L'Anneau d'Atlantide - Жюльетта Бенцони 4 стр.


— Ah oui ?

Lecture faite, le résultat fut exactement identique à celui du matin. Morosini sauta de son fauteuil et se rua chez M. Buteau en s’exclamant :

— Regardez ça, Guy !

La porte claqua de nouveau et Angelo réintégra ses propres quartiers en soupirant, mais sans être vraiment inquiet. Selon lui, un peu d’orage par-ci par-là était nécessaire dans le ciel bleu d’un ménage…

Cependant, Aldo demandait à son fondé de pouvoir :

— Eh bien ? Qu’en pensez-vous ?

Le vieux monsieur se carra dans son fauteuil sans lâcher le papier qu’il contemplait d’un air pensif :

— À vrai dire, je n’en sais trop rien. S’il n’y avait pas eu l’affaire de l’anneau, je vous conseillerais de prendre le bateau. D’ailleurs, vous ne m’auriez même pas demandé mon avis. Mais une invitation en Égypte si tôt après m’incite à penser qu’il conviendrait peut-être de se méfier.

— C’est un peu mon sentiment, encore que je ne connaisse pas grand monde dans le coin. La princesse… Shakiar, ça vous dit quelque chose ?

Pour son information, en effet, M. Buteau tenait à jour, autant que faire se pouvait, les généalogies des familles royales, princières, encore régnantes ou détrônées, sans compter les décès, à seule fin de savoir où migraient les joyaux de famille. Cette activité se révélait d’une certaine utilité pour la maison. Il n’eut donc aucun mal à fournir le renseignement désiré après avoir consulté l’un de ses dossiers :

— La princesse Shakiar, à ce jour avant-dernière épouse du roi Fouad, répudiée en raison de ses folles dépenses en bijoux bien qu’elle soit très riche mais aussi bréhaigne, comme on disait au Moyen Âge. Très belle au temps de la couronne, elle doit tourner autour de la cinquantaine. Elle occupe habituellement un petit palais dans l’île de Gesireh où elle reçoit sans discontinuer... une coterie très internationale.

— Remariée ?

— Je ne crois pas mais, finalement, je n’en sais rien.

— Des amants ?

— Ayez la bonté de ne pas m’en demander trop ! J’épluche quantité de journaux, surtout anglais, français ou américains, mais il ne faudrait pas exagérer. Si vous allez là-bas, vous n’aurez aucune peine à vous renseigner. Elle est connue pour être assez excentrique et n’être pas femme à tenir sa lumière sous le boisseau. J’ajouterai pour conclure qu’elle donne des fêtes somptueuses. Alors, que décidez-vous ?

— Que feriez-vous à ma place ?

— Toujours cette manie de répondre à une question par une autre ! C’est moi qui vous ai appris le truc, mais il n’est pas loyal de vous en servir contre moi. Cependant je vais vous répondre : si j’étais vous, j’irais ! De plus, vous en mourez d’envie !

C’était vrai. Depuis que l’Anneau atlante était entré dans sa maison, Aldo avait senti se réveiller en lui tous les démons de l’aventure. En outre – et il ne l’avoua pas ! –, il éprouvait un malin plaisir en pensant à la lettre qu’il allait écrire à sa femme. Et pour finir, la chance lui sourirait peut-être en lui faisant retrouver Adalbert, puisque celui-ci faisait garder son courrier précisément à l’hôtel où Aldo devait descendre…

Aussi envoya-t-il sans délai Pisani lui retenir une place sur le premier bateau partant pour Port-Saïd ou Alexandrie, après quoi il ferait connaître à la princesse la date de son arrivée. Pendant ce temps, il allait écrire à Lisa. Non sans une certaine jubilation !

Cinq jours plus tard, il embarquait à bord de l’ Ismaïlia par un temps épouvantable et la jubilation avait baissé d’un cran. Le ciel s’était arrangé pour donner raison à sa femme : il pleuvait, la mer était grise et… l’ aqua alta de retour. Les Vénitiens barbotaient ou parcouraient d’un pas résigné les ponts de planches traversant la place Saint-Marc en plusieurs sens. Accoudé au bastingage, Aldo regarda disparaître dans les brumes les ors ternis du dôme de San Marco, la tour du Campanile, les flèches des églises, les toits des palais, puis regagna l’une des quatre cabines, plutôt confortables, permettant à ce cargo transporteur d’agrumes de prendre à son bord quelques passagers. Ce soir, il n’y en aurait qu’un autre : un professeur de lettres anciennes qui rejoignait son poste à Suez et ne devait pas être un fanatique de la conversation, si l’on en croyait la froideur du salut dont il avait gratifié Morosini en montant à bord. Il trimballait un paquet de livres susceptibles de l’occuper même s’il allait jusqu’en Chine.

