Le rubis de Jeanne la Folle - Жюльетта Бенцони 25 стр.


– Apaise tes craintes : le maître du pectoral n’est pas mort. Je peux même te confier qu’il est venu ici…

– Dans cette synagogue ?

– Non, dans notre quartier de Josefov où il a un ami. Je te rappelle que, pour notre bien commun, il vaut mieux que nous ne nous rencontrions pas. J’ajoute qu’il est inutile de le chercher : il n’a fait que toucher terre et il est reparti. Ne me demande pas où il est allé, je l’ignore. À présent, donne-moi la pierre maudite !

Aldo déplia le mouchoir blanc qui enveloppait le joyau et l’offrit sur sa paume où naquit aussitôt un rougeoiement de braise. Le rabbin étendit ses doigts osseux, prit le bijou qu’il considéra fixement. Puis il l’éleva comme s’il voulait en faire hommage à quelque divinité inconnue… Au même moment, une voix vulgaire claqua comme un coup de feu :

– Arrête tes mômeries, le vieux, et donne-moi ça ! brusquement retourné, Ald oconsidéra avec stupeur la forme burlesque d’Aloysius Butterfield surgie de l’obscurité comme un gnome maléfique. Le gros Colt qui oscillait entre lui et Jehuda n’avait rien de rassurant.

Le personnage jouissait impudemment de sa surprise :

– Tu ne t’attendais pas à celle-là, mon p’tit prince ? Faut jamais prendre Papa Butterfield pour un simple d’esprit et, si tu veux tout savoir, ça fait un moment qu’on s’intéresse à toi. Mais on n’est pas là pour se faire des politesses ! Tu me le donnes, ce caillou, toi ?

La voix de bronze tonna, répercutée par les profondeurs de l’édifice ;

– Viens le chercher si tu l’oses.

– Tu parles que j’vais venir le chercher ! Et toi, Morosini, bouge pas sinon je l’étends raide, ton copain.

Aldo qui se demandait où pouvait bien être passé Adalbert essaya de gagner du temps :

– Comment avez-vous fait pour entrer ? Personne ne vous en a empêché ?

– Tu veux parler du fumeur de pipe ? Il a pris bon coup derrière les oreilles et pour l’instant dort comme un bébé… si toutefois mon copain l’a pas jugé bon de l’achever…

– Quel copain ?

– Tu vas le reconnaître. Tu l’as vu à l’Europa et un peu avant à Venise : il a pris un café à côté de toi et de Rothschild au Florian… À son tour, en effet, le petit homme brun aux lunettes noires venait aborder le cercle de lumière et lui aussi était armé. Aldo se traita d’imbécile. Comment avait-il pu se contenter de penser qu’il l’avait déjà vu quelque part ? En vérité, il devait vieillir !

Butterfield gravissait les marches de pierre, mais son aplomb semblait vaciller à mesure qu’il approchait du grand rabbin, redressé de toute sa taille. On aurait même dit qu’il rapetissait. Le vieil homme, cependant, ne faisait pas un geste, ses sombres étaient pleins d’éclairs et sa terrible voix gronda une fois encore :

Tu vas être maudit jusqu’à la fin des temps si tu touches à cette pierre et tu ne connaîtras plus jamais le repos…

– En voilà assez ! Tais-toi ! croassa l’Américain avec un tremblement qui annonçait un début de panique mais le rubis était là, aux mains du rabbin, et la cupidité fut plus forte que la peur. Il arracha la pierre, recula, glissa en descendant à reculons et s’abattit sur les dalles. Le rubis lui échappa, roula à quelques pas. Aldo voulut se baisser pour le ramasser, mais l’homme aux lunettes glapit :

– On ne bouge pas ! Sans quitter du regard Morosini qu’il menaçait de son arme, il plia le genou, saisit le pendentif qu’il fourra dans sa poche.

– Amène-toi ! intima-t-il à son complice. Et filons d’ici.

