— À la bonne heure ! De mon côté, je vais voir s’il est possible d’obtenir un document officiel vous mettant à l’abri de ce que vous redoutez. Mais vous, songez que je ne cède pas à mon égoïsme en voulant tant d’argent. C’est pour aller au secours d’une œuvre dont je vous parlerai une prochaine fois ! Je suis si heureuse que vous soyez venu ! ajouta-t-elle en lui tendant une main sur laquelle il n’avait plus qu’à s’incliner.
On ne pouvait avec plus de grâce clore un entretien sans fermer les portes de l’avenir.
— Nous nous reverrons bientôt ! promit-elle tandis qu’il se retirait.
Aldo rejoignit la voiture qui l’avait amené et qui l’attendait au bout du jardin d’eau. Sous le péristyle, il s’arrêta pour allumer une cigarette. À cet instant, il entendit une voix masculine, dans le vestibule, s’adresser à un serviteur. Il se retourna machinalement : l’homme qui s’était présenté à Venise en se prétendant le frère d’El-Kouari venait de sortir d’une pièce latérale et donnait sans doute un ordre car le domestique s’inclina et s’éclipsa, tandis que l’autre entrait dans la pièce où Aldo venait d’être reçu. Exactement comme s’il était chez lui…
Ayant éprouvé le besoin d’une promenade nocturne pour se remettre les idées en place, il était plus de minuit quand Aldo rentra au Shepheard’s, mais il n’avait toujours pas sommeil. Trop de pensées se bousculaient dans sa tête et il alla droit au bar, d’abord pour s’assurer qu’Adalbert n’y était pas revenu et ensuite pour y boire un whisky. Ses goûts le portaient plutôt vers une fine à l’eau mais, outre qu’il se défiait un peu de l’eau égyptienne, il éprouvait la nécessité d’une boisson plus robuste. Le barman l’accueillit en vieux client et ils échangèrent quelques mots mais, les points d’interrogation continuant de fourmiller dans son cerveau, il avala d’un trait le contenu de son verre et déclara qu’il montait se coucher… En fait, il avait surtout envie de bavarder un moment avec Adalbert qui restait souvent éveillé jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il alla donc frapper à sa porte, à plusieurs reprises même, sans obtenir de réponse. Ce qui l’agaça. D’habitude, Adalbert avait le sommeil plus léger. Il est vrai qu’après la cuite qu’il avait prise ! En outre, il s’était peut-être décidé à avaler son comprimé de Seconal ?
Pour s’en assurer, Aldo décida de le rejoindre par les fenêtres, sortit sur son balcon, enjamba les bacs de fleurs de séparation pour s’apercevoir que la fenêtre était aussi hermétiquement fermée que la porte. Mieux encore : les rideaux intérieurs étaient tirés. Et ça, ce n’était pas habituel ! Été comme hiver, Adalbert laissait toujours ses fenêtres entrouvertes, disant que sans cela il ne pouvait respirer. Or la nuit était douce et quand, tout à l’heure, on l’avait mis au lit, il avait même refusé que l’on déploie la moustiquaire :
— De l’air, de l’air ! avait-il exigé. Tu sais bien que ne peux pas m’en passer !
Aldo alla s’asseoir dans l’un des fauteuils de la terrasse privative, luttant contre l’envie de briser une vitre, mais l’opération ferait un boucan de tous les diables. Il ne possédait pas, lui, les petits talents particuliers de son ami qui lui permettaient d’entrer où il voulait et quand il voulait sans faire le moindre bruit. Or, s’il existait de par le monde nombre de palaces où il était connu et où il aurait pu se permettre cet… enfantillage, c’était la première fois qu’il venait dans celui-ci et c’eût été stupide de risquer sa réputation pour un délai de quelques heures. Il se décida finalement à regagner sa chambre et à se coucher. Il aurait évidemment pu téléphoner à la réception et demander que l’on sonne chez son ami pour l’avertir qu’il voulait le voir, mais cela aurait fait beaucoup de tintouin pour pas grand-chose. Surtout si Adalbert avait ingurgité son comprimé !
Bien que fatigué, Morosini dormit mal. Il n’avait pas aimé son entretien avec la princesse, moins encore la présence chez elle d’Abou El-Kouari qui lui avait tellement déplu. Cette invitation à lui confier un bijou trop illustre pour n’être pas dangereux sentait le piège. Restait à savoir ce qu’on attendait de lui, au juste ! Conclusion : s’il n’y avait eu Adalbert, il eût vraisemblablement, le matin venu, repris le chemin de la gare et le premier train à destination de Port-Saïd ou d’Alexandrie. Seulement il y avait Adalbert, et un Adalbert aux prises avec des problèmes inhabituels, et il était hors de question de l’abandonner ! Le sommeil finit tout de même par venir.
Le breakfast qu’il avait commandé pour huit heures le réveilla mais il eut la surprise de voir le réceptionniste entrer à la suite du serveur. Il tenait une lettre à la main :
— M. Vidal-Pellicorne m’a chargé de remettre moi-même et en main propre ce message à Votre Excellence, dit-il, c’est pourquoi je me suis permis d’accompagner le petit déjeuner.
— Il m’écrit ? Alors qu’il occupe la chambre voisine ?
— Il ne l’occupe plus. Elle fait le bonheur d’une célèbre cantatrice victime d’un accident de la route et qui n’avait pas prévenu…, expliqua le Suisse avec un bon sourire. J’espère que son arrivée ne dérange pas Monsieur le prince ? Elle est assez bruyante de nature !
Aldo prit un couteau sur la table et ouvrit la lettre :
— J’étais sorti : je n’ai rien entendu. Ce qui signifie que M. Vidal-Pellicorne est parti ?