Rentré chez lui, Aldo s’allongea sur sa couchette après avoir pris dans sa valise la paire de chaussettes roulée en boule dans laquelle il avait caché l’Anneau. C’était une vieille habitude lorsqu’il devait emporter un joyau de petite taille ou une pierre non montée. C’est pourquoi le stratagème d’El-Kouari ne l’avait pas surpris. Il l’avait même trouvé tellement judicieux qu’il avait décidé de le faire sien quand il sortirait, dans le but de ne pas laisser le bijou à la merci d’un fouilleur particulièrement minutieux. Cette fois, il le réchauffa longuement entre ses mains afin de revivre l’extraordinaire sensation de force et de certitude qu’il dégageait. Pour rien au monde il ne l’aurait laissé à Venise. D’abord parce que le ramener sur sa terre d’origine et si possible à son propriétaire lui semblait important, ensuite parce qu’il éprouvait le bizarre sentiment qu’il lui était interdit de s’en séparer.

Tout enfant, il lui était arrivé de rêver d’un talisman capable de décupler ses forces humaines et de lui ouvrir les portes du merveilleux. Cela entrait dans sa passion des pierres même si, jusqu’à présent, il lui avait été donné le plus souvent de tenir entre ses mains de redoutables géniteurs de malchance ou de catastrophes. Évidemment, il avait trop d’honnêteté pour ne pas savoir qu’il le rendrait sans hésiter s’il retrouvait son légitime propriétaire mais, en attendant, il se considérait comme l’héritier de l’homme auquel il avait tenté de porter secours…

La cloche du dîner interrompit sa rêverie mais, au lieu de réintégrer les chaussettes, l’Anneau se retrouva dans la poche intérieure de son veston, le plus près possible du cœur.

Quelques jours après, Morosini, reposé comme il ne l’avait jamais été, débarquait du train-paquebot en provenance de Port-Saïd au milieu du tohu-bohu permanent qu’offrait la gare du Caire. Elle ressemblait vaguement à celle de Victoria à Londres, mais la population différait singulièrement. Une foule grouillante encombrait les quais et il était difficile de distinguer ceux qui arrivaient de ceux qui partaient au milieu d’une véritable colonie de porteurs glapissants. L’un d’eux empoigna les valises d’Aldo à la recherche de la sortie et brailla :

— Tout droit ! Tout droit ! As pas peur ! Moi n° 32.

Il fallut bien se lancer dans son sillage en refusant les services d’un employé de l’agence Cook qui, justement, se proposait.

— J’en ai un ! clama-t-il dans le vent de la course. J’espère seulement pouvoir le retrouver…

Mais l’homme était là, près d’une calèche qu’il avait déjà retenue et souriant de toutes ses dents blanches, à l’exception de celles qui manquaient à l’appel :

— Ti vois, ti pouvais me faire confiance. Ti vas où ? Hôtel Shepheard’s ?

— Comment le sais-tu ?

— Ti as une tête à ça ! répondit-il en riant.

Il transmit l’information au cocher d’un air important, attrapa au vol la pièce d’argent que son client lui lançait et la calèche démarra au milieu d’un déluge de bénédictions. Morosini, mettant de côté ses soucis, s’abandonna à l’un de ses plaisirs favoris : découvrir, seul, une ville qu’il n’avait jamais vue dans un pays quasi fabuleux qu’il ne connaissait pas, si étrange que cela paraisse, si l’on songe que son meilleur ami lui avait voué sa vie. Leurs aventures communes ne leur avaient pas encore donné l’occasion d’agir à l’ombre des Pyramides.

Pourtant, jadis, adolescent monté en graine, il écoutait avec passion, les pieds accrochés aux barreaux de sa chaise, les cours magistraux que lui délivrait M. Buteau dont l’Égypte était l’un des sujets de prédilection, débordant largement l’époque des pharaons pour rejoindre celle des croisades autour du fantôme de Saladin, le « sultan chevalier » dont la ville ancienne était l’œuvre. Al-Qahira, « la Victorieuse », la cité des sultans et des khédives, c’était à lui qu’elle devait éclat et renommée ! Cette lacune était plus bizarre encore si l’on considérait que la chère Tante Amélie et son inusable « Plan-Crépin » choisissaient souvent de passer un ou deux mois d’hiver au soleil dans l’un des trois ou quatre palaces implantés dans le pays. Aldo pensa soudain qu’elles y séjournaient peut-être au moment où il débarquait et se promit, l’affaire avec la princesse réglée, d’en faire le tour dans l’espoir de leur offrir une bonne surprise, sachant qu’entre Le Caire, Louqsor et Assouan qu’elles privilégiaient, il y avait quelques centaines de kilomètres… De toute façon, Abou El-Kouari avait mentionné Assouan et il faudrait probablement aller jusque-là.

