Indignée, Amelia protesta aussitôt :
— Je suis autant l’aînée que toi !
— Non, parce que moi je suis un garçon !
L’incident diplomatique fut évité de justesse par Aldo. Patiemment il leur expliqua que s’ils étaient en effet égaux sur le plan de la primogéniture, leurs rôles différaient : protection pour Antonio et soins attentifs pour Amelia.
— En fait, conclut-il après un quart d’heure de palabres, vous devez être auprès du bébé ce que nous sommes Maman et moi. En plus petit, bien sûr, mais il importe avant tout que vous vous entendiez. Au moins sur ce plan-là, conclut-il dans un silence qu’il n’osa pas interpréter sur le moment mais qui par la suite le rassura. En revanche, ce fut au tour de sa femme de l’inquiéter. Jusque-là, Lisa s’était montrée une excellente mère, attentive et tendre juste ce qu’il fallait et sans jamais tomber dans l’excès. Or, en l’honneur du nouveau venu, elle y plongea jusqu’au cou. D’abord elle tint à l’allaiter – ce qui n’avait pas été possible pour les jumeaux ! – et à la sourde inquiétude d’Aldo. Toujours très amoureux de Lisa, il ne put s’empêcher de craindre égoïstement que les seins ravissants de sa femme eussent à pâtir des assauts répétés de ce jeune goinfre. Mais il n’osa rien dire tant le regard violet s’illuminait quand l’un des mamelons roses disparaissait dans la petite bouche avide. L’époux frustré préférait alors rejoindre son cabinet de travail avec l’impression qu’on lui volait quelque chose.
Et naturellement, quand vint le moment de partir pour Paris, Lisa refusa carrément d’accompagner son mari :
— Tu dois comprendre que je ne peux pas quitter Marco et qu’il est trop petit pour un long voyage en train !
— Nous autres Morosini sommes habitués à nous lancer sur les routes de l’aventure dès que nous ouvrons un œil ! ronchonna Aldo. Une bonne pinte de lait et vogue la galère !
Lisa se mit à rire :
— Tu n’exagères pas un peu ?
— À peine ! Mais toi aussi essaie d’observer qu’il ne s’agit pas de l’embarquer dans un wagon à bestiaux mais dans l’Orient-Express.
— Je sais mais, de mon côté, le plus petit incident pourrait tarir mon lait ! Et Bébé en a besoin…
— Ce que tu peux être Suissesse quand tu t’y mets ! soupira Aldo déçu.
— Y verrais-tu un inconvénient ? répliqua Lisa, l’œil orageux.
— Tu sais bien que non mais cette exposition est une sorte de réunion familiale : outre Tante Amélie et Angelina, qui seraient tellement heureuses de voir le cher trésor, ton père a pratiquement promis de venir et il n’est pas exclu que ta grand-mère se lance elle aussi ! Alors, c’est toujours non ?
— C’est toujours non. Je crains que Marco soit fragile…
— Huit livres à la naissance, ça ne te suffît pas ?
— Si… mais quelque chose me dit qu’il vaut mieux rester ici. Père et Grand-Maman pourront venir nous voir en rentrant chez eux !
— Passe encore pour la chère vieille dame mais en ce qui concerne Moritz je n’ai jamais entendu dire que le plus court chemin de Paris à Zurich passait par Venise !
— N’aie crainte ! Il fera le voyage. Ne fût-ce qu’en septembre pour le baptême !
Il fut impossible de l’en faire démordre. Vaincu et d’autant plus mécontent, Aldo partit seul, laissant une fois de plus les commandes de son magasin au cher Guy Buteau, son ancien précepteur devenu le plus efficace des fondés de pouvoir, et à son secrétaire Angelo Pisani. Accessoirement aussi à sa femme, qui, durant des années et sous le masque de Mina Van Zelden, Hollandaise mal fagotée et sans éclat mais érudite {1}, avait été la plus parfaite des collaboratrices… Depuis, chrysalide transformée en papillon, elle était devenue son épouse, sa maîtresse, sa meilleure amie, sa conseillère et la mère de ses trois enfants. L’amour qu’il éprouvait pour elle était absolu, même si par deux fois il avait donné un bref coup de canif au contrat, aussi trouvait-il amer de se voir dépossédé de la première place au bénéfice d’un marmot de cinquante centimètres installé en pays conquis avec l’approbation tacite d’un entourage quasi prosterné. Dont il faisait d’ailleurs plus ou moins partie. C’était « son fils » et il en était fier. Seulement la chambre de Lisa lui demeurait interdite – toujours le lait ! – et il le supportait très mal…
La brûlure de la cigarette qu’il avait laissée se consumer entre ses doigts le ramena à la réalité ainsi que le bruit des voix de tous ces gens en train de quitter le château pour se précipiter vers le pavillon de toile afin de s’y empiffrer congrûment !
