien parce que, cette fois, il en est venu un quatrième : un beau jeune homme brun, très bien habillé. Distingué aussi et qui commandait à tout le monde. Celui-là avait l’air de parler un tas de langues mais j’aurais juré qu’il était polonais.
Traversés par la même pensée, Aldo et Adalbert échangèrent un bref regard entendu. Le portrait ressemblait trop à Sigismond Solmanski. On le savait en Europe et il avait dû ramener avec lui une solide bande de truands made in USA. Avec la fortune de sa femme et peut-être aussi celle de sa sœur à sa disposition, il ne devait pas manquer d’argent…
– Si vous nous disiez maintenant ce qui s’est passé ? suggéra Vidal-Pellicorne.
– Il n’était pas loin de onze heures et on était à fumer notre pipe, Karl le jardinier et moi, tandis que ma femme rangeait la vaisselle quand on a entendu crier les chiens… Notez que j’ai pas dit aboyer ! C’était un cri affreux et on s’est précipités dehors Karl et moi, mais c’est tout juste si on a eu le temps de se reconnaître : en un rien de temps on était assommés et ligotés sur des chaises dans notre salle. C’est là qu’on a repris conscience et ma femme, ligotée et bâillonnée elle aussi, était près de nous. Par les fenêtres on voyait des gens qui s’agitaient avec des torches. On apercevait aussi la silhouette de Pane Baron derrière le vitrage de son cabinet au premier étage. Le vacarme était assourdissant parce que les bandits avaient ramassé un tronc d’arbre dans la forêt et s’en servaient comme d’un bélier en gueulant comme des ânes…
– Et vous, Wong, où étiez-vous ? Auprès de votre maître ?
Le blessé qui semblait somnoler ouvrit les yeux et, à la grande surprise de ceux qui le regardaient, ils étaient pleins de larmes.
– Non. Le maître m’avait envoyé après le déjeuner à Budweis avec la voiture. Je suis allé déposer un paquet à la banque et faire quelques emplettes, mais je ne devais revenir que tard dans la soirée et ne pas aller jusqu’à la maison. Les ordres du maître étaient que je range la voiture dans le couvent en ruine qui se trouve à trois cents mètres d’ici et que j’attende. C’est là que, pour la première fois, je lui ai désobéi…
– Désobéir, vous ? s’étonna Morosini.
– Oui. Il n’est jamais bon de suivre ses impulsions. J’étais arrivé à l’endroit indiqué quand, tout d’un coup, j’ai entendu un bruit assourdissant et j’ai vu une grande flamme monter vers le ciel. Alors je me suis précipité vers la maison, en laissant la voiture à sa place. Quand je suis arrivé, le château brûlait et des hommes s’agitaient autour mais il n’y avait ni Adolf ni Karl. Les étrangers m’ont aperçu. L’un d’eux a crié : « C’est le Chinois ! » Alors ils se sont jetés sur moi et m’ont traîné chez Adolf où j’ai vu tout le monde ligoté et bâillonné. Ils étaient fous de rage et ils voulaient à tout prix que je leur dise où était le Maître parce qu’ils ne parvenaient pas à croire qu’il ait pu faire sauter lui-même sa maison avec lui à l’intérieur.
– C’est le baron qui a… commença Adalbert stupéfait.
– Oui, c’est lui ! reprit Adolf les larmes aux yeux. Il avait dû tout préparer pour les recevoir. Les malfaisants s’apprêtaient à attaquer la porte au bélier quand tout a sauté. Il en est resté deux sur le carreau et les autres sont devenus enragés…
– Et vous êtes sûrs que le baron était dans la maison quand tout a sauté ?
– Je l’avais aperçu dans son bureau derrière la fenêtre éclairée, dit Adolf. Au moment de l’explosion, la lumière brillait toujours et, de toute façon, il n’aurait pas pu sortir. Il n’y a qu’une seule issue, celle qui passe sur les douves. Oh, il n’y a pas de doute : notre bon seigneur est bien mort. N’oubliez pas sa mauvaise jambe ! En admettant qu’il le veuille, il lui était impossible de sortir par une fenêtre. D’ailleurs, les autres faisaient bonne garde…
– Mais si les choses se sont passées comme ça, pourquoi donc les bandits ont-ils essayé de faire dire à Wong où il se trouvait ?