La ville s’étendait sur plusieurs hectares et donnait l’impression de vivre un perpétuel carnaval où se mêlaient la pourpre des tarbouchs, le blanc des turbans, le voile noir des femmes, le beige d’un casque oriental et la variété des chapeaux européens. Tout cela bougeait, parlait, criait dans le vacarme des klaxons de voitures, des implorations des mendiants, des appels de toutes sortes. L’odeur de l’essence s’y mélangeait à celles du crottin de cheval, des parfums musqués, d’une vague senteur d’encens et, en approchant du fleuve, d’un faible relent de vase.

Au cœur d’une place ouverte sur le Nil, la vaste terrasse du Shepheard’s offrait une vue sur les deux îles, Roda et Gesireh. Toujours pleine, elle était l’un des lieux favoris où se retrouvaient les touristes riches, la gentry britannique. Au pied de cette terrasse surélevée abritée d’un vélum et ornée de plantes variées, se bousculaient guides et drogmans avides de s’assurer les clients les plus intéressants, sans oublier les petits cireurs de bottes aux crânes crépus que repoussait régulièrement le voiturier en uniforme rouge.

Dans l’immense hall aux colonnes égyptiennes, un réceptionniste suisse déférent accueillit Morosini en déployant l’onction nécessaire, lui apprit que son appartement l’attendait, puis lui remit une enveloppe bleutée et armoriée qui devait contenir quelques mots de sa cliente et qu’il fourra dans sa poche. Avant de suivre le groom chargé de le conduire à son logis, il posa la question qui lui tenait à cœur :

— C’est vous, je crois, qui gardez le courrier de M. Vidal-Pellicorne, l’éminent archéologue ?

Le rose mais solennel visage du Suisse se teinta de mélancolie :

— Jusqu’à hier, en effet, Excellence…

— Et plus maintenant ? Pourquoi ?

— Mais… parce que M. Vidal-Pellicorne nous honore de sa présence !

— Eh bien, dites-moi, cela n’a pas l’air de vous combler de joie !

— D’habitude… c’est un si bon client, mais… Puis-je me permettre de demander ce qu’il est pour Monsieur le prince ? Une simple relation ou un ami ?

— Un ami, voyons ! Et le meilleur qui soit ! Qu’est-ce qui lui arrive ?

— Alors j’oserais conseiller une visite au bar.

— Il y est ?

— J’irais jusqu’à dire qu’il l’occupe. Hier soir, il y est resté jusqu’à la fermeture et aujourd’hui…

— N’en dites pas plus, j’y vais ! Faites monter mes bagages, ajouta-t-il en glissant un billet dans la main du groom.

Il se dirigea vers la longue pièce dont il pouvait apercevoir le comptoir d’acajou orné de têtes pharaoniques en bronze. En y pénétrant, il vit avec satisfaction que la pièce était pratiquement déserte et n’eut donc aucune peine à repérer son ami. Adalbert était assis – effondré serait plus juste ! – dans un fauteuil de velours jaune devant une table basse et un verre de whisky à moitié plein ou à moitié vide, selon l’état d’âme avec lequel on le considérait. Ce n’était certainement pas le premier. Un coup d’œil suffisait pour constater que l’archéologue était plus qu’à moitié ivre.

Aldo se dirigeait à sa rencontre, quand Adalbert, prostré apparemment dans une profonde réflexion, prit son verre, le vida, puis, le brandissant à bout de bras, exigea :

— Un autre, barman !

— Je dirais plutôt un café… et corsé ! corrigea Aldo en se laissant tomber dans le fauteuil voisin.

Adalbert releva le menton et fixa l’arrivant d’un regard tellement trouble qu’il ne devait pas lui permettre de distinguer grand-chose. D’ailleurs, il ne le reconnut pas.

— De… de quoi j’me mêle ? Moi, j’veux boire…

— Si tu ne sais même plus qui je suis, c’est que tu as déjà beaucoup trop bu ! Il vient, ce café, barman ?

— Si Monsieur le permet, j’oserai avancer que le résultat va être désastreux. Nous risquons des… des nausées.