Il disparut avec une soudaineté qui tenait du miracle. Sûr d’être capable de rattraper et de venir à bout sans peine de ce petit bonhomme, Aldo s’élança à sa suite. L’autre se retourna, tira. Atteint par la balle, Aldo chancela et s’écroula au moment même où un second coup de feu, tiré sans doute par Butterfield remis de sa chute, éclatait. Avant de s’évanouir, le blessé entendit gronder la voix du rabbin mais c’était comme un appel. Tout de suite après, il y eut un cri terrible un cri d’épouvante, et c’était l’Américain qui l’avait poussé. La dernière impression d’Aldo avant de plonger dans les ténèbres fut que le mur de la synagogue s’était soudain mis en marche…

Quand il remonta de ses profondeurs, ce qui l’entourait lui parut si bizarre qu’il se crut passé de l’autre côté du miroir. Il était bien couché dans quelque chose qui devait être un lit, comme il convient à un blessé ou à un malade, et ce lit se trouvait dans une pièce claire qui pouvait être une chambre d’hôpital. Pourtant, l’être humain qui se penchait sur lui ne ressemblait pas à une infirmière : c’était le rabbin Liwa avec sa barbe de fleuve, ses cheveux blancs et ses longs vêtements noirs. Il devait se trouver dans quelque purgatoire, car il ne se sentait pas bien. Il éprouvait une douleur dans la poitrine et une vague nausée. Alors, il referma les yeux, dans l’espoir de retrouver les bienfaisantes ténèbres où, privé de conscience, il l’était aussi de souffrance.

– Allons, réveille-toi ! ordonna avec douceur la voix inoubliable qui aurait pu être celle de l’Ange du Jugement. Tu es encore de ce monde et il est temps d’y reprendre ta place !

Le blessé tenta quelque chose qu’il espérait être un sourire et murmura :

– Je me croyais mort…

– Tu pourrais l’être si le tir avait été mieux ajusté mais – loué soit le Très-Haut ! – le projectile a manqué ton cœur et nous avons pu l’extraire…

– Et où suis-je ?

– Chez un ami, Ebenezer Meisel, qui est un homme riche et un excellent chirurgien. C’est lui qui a extrait la balle. Il est aussi mon voisin et nos maisons communiquent. Cela me permet de venir te voir quand je veux… Je reviendrai demain.

Morosini comprit que cet arrangement offrait l’avantage de ne pas introduire la police dans les affaires du quartier juif, il en fut content, mais à présent qu’il retrouvait sa lucidité, les questions se posaient en foule et il retint par sa manche le rabbin qui se détournait déjà pour s’en aller :

– Encore un moment, s’il vous plaît ? Auriez-vous des nouvelles de l’ami que j’avais laissé à la porte de la synagogue et que l’on a assommé avant de nous attaquer ?

– Il va bien, rassure-toi ! Il prétend que les bosses sur le crâne ne lui ont jamais fait peur. Tu le verras tout à l’heure…

– Et le rubis ? … Qu’est-il advenu du rubis ? Jehuda Liwa écarta ses longues mains en un geste fataliste :

– Disparu Une fois de plus ! … Le petit homme aux verres noirs s’est enfui en l’emportant. Ceux d’ici ont essayé de relever sa trace mais on dirait qu’il s’est dissous dans l’air. Personne ne l’a vu…

– C’est dramatique ! Tant de peine pour aboutir à ce que deux minables truands, stipendiés sans doute par Solmanski, viennent tirer les marrons du feu au moment où…

– Il n’y en a plus qu’un seul. L’Américain qui dans sa folie meurtrière, a tiré sur moi a été abattu. Un de mes serviteurs s’en est chargé.

– Mais comment…

Le rabbin posa sa main sur la tête d’Aldo :

– Tu parles trop ! … Reste tranquille ! Ton ami t’en dira davantage.

Et cette fois, il sortit. Resté seul, Aldo examina ce qui l’entourait. Il s’aperçut alors que ce qu’il avait pris en s’éveillant pour une chambre de clinique parce que le décor en était blanc ressemblait beaucoup plus au logis d’une jeune fille. Des nœuds de ruban azuré retenaient les grands rideaux de soie blanche et, en se redressant, ce qui le fit grimacer, il vit deux petits fauteuils du même bleu, un secrétaire de bois fruitier et, entre les fenêtres, une haute glace, un pouf et une tablette supportant des flacons. Curieusement, cette pièce n’avait pas l’air habitée. Tout était trop bien rangé, trop parfait, et l’on ne décelait pas la moindre présence : pas la moindre fleur dans les vases de cristal, un petit secrétaire trop bien fermé et, surtout, pas la moindre trace de parfum. Quant à la femme qui entra peu après le départ du rabbin, portant une écuelle fumante sur un plateau, elle ne ressemblait en rien à une jeune fille : la cinquantaine épaisse, le visage carré, les cheveux ramassés sous un bonnet aussi blanc que son tablier, elle évoquait aussi bien l’infirmière que la gardienne de prison.