– Parce qu’ils n’arrivaient pas à y croire ! Surtout le beau jeune homme. Alors ils l’ont brûlé avec des cigarettes, ils lui ont tapé dessus avec un drôle de gant…
– Un coup-de-poing américain, précisa Wong. J’ai eu des côtes cassées, mais je crois qu’ils ont fini par admettre la vérité. Et puis l’explosion et les flammes ont attiré les gens d’alentour : il n’y en a pas beaucoup mais ils sont tout de même venus, alors le beau jeune homme a dit qu’il fallait filer en emportant les deux cadavres. Et c’est ce qu’ils ont fait, mais avant de partir, ce misérable m’a tiré dessus. Heureusement, il était très nerveux et il m’a raté. Ensuite, nous avons été délivrés et Adolf a fait venir un médecin de Krumau…
– Et la voiture ? demanda soudain Morosini. Avez-vous envoyé quelqu’un la chercher ?
– Bien sûr, dit Adolf. Karl qui sait conduire ces engins y est allé mais il a eu beau chercher, il n’a rien trouvé.
– Les bandits l’ont prise, peut-être ?
– Ils étaient bien trop pressés de filer. Et puis croyez-moi, il aurait fallu savoir où elle était…
Laissant Adalbert poser encore quelques questions de détail, Morosini s’éloigna pour aller contempler les ruines. Se pouvait-il que le corps de Simon repose sous cet amas de décombres ? 11 avait peine à y croire : de toute évidence, Aronov avait préparé la réception qu’il réservait à ses ennemis. Il avait même pris soin d’éloigner Wong et la voiture dont il comptait sans doute se servir. Connaissait-il donc un moyen de quitter, avant de le détruire à jamais, ce refuge désormais connu ? Un souterrain, peut-être ?
– Gageons que tu penses la même chose que moi ? dit Adalbert qui le rejoignait à cet instant. Difficile de croire que Simon se soit immolé, abandonnant sa mission sacrée, pour le simple plaisir d’échapper à la bande Solmanski… car je suppose que le « beau jeune homme brun » n’est autre que l’ineffable Sigismond ? D’abord, pour quelle raison aurait-il demandé à Wong de rester avec la voiture dans la ferme en ruine ? Il avait dans l’idée de l’y rejoindre…
– Mais comment est-il sorti ? Je pensais à un souterrain…
– C’est à ça qu’on pense toujours quand il s’agit d’un vieux château, mais d’après Adolf il n’y en a pas. Cela dit, j’ai une bizarre impression…
– L’impression que Wong a lui aussi des doutes touchant la mort de son patron mais que pour rien au monde il n’en parlerait devant Adolf, quelles que soient la fidélité et l’amitié que celui-ci voue à Simon. Il n’y a à cela qu’une solution : quand nous partirons d’ici, il faut emmener le Coréen avec nous.
– Où ça ?
– Chez moi, à Venise, et d’abord à l’hôpital San Zaccaria où il sera bien soigné. De toute façon, que Simon soit mort ou vivant, on ne peut pas laisser son fidèle serviteur derrière nous. S’il est mort je prendrai Wong à mon service, et s’il est vivant quelque chose me dit qu’il est peut-être le seul à pouvoir nous conduire vers lui.
– Pas une mauvaise idée ! Essayons de retrouver ce satané rubis et allons revoir les flots bleus de l’Adriatique. Tant que la pierre ne sera pas en ta possession, je ne te quitte plus !
CHAPITRE 8 LE RÉPROUVÉ
Le Herr Doktor Erbach ne ressemblait en rien aux bibliothécaires que Morosini – et même Vidal-Pellicorne – avaient déjà rencontrés. À la limite, on pouvait même trouver surprenant qu’il eût conquis tous les grades ou presque de l’université de Vienne, tant son aspect évoquait celui d’un maître de ballet ou d’un abbé de cour du XVIII esiècle : cheveux blancs et follets voltigeant sur le col de velours d’une redingote juponnante portée sur des pantalons à sous-pieds, chemise à jabot et manchettes de mousseline, le tout parsemé d’une fine poussière de tabac, des lunettes cerclées de fer calées sur le petit bout d’un nez légèrement retroussé, l’œil pétillant et le sourire affable, l’homme des livres semblait toujours sur le point de s’envoler ou de battre un entrechat en s’appuyant sur la canne autour de laquelle il virevoltait plus qu’il ne marchait.