Les réceptions mondaines lui étaient toujours apparues comme un étrange phénomène de société. Dès qu’il y avait un buffet les gens les plus élégants et les mieux policés s’y ruaient comme une nuée de sauterelles. Il est vrai qu’après avoir subi les longues cérémonies d’un grand mariage, les développements parfois interminables d’une conférence ou une succession de discours, il y avait quelque excuse à se sentir l’estomac dans les talons. Ce fut le cas ce jour-là : les rescapés de la visite déboulèrent sur le Jardin anglais en rangs si serrés que Morosini eut juste le temps de s’abriter derrière un arbre pour éviter d’être balayé. Après avoir été réduits au silence par les savantes périodes de l’académicien, les invités bavardaient sans contrainte. Cela faisait un bruissement d’abeilles chassées de la ruche… Et, soudain, un cri perça, dominant le bourdonnement. Tout se figea…
Un instant de stupeur très bref auquel succéda un pandémonium d’exclamations, et même de hurlements. Des femmes éclatèrent en sanglots. Une autre s’évanouit cependant que la foule s’écartait, formant un cercle autour d’un espace vide. Morosini se précipita, se frayant un passage sans trop de douceur pour rejoindre Vauxbrun à présent au premier rang :
— Que se passe-t-il ?
Mais il avait déjà vu au centre de l’endroit dégagé, le corps d’un homme gisait face contre terre, un poignard planté dans le dos… Chose étrange, l’arme clouait sur sa victime un « loup » de carnaval en velours noir, passant par l’une des fentes oculaires. Intrigué, Aldo se pencha, avança une main mais l’un des jeunes gens qui assuraient le service d’ordre – tant bien que mal ! – le retint :
— On ne touche à rien, monsieur. Il faut attendre l’arrivée de la police…
— Je sais, mais il faudrait peut-être s’assurer que cet homme n’a pas besoin de soins, qu’il est vraiment mort…
— Il l’est, soyez sans crainte. Il suffit de regarder l’implantation du couteau. Le cœur a été atteint…
C’était l’évidence mais l’immobilité de cette foule, son mutisme pétrifié agaçaient Morosini. Il avait envie d’agir ! Gilles, au moins, s’occupait de réconforter Léonora en pleine crise de larmes. Il l’avait conduite à un banc de pierre où il l’avait fait asseoir et lui tapait dans les mains. Le mari, lui, n’avait pas bougé. À deux pas d’Aldo, négligemment appuyé sur sa canne, il se contentait de regarder le président du Conseil et le conservateur qui s’entretenaient avec calme tandis que les policiers de garde prenaient possession du terrain en attendant l’arrivée de ceux de Versailles. Ce qui ne tarda guère. Pendant ce temps, Aldo se rapprocha de l’Écossais, dont l’attitude l’intriguait : au lieu de se porter au secours de sa belle épouse, il laissait ce soin à un autre qui ne prenait même pas la peine de dissimuler ses sentiments.
Crawford était un homme grand et massif dont le corps et la tête n’avaient pas l’air d’appartenir à la même époque. Si le premier admirablement habillé par un tailleur sans doute anglais était en phase parfaite avec le vingtième siècle, la seconde avec sa frange de cheveux grisonnants retombant d’une large calvitie sur le col du veston, son nez fort et ses yeux vifs derrière les petites lunettes rondes cerclées d’or offrait une indéniable ressemblance avec Benjamin Franklin. Ce qui ne semblait pas le tourmenter, bien au contraire. Il en jouait avec une certaine satisfaction, assurant même que la canne à pommeau d’or dont il étayait une légère claudication avait effectivement appartenu au père du paratonnerre dont il assurait tenir quelques gouttes de sang.