Sans un mot, sans un sourire, elle arrangea les oreillers d’Aldo pour le redresser, déposa le plateau devant lui.

– Pardonnez-moi, je n’ai pas faim, dit-il, sincère et d’ailleurs peu tenté par l’espèce de bouillie au lait – cela ressemblait assez à du porridge anglais – qu’on lui proposait, accompagnée d’une tasse de thé.

Sans répondre, la femme fronça les sourcils qu’elle avait touffus et indiqua d’un doigt péremptoire que le blessé n’avait rien d’autre à faire que se restaurer. Et là-dessus, elle sortit.

Aldo qui aurait donné sa main gauche pour le bon café et les petits pains chauds de Cecina pensa que s’il voulait reprendre des forces – et il en manquait singulièrement ! – il lui fallait se nourrir, goûta d’une cuillère prudente, constata que c’était chaud, bien sucré, et que cela sentait la vanille. Et comme d’autre part il était incapable de se débarrasser lui-même du plateau, il entreprit d’ingurgiter son contenu et se sentit un peu mieux. Le thé, il est vrai, était un excellent darjeeling et, après tout, cela aurait pu être pire. Il achevait son repas quand la porte s’ouvrit, livrant passage à Adalbert qui eut un large sourire devant le spectacle offert :

– On dirait que ça va mieux ? Tu as le teint un peu boueux mais j’espère qu’avec le temps ça s’arrangera. En tout cas, c’est beaucoup mieux qu’hier après-midi !

– Hier après-midi ? Je suis là depuis combien de temps ?

– Ça va bientôt faire quarante-huit heures. Et les gens d’ici ne t’ont pas ménagé leurs soins…

– Je les remercierai mais, si j’ai bien compris, je suis toujours dans le ghetto ?

– On dit la ville juive ou Josefov, rectifia Adalbert d’un ton doctoral. Et tu peux en remercier Dieu : ce docteur Meisel a des doigts de fée : la balle a manqué ton cœur d’un demi-centimètre. Tu n’aurais pas été mieux opéré dans n’importe quel grand hôpital occidental…

– Je t’en prie, enlève-moi ça et assieds-toi ! Et puis dis-moi comment toi, tu vas ?

Adalbert ôta le plateau qu’il posa sur une petite table, tira l’un des fauteuils bleus et s’installa.

– J’ai la tête dure, Dieu soit loué, mais cette brute que je n’ai pas entendue venir a tapé comme un sourd et j’ai mis du temps à reprendre connaissance. En fait, c’est cet extraordinaire rabbin qui m’a ranimé. Sur le moment, j’ai cru en le voyant que je rêvais : il a l’air sorti tout droit du Moyen Âge.

– C’est bien possible ! Rien de ce qui se passe ici ne saurait plus m’étonner. Mais parle-moi d’Aloysius. Liwa m’a dit qu’il est mort, qu’un de ses serviteurs s’en était chargé ?

– Oui et ce n’est pas le moindre mystère : moi je n’ai rien vu parce qu’on me réconfortait dans cette maison, mais je sais qu’il a tiré sur le rabbin et l’a touché au bras. Quant à lui, les gens du quartier l’ont retrouvé au matin, couché devant rentrée du cimetière : il ne portait pas la moindre blessure apparente mais on aurait dit qu’un rouleau compresseur lui était passé dessus.

– J’imagine qu’on a prévenu le consul américain et qu’il en fait toute une histoire ?

De son geste habituel, Adalbert fourragea dans ses boucles blondes mais avec plus de retenue que d’habitude : son crâne devait être encore sensible.

– Eh bien, pas vraiment, soupira-t-il. D’abord, on s’est aperçu que Butterfield qui ne s’appelait pas Butterfield mais Sam Strong était en réalité un gangster recherché dans divers États des États-Unis. Et puis, quand le consul est arrivé dans le quartier, il s’est cru chez les fous. Tu n’imagines pas la terreur qui règne ici depuis la découverte de ne cadavre insolite. Les gens disent que c’est le Golem qui a fait justice parce que ce mécréant a osé tirer sur le grand rabbin… Eh bien, tu en fais une tête ? Ne me dis pas que tu y crois toi aussi ?

– Non… non bien sûr. Ce n’est qu’une légende.