Accueillir un égyptologue doublé d’un prince-antiquaire ne parut pas le surprendre outre mesure. Il s’en acquitta avec une parfaite bonne grâce et une sorte d’empressement qui fit penser à
Morosini que le Dr Erbach devait s’ennuyer ferme dans cet immense château que les quelques domestiques aperçus ne parvenaient pas à peupler.
– Vous avez de la chance de me trouver ici, expliqua-t-il en rejoignant ses visiteurs dans le ravissant salon chinois où ils avaient été introduits. J’assume, en effet, les bibliothèques des autres châteaux Schwarzenberg : Hluboka où la famille réside le plus souvent, celle-ci et Trebon qui est de peu d’importance. Je suis venu à Krumau pour y classer l’énorme correspondance du prince Felix lorsqu’il était ambassadeur à Paris en 1810, au moment du mariage de Napoléon I eravec notre archiduchesse Marie-Louise. Une bien tragique histoire ! ajouta-t-il en soupirant sans songer un seul instant à offrir un siège à ses visiteurs. Vous qui êtes français, Monsieur – et il se tourna vers Adalbert – vous savez sans doute quel drame a vécu la famille à cette horrible époque ? … Comment, lors du bal donné à l’ambassade, rue du Mont-Blanc, en l’honneur des nouveaux époux, la salle de bal improvisée dans les jardins prit feu, déchaînant une horrible panique et comment notre malheureuse princesse Pauline, la plus exquise des ambassadrices, périt dans les flammes en recherchant sa fille… Quelle chose abominable !
Il avait dévidé tout cela sans respirer mais, après « abominable », il s’accorda un profond soupir qu’Aldo saisit au vol :
– Nous nous intéressons aussi à l’Histoire ainsi que vous le devinez, dit-il, mais notre propos n’est pas de vous interroger sur le glorieux parcours des princes Schwarzenberg, si haut en couleurs soit-il…
– Ça, vous pouvez le dire ! La princessePauline est même entrée dans la légende. On prétend qu’à l’instant même où elle expirait, son fantôme apparut ici, à Krumau, à la nourrice qui veillais sur son plus jeune enfant. Mais je vous tiens debout ! Je vous en prie, Messieurs, prenez place !
Il désignait deux élégants cabriolets Louis XV tendus de satin bleu et blanc, se carrait dans un troisième, et reprenait :
– Où en étions-nous ? Ah oui, la malheureuse princesse Pauline ! Vous pourrez, si vous le désirez, admirer son portrait en robe de bal dans les grands appartements où bien des souverains…
Heureux d’avoir un auditoire, il repartait pour quelque interminable digression quand Adalbert décida d’intervenir et saisit la balle au bond :
– C’est justement à propos de souverains que nous sommes ici et que nous nous permettons de vous déranger, Herr Doktor. Il est temps, je crois, que je vous expose le but de notre visite : mon ami le prince Morosini ici présent et moi-même désirons recueillir des documents sur les résidences impériales et royales de l’ancien Empire austro-hongrois.
Les sourcils du bibliothécaire, qui avait profité de l’interruption pour tirer une pincée d’une fort belle tabatière, remontèrent au milieu de son front et il leva en signe d’avertissement une main blanche et soignée digne d’un prélat :
– Permettez, permettez ! Si vaste et si noble qu’il soit, Krumau n’a jamais été résidence impériale, même si ses princes ont été souverains.
– N’a-t-il pas appartenu à l’empereur Rodolphe II ?
L’aimable visage se changea en un masque de la douleur :
– Oh mon Dieu ! Vous avez raison et je ne le sais que trop, mais voyez-vous les habitants de ce château, comme de la ville d’ailleurs, s’efforcent d’oublier. Vous tenez vraiment à ce que je vous en parle ?