Découvrant Aldo auprès de lui, il le regarda pardessus ses bésicles avec un sourire en demi-lune qui ne montrait pas les dents :
— Drôle d’histoire, vous ne trouvez pas ? Si nous allions boire quelque chose d’un peu fort pour nous réconforter ?
— Pourquoi pas ? Nous ne serions pas les seuls…
La ruée vers le buffet s’était sans doute cassée net mais nombre d’invités désireux de se remettre de l’émotion se hâtaient de s’en souvenir, Gilles Vauxbrun le tout premier, armé à présent d’un verre dont il faisait avec précautions boire le contenu à sa belle amie.
Les deux hommes eurent à peine le temps d’avaler un verre de champagne qu’un agent vint les prier de sortir : le commissaire Lemercier venait d’arriver et rassemblait sur la pelouse les témoins du drame :
— Vous étiez tous présents, déclara celui-ci d’une voix forte. Il est donc impossible que personne n’ait rien vu. Ceux surtout qui étaient proches de ce malheureux. Mes inspecteurs et moi-même allons donc vous interroger les uns après les autres pour recueillir vos dépositions. Cela prendra un peu de temps, ce dont je vous prie de m’excuser, mais c’est indispensable !
Aucune protestation ne se fit entendre. Rond de partout et sommé d’un chapeau melon qui lui donnait assez l’air d’une poire, le chef de la police versaillaise irradiait l’énergie et la mauvaise humeur par tous les pores de sa personne. Après s’être entretenu quelques minutes avec le ministre et l’ambassadeur américain qu’il ne retint pas longtemps et qui purent s’en aller, il déclara se réserver les membres du Comité et les pria de bien vouloir remonter avec lui vers Trianon dont les portes allaient être fermées afin qu’il puisse les entendre en toute tranquillité.
Tandis que l’on regagnait le petit château, Marie-Angéline rejoignit Aldo et se pendit à son bras avec un sourire béat fort peu de circonstance :
— Un meurtre ! Ici ! À Versailles ! fit-elle allègrement. Est-ce que ce n’est pas extraordinaire ?
— Une chance que vous n’ayez pas dit « merveilleux » ! Vous n’avez pas honte, Marie-Angéline ?
Elle fronça son long nez tout en maintenant sur sa toison frisée, qui la faisait ressembler à un mouton, le canotier de paille qu’une risée menaçait de déranger :
— Pas du tout ! Je pressens là une de ces aventures comme nous les aimons !
— Dites comme « vous » les aimez. Et je ne vois rien de romantique dans l’assassinat d’un homme déjà âgé qui venait peut-être ici en pèlerinage.
— Rien de romantique ? Et le masque noir que le commissaire a mis dans sa poche, qu’est-ce que vous en faites ? Je suis sûre qu’il y avait quelque chose d’écrit sur l’envers.
Le pire était qu’elle avait raison et que Morosini lui-même se posait des questions à ce sujet. Douée d’une imagination toujours prête à s’enflammer, « Plan-Crépin », comme l’appelait Mme de Som-mières, n’avait fait qu’exprimer à voix haute ce qu’il pensait. N’avait-il pas tout à l’heure tendu la main d’instinct vers l’accessoire de bal travesti apparu de façon si dramatique ? Pour ce qu’il en avait vu, la victime était un personnage terne, suffisamment bien vêtu pour ne pas détonner dans une assemblée aussi élégante mais sans distinction particulière. Un physique neutre, un visage quelconque, plutôt laid, et pas le moindre ruban à la boutonnière de sa jaquette… Qui pouvait-il être ?
Il comprit vite qu’il ne fallait pas compter sur le commissaire Lemercier pour soulever le plus petit coin du voile. Avec une froide politesse il posa des questions nettes et précises aux divers membres du Comité, ce qui représentait une sorte d’exploit, tout le monde voulant parler en même temps, mais sans obtenir un résultat appréciable. En fait, personne n’avait rien vu.
— Il y avait énormément de gens, expliqua Morosini quand son tour fut venu, et quand on s’est dirigés vers le buffet, on s’est bousculés quelque peu. L’assassin en aura profité et pendant un bref instant le corps a dû rester debout étayé par les autres.
— Comment se fait-il qu’il y ait une telle affluence ? Une manifestation, surtout ici, est en général réservée à une… élite.