– Mais ici les légendes ont la vie dure, surtout celle-là. Les gens croient que les restes de la créature de rabbi Loew reposent dans les combles de la vieille synagogue et qu’ils se sont reconstitués plusieurs fois au cours des siècles pour faire justice ou semer la crainte du Tout-Puissant…

– Je sais… On dit aussi que notre rabbin est le descendant du grand Loew … peut-être même saréincarnation, qu’il en possède les pouvoirs, qu’il a percé les secrets de la Kabbale…

Tout en parlant,  Aldo retrouvait l’étrange impression qu’un pan de mur s’était mis en mouvement à l’instant où il perdait conscience. Butterfield avait commis l’offense majeure, non seulement en tirant sur l’homme de Dieu mais en l’insultant, et dans l’enceinte même de son temple. Et puis Liwa n’avait-il pas dit tout à l’heure que son serviteur s’en était chargé ? Or le seul serviteur qu’Aldo connaissait était celui qui l’autre jour l’avait introduit auprès de Liwa : un petit homme ayant une tête de moins que l’Américain et tout à fait incapable de l’écraser sous son poids.

L’entrée d’un homme en blouse blanche, un stéthoscope autour du cou, interrompit la conversation. Adalbert se leva et se recula pour lui permettre d’approcher du lit en annonçant : – Voici le docteur Meisel. Le blessé sourit et tendit une main que le chirurgien prit dans les siennes qui étaient fortes et chaudes. Il ressemblait à Sigmund Freud, mais son sourire rayonnait de bonté.

– Comment vous remercier, docteur ? murmura Morosini. Vous avez accompli un miracle, si j’ai bien compris ?

– En vous tenant tranquille ! Tant que vous avez été au pouvoir de la fièvre, vous nous avez donné beaucoup de mal. Cela dit, il n’y a pas de miracle : vous possédez une solide constitution et vous pouvez en remercier Dieu. Voyons un peu où nous en sommes !

Dans un profond silence, il examina son patient sous toutes les coutures, refit le pansement posé sur sa poitrine et ses mains étaient d’une extraordinaire légèreté. Enfin, il déclara :

– Tout est pour le mieux. À présent, il vous faut surtout du repos pour assurer la cicatrisation, et puis reprendre des forces en vous nourrissant bien. Dans trois semaines, je vous rendrai à la liberté !

– Trois semaines ? Mais devrai-je vous encombrer tout ce temps ?

– Où prenez-vous que vous encombriez ?

– Mais… simplement cette chambre. Il est évident que c’est celle d’une jeune fille ?

– En effet. C’était celle de ma fille, Sarah, mais elle est morte…

La voix chaleureuse, fêlée un instant, retrouva aussitôt sa sérénité :

– Faites taire vos scrupules ! Sarah était une excellente infirmière et j’accueille parfois chez elle des gens qui préfèrent ne pas avoir affaire à l’hôpital public. Allons, je vous laisse. À demain ! .., Ne le fatiguez pas trop ! ajouta-t-il à l’adresse d’Adalbert.

– Je reste encore quelques minutes et je pars ! Quand il eut quitté la pièce, Vidal-Pellicorne reprit sa place. Morosini semblait perplexe :

– Qu’est-ce qui t’embête ? demanda Adalbert. Ces trois semaines ?

– Oui, bien sûr ! D’autre part, je dois en avoir besoin : jamais je ne me suis senti aussi faible…

– Ça s’arrangera. Tu veux que je prévienne chez toi ?

– Surtout pas, mais je voudrais que tu fasses quelque chose pour moi.

– Tout ce que tu voudras sauf de rentrer à Paris. Je ne te lâcherai qu’en pleine forme. Moi j’ai tout mon temps…

– Ce n’est pas une raison pour le perdre. Tu devrais bien prendre la voiture, aller chercher Wong et le conduire à Zurich. Il semble y tenir et puis, qui sait, il y trouvera peut-être des nouvelles ? Sinon du rubis au moins de Simon parce que pour le premier…

– Nous n’avons guère de chance de le retrouver, n’est-ce pas ? Depuis que tu es ici, je fouille Prague à la recherche du petit homme aux lunettes noires mais il a dû filer aussitôt. Pas la moindre trace ! La police aussi le cherche car j’ai, bien sûr, donné son signalement. L’attaque contre le grand rabbin fait du bruit en ville…

– Même si on arrive à mettre la main dessus, on n’aura pas le rubis pour autant : il doit être aux mains de Solmanski. Le petit bonhomme fait sûrement partie de la bande américaine ramenée par Sigismond. Cela dit, je ne désespère pas de l’attraper celui-là. N’oublie pas qu’il est mon beau-frère et puis, le rubis fera peut-être encore des siennes ?

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