– C’est indispensable pour notre ouvrage, dit Aldo. Mais s’il vous est trop pénible de retracer l’horrible histoire du bâtard impérial, sachez que nous la connaissons déjà. Ce qui nous manque, ce sont surtout des dates et des emplacements. Le château, bien entendu, n’était pas ce qu’il est maintenant ? …
– Bien entendu, fit Erbach soulagé. Je vous ferai visiter tout à l’heure ce qui demeure de cette époque. Quant aux dates, l’Empereur n’a gardé Krumau qu’une dizaine d’années. C’est en 1601 qu’il contraignit le dernier des Rozemberk, Petr Vork, perdu de dettes et de débauches, à lui vendre le domaine dont il fit présent en 1606 à… donGiulio à la suite d’un scandale sans précédent. Je devrais dire plutôt qu’il l’y assigna à résidence En espérant que l’éloignement suffirait à faire oublier sa conduite. Et puisque vous savez ce qui s’est passé, je me contenterai de vous dire qu’après l’affreux drame dont il fut le triste héros, le bâtard, enfermé dans ses appartements transformés en prison, y mourut subitement le 25 juin 1608. Après sa mort, l’Empereur conserva le château jusqu’en 1612, date à laquelle il en fit présent à l’un de ses fidèles amis et conseillers, Johann Ulrich von Eggenberg…
– Onze ans, en effet, coupa Adalbert. Mais revenons un instant, s’il vous plaît, à ce Giulio que je connais moins bien que le prince Morosini Nous croyons savoir qu’il a été enterré dans votre chapelle et nous aimerions que vous nous montriez sa tombe.
Le bibliothécaire prit une mine offusquée :
– Il y a longtemps qu’elle n’y est plus ! Vous pensez bien que le nouveau propriétaire se souciait peu de conserver un tel voisinage ! D’autant que certaines de ses servantes manquèrent mourir de peur après avoir rencontré le fantôme sanglant d’un homme nu… Il s’en ouvrit au supérieur des Minorites dont le couvent se trouve en bas, au quartier de Latran, et le pria de se charger du défunt que la proximité de saints hommes convaincrait peut-être de se tenir tranquille mais celui-ci craignait de soulever une émeute en ville. Ce qui ne manquerait pas de se produire si les restes du fou meurtrier venaient reposer à l’intérieur de la cité. Le drame était encore trop proche.
– Et alors ? Qu’en a-t-il fait ? s’inquiéta Morosini. On l’a jeté à la rivière ?
– Oh, prince ! … Ce misérable était tout de même de sang impérial ! Après réflexion, le supérieur eut une idée : à quelque distance de la ville, se trouvait un petit prieuré dépendant de son couvent qui n’était plus habité mais où l’on disait encore la messe à certaines dates. La terre, bien sûr, en était aussi sacrée que pouvait l’être celle de notre chapelle Saint-Georges ou celle du monastère. Johann Ulrich von Eggenberg trouva l’idée excellente, mais on convint d’agir dans le plus grand secret. Ce fut donc de nuit que le lourd cercueil en bois de teck fut transporté dans le cimetière du prieuré où l’on n’enterrait plus personne depuis longtemps…
– … et qui devait être retourné à l’état sauvage ? remarqua Vidal-Pellicorne sarcastique. Ainsi le mort disparaissait de la surface de la terre ?
– On n’a pas osé aller jusque-là. D’après ce que j’ai pu lire dans les archives du château, une dalle gravée de son nom en latin : Julius, fut placée sur la tombe… mais on s’est arrangé pour que la végétation soit reconstituée autour afin que le secret fût mieux préservé. Il s’agissait d’éviter que le sommeil du défunt fût troublé par une quelconque soif de vengeance… Voilà, je vous ai dit tout ce que je sais, se hâta d’ajouter Erbach en s’épongeant le visage à l’aide d’un vaste mouchoir.
Le sujet, décidément, lui déplaisait fort…
– Pas tout à fait, fit Morosini soudain suave. Où se trouve le prieuré en question ?
– Oh, je ne crois pas qu’il puisse présenter quelque intérêt pour votre ouvrage, Excellence. Il est en ruine à présent…
– Mais ces ruines, où sont-elles ?
– Sur la route du sud, à une petite lieue… mais je vous en prie, parlons d’autre chose ! Voulez-vous visiter le château ?
Pour échapper à un sujet qui le terrifiait, Ulrich Erbach était prêt à ouvrir devant ses visiteurs toutes les portes qu’ils voudraient. N’ayant plus rien à apprendre de lui, les deux hommes le suivirent de bonne grâce, admirant sans réserve les merveilles de cette étrange demeure où les siècles se côtoyaient comme à Prague : la très belle cour Renaissance, le triple pont lancé sur une faille profonde entre deux rochers pour relier les habitations à un étonnant théâtre construit au XVIII esiècle et dont la scène tournante, la seule en Europe à cette époque, était en avance de quelques décennies. La bibliothèque, bien qu’elle eût été dépouillée d’une partie de ses trésors au bénéfice de celle de Hluboka, n’était pas sans attraits et son conservateur finit par soupirer :