Une grimace dédaigneuse accompagnait le mot. À l’évidence, le commissaire devait nourrir des idées de gauche… ou alors il était vexé de ne pas avoir été invité. Ce qui était une faute puisque l’on avait fait appel à ses services. C’était même anormal et il se pouvait qu’il y ait un rapport entre la foule et le fait que l’on n’ait pas convié le policier principal. Cependant, il fallait répondre :
— Trois cent quarante invitations ont été prévues, dit-il. Mais il semblerait que l’on en ait tiré davantage à l’imprimerie…
— Quelle imprimerie ?
Ce fut Gilles Vauxbrun qui fournit le renseignement : l’imprimeur devait être celui de Crawford.
— Je le verrai, dit Lemercier. Mais revenons à vous, ajouta-t-il en se tournant vers Aldo avec une mauvaise grâce évidente. Si j’ai bien compris, vous êtes l’un des exposants ?
— En effet ! Il y a là-haut une paire de girandoles en diamants qui font partie de ma collection personnelle.
— Et vous êtes aussi… vénitien ?
Encore un mot qui n’avait pas l’heur de plaire et Aldo dut se faire violence pour répondre paisiblement :
— C’est également vrai. Y verriez-vous un inconvénient ?
— Peut-être une analogie… Cela est très en vogue chez vous ? fit Lemercier en sortant le masque de sa poche.
— Pendant le carnaval mais pas le reste du temps. Nous sommes des gens normaux, monsieur le commissaire. Puis-je voir cet objet ?
— Certainement pas ! C’est une pièce à conviction. Ainsi… vous êtes collectionneur de joyaux ? Cela suppose une grande fortune…
Oh ! Il commençait à chauffer sérieusement les oreilles que Morosini avait chatouilleuses mais cette fois il n’eut pas le temps de répondre : Marie-Angéline, dont les ancêtres avaient « fait » les croisades, tenait en permanence un fougueux destrier au service de ceux qu’elle aimait. Elle l’enfourcha sans plus tarder :
— Mon cousin est l’expert en joyaux historiques le plus célèbre d’Europe…
— Et même d’un peu plus loin, renchérit Vauxbrun. Qu’il possède une collection privée n’a rien d’anormal. C’est le contraire qui serait surprenant…
Le policier s’étira les lèvres d’un seul côté pour obtenir un vague sourire qui n’avait rien d’aimable :
— Eh bien ! On dirait que vous êtes apprécié ici, monsieur ?… Rappelez-moi votre nom ?
— Morosini !
— C’est cela !… Si vous le permettez j’aimerais à présent voir ces joyaux. En particulier les vôtres. Des… comment avez-vous dit ?
— Girandoles ! lâcha Aldo à qui ce manque de mémoire immédiate paraissait suspect. Autrement dit : des pendants d’oreilles. Pas des candélabres.
C’était parti tout seul, générant un coup d’œil glacial qui avait la couleur et la consistance du granit.
— Merci de venir au secours de mon ignorance ! Allons-y, maintenant.
On se dirigea vers la vitrine principale auprès de laquelle veillaient toujours les faux laquais poudrés. Aldo tendait la main pour désigner son bien quand il la retira avec une exclamation :
— La « larme » !… Elle n’est plus là !
En effet, entre les boucles d’oreilles Morosini et les bracelets Kledermann, il y avait un vide, à l’exception de la petite pancarte portant le numéro du catalogue. Or, les verres protecteurs doublés d’un grillage étaient intacts : pas la plus infime fêlure… Lemercier réagissait :
— Quelle larme ?
— Le bijou qui était à cet endroit : un ornement d’oreille, dépareillé d’ailleurs, composé de deux très beaux diamants blanc bleu… vous êtes-vous absentés à un moment ou à un autre ? s’enquit-il en se tournant vers l’un des gardiens mais déjà le commissaire intervenait :
— S’il vous plaît ! C’est moi qui pose les questions et ceci est mon travail !… Alors ? Vous êtes-vous absentés ?
Les interpellés devinrent très rouges. L’un d’eux, visiblement gêné, expliqua qu’il s’était éloigné un court moment pour aller aux toilettes. Quant à l’autre, plus rouge encore, il admit être accouru aux fenêtres quand les cris avaient éclaté…