Aldo se mit à rire :

— Et vous craignez pour votre velours bouton d’or et vos tapis ? Après tout, vous avez peut-être raison. Trouvez-moi deux valets solides et faites suivre non pas un café mais une pleine cafetière. Nous allons le remonter chez lui…

— Tout de suite ! fit l’homme en s’élançant. Je vais devoir à Monsieur une grande reconnaissance…

— Ne me dites pas que c’est votre premier poivrot ? Avec ce qui défile ici d’officiers anglais ne carburant qu’au whisky ?

Deux minutes plus tard, le renfort demandé répondait à l’appel. On emporta Vidal-Pellicorne qui n’offrit qu’une faible résistance. Il n’en était fort heureusement qu’à la période bénigne de l’ivresse, celle où l’on a tendance à parer le monde entier des couleurs les plus tendres. Les yeux mi-clos, il souriait avec aménité aux deux colosses nubiens qui l’étayaient dans l’ascenseur et se laissa conduire dans la salle de bains sans opposer de résistance, mais se mit à beugler quand l’eau froide de la douche sous laquelle on le poussait s’abattit sur sa tête. Imperturbables, les trois hommes l’y maintinrent le temps nécessaire en dépit de ses vociférations, après quoi, on le bouchonna comme un cheval de course, on le déshabilla et on l’introduisit dans un pyjama, mais ce fut seulement quand on l’installa dans son lit qu’il parut revenir à la conscience claire. Et passa sans transition de l’amabilité à la colère :

— Mais qu’est-ce qui vous a pris de me tremper de la sorte ? Vous n’êtes pas un peu malades ? Sortez ! Vous m’entendez ? Sortez de chez moi !

— Ils vont sortir, le calma Aldo en s’inscrivant dans son champ de vision, une tasse de café à la main. Mais moi, je reste ! Comment te sens-tu ?

Cette fois, on l’avait reconnu :

— Toi ? Mais qu’est-ce que tu fais ici ?

— Bois ça ! On causera après !

Adalbert avala docilement le liquide et même en redemanda. Pendant ce temps, les Nubiens remettaient de l’ordre avant de disparaître, nantis d’un généreux pourboire. Assis sur le bras d’un fauteuil, une cigarette entre les doigts, Aldo attendait.

Quand Adalbert en eut fini et se laissa aller sur ses oreillers en exhalant un soupir de satisfaction, il entama le dialogue :

— Si tu me disais où tu en es ? J’arrive ici avec l’espoir – bien mince puisque apparemment tu te cachais ! – d’avoir de tes nouvelles et, au lieu d’apprendre que tu étais en train de manier fébrilement la pioche et la pelle, appâté par la trouvaille de ta vie, je te retrouve aux prises avec une cuite monumentale dans un bar d’hôtel. Alors je te le demande : que t’est-il arrivé ?

Récupérant ses soucis en même temps que sa lucidité, l’œil bleu de l’archéologue s’assombrit :

— Je me suis fait avoir comme un bleu !

— Comment cela ? J’ai téléphoné chez toi il y a quelques jours et Théobald m’a confié que tu avais fait une « trouvaille » tellement importante que tu refusais d’en révéler l’endroit même à lui et que tu te faisais envoyer ton courrier au Shepheard’s.

— Tu avais besoin de moi ?

— Réponds d’abord ! On parlera de moi après !

— C’est vrai, concéda Adalbert tristement. J’étais persuadé d’avoir fait une découverte aussi sensationnelle que ce fichu Tout-Ank-Amon bien qu’il ne s’agisse que d’une femme, une des quatre reines-pharaons – en dehors de Cléopâtre – qui ont vraiment régné sur l’Égypte : Nitocris, Sebeknefrou, Hatchepsout et Taousert. Il s’agit de la deuxième, Sebeknefrou, qui a clos la XIIe dynastie. Elle est très mal connue et n’a occupé le trône que pendant trois ans, mais c’est un de plus que la vedette de ces dernières années…

— Ce pauvre Tout-Ank-Amon ! Tu ne l’as jamais digéré, celui-là ? le taquina Aldo.

— Non, tu as raison. Il m’a donné de l’eczéma ! Mais ces fichus Anglais ont trop de chance, aussi ! Alors que nous autres, impécunieux Français, sommes à la portion congrue, eux roulent sur l’or… et tu connais le résultat !

— Et la suite : de tous ceux qui ont travaillé sur le site, il ne reste pas pléthore…

— La fameuse malédiction inscrite à l’entrée du tombeau et qui menaçait de frapper quiconque troublerait le sommeil de Pharaon ? Il est évident qu’il y a eu des coïncidences troublantes, que lord Carnarvon n’a pas joui longtemps de son triomphe, mais Carter, lui, l’initiateur, est toujours bien vivant !

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