— Par le train de minuit pour Louqsor. Il semblait très agité !
— Et moi qui le croyais endormi. Voyons ce qu’il dit.
C’était plutôt bref :
« Obligé de repartir ! Si tu es libre, prends demain le train de vingt-deux heures. On déjeunera ensemble au Winter Palace où je te retiens une chambre. Si tu ne peux pas, télégraphie et à bientôt ! Adalbert. »
Ayant fini de disposer le couvert, le garçon d’étage repartait mais le réceptionniste, lui, restait, attendant ce qui ne pouvait être le bakchich qu’il avait déjà reçu. Il sourit :
— Dois-je retenir un sleeping ?
— Il n’y a pas de train de jour ?
— Si, mais il vient de partir. En revanche, il y a quatre trains de nuit. La chaleur, n’est-ce pas ?
— Elle n’est pas accablante, en hiver ?
— En effet, mais c’est ainsi et il n’y a guère de raisons de changer. Le voyage dure onze heures !
— Bon. Je prendrai celui de vingt-deux heures !
— C’est entendu. Bon appétit, Excellence !
En s’attablant devant son petit déjeuner simplifié – s’il aimait les œufs au bacon, les toasts, les buns et la marmelade d’oranges amères, il détestait les harengs, saucisses, porridge et autres aliments indispensables à tout estomac britannique pour bien commencer la journée ! –, il sentit s’envoler sa mauvaise humeur. L’idée de rejoindre son ami lui souriait d’autant plus que la princesse Shakiar l’avait prié de s’accorder un temps de réflexion sans en préciser la durée et que, s’il aimait le tourisme, encore fallait-il que cela ne dure pas une éternité. Et puis pour garder le contact avec Adalbert, il aurait fait n’importe quoi… poussé autant par l’amitié que par ce petit démon de l’aventure qui s’était réveillé en lui à la suite de son dîner chez Maître Massaria. Enfin, cela lui laissait la journée libre pour visiter Le Caire. Pas la ville entière, évidemment : elle était immense et recelait des trésors. Plus encore la périphérie où se tenaient les Pyramides, le Sphinx et les autres sites archéologiques, mais il pourrait peut-être compléter sa visite quand il reviendrait.
En attendant, il procéda à sa toilette et refit ses bagages. Il se rasait dans la salle de bains quand les vitres se mirent à trembler. Dans la chambre voisine une voix puissante entonnait :
L’amour est un oiseau rebelle
Que nul ne peut a-apprivoiser
Et c’est bien en vain qu’on l’appelle
S’ il lui convient de-e refuser…
Il se mit à rire tout seul. La cantatrice qui, dans la nuit, avait pris la place d’Adalbert ! Il l’avait oubliée, celle-là, et, à entendre l’énergie qu’elle déployait en lançant les premières notes de la Habanera de Carmen, ce devait être une femme de poids comme, selon lui, c’était un peu trop souvent le cas des prime donne. Partant de cette hypothèse, on pouvait se demander quelle aurait été sa réaction s’il avait cassé un carreau pour s’introduire dans sa chambre. Un bon point pour elle, cependant, sa voix était magnifique et comme la surprise lui avait valu une estafilade, il s’interrompit et retourna dans sa chambre pour mieux l’écouter. Sans doute venait-elle donner un concert ou jouer à l’Opéra et il regretta un instant que son départ l’empêche d’aller l’entendre. Peut-être se produirait-elle un soir à la Fenice de Venise…
En descendant, il voulut s’enquérir de son nom auprès du réceptionniste, mais celui-ci s’était absenté et il alla demander une calèche au voiturier.
D’habitude, il préférait se promener à pied afin d’essayer de s’imprégner de l’âme de la ville inconnue en se mêlant à la foule, mais le temps lui étant compté, il choisit de se faire conduire à la Citadelle. De ce promontoire, il aurait une vue d’ensemble du Caire et de son site.
— Ti as raison, approuva le cocher en galabieh bleue à pompons rouges. Si ti viens pour la première fois, vaut mieux voir de là-haut. Après ti choisiras.
Et, faisant tournoyer son fouet en se gardant bien de toucher son cheval, il s’enfonça dans une rue grouillante d’un monde bariolé et singulièrement odoriférant. L’impression de plonger dans une fourmilière parmi laquelle son attelage se déplaçait avec une nonchalance bon enfant.
Bâtie par Saladin au XIIe siècle sur un éperon rocheux, la Citadelle surgissait de ce grouillement, s’enlevant vigoureusement sur le ciel bleu, rappel farouche d’un autrefois guerrier rendant à « la Victorieuse » sa signification. Elle résumait l’empire qu’avait conquis le Grand Sultan, hautaine et formidable comme l’avaient été les puissants châteaux des Croisés. La dominant, un dôme au dessin pur que dorait le soleil du matin, encadré des quatre aiguilles des minarets, semblait s’accrocher au ciel : la mosquée Muhammad Ali d’où s’élevait le bourdonnement d’une prière. On ne visitait pas. D’ailleurs on ne visitait rien, ni le château, ni les mosquées secondaires, ni le palais où veillaient des gardes, ni les bâtiments qui faisaient de cette citadelle une ville dominant la grande, mais Aldo n’en avait pas l’intention : ce qu’il voulait, c’était embrasser d’un seul coup d’œil la capitale égyptienne et son prodigieux décor. Aussi, descendu de sa voiture, se contenta-t-il de s’approcher au bord de la vaste terrasse sans rien vouloir entendre des explications en sabir anglo-arabe que son cocher prétendait déverser sur lui : le spectacle se suffisait à lui-même.
Le Caire, couleur de sable piqué de verdure, coupé par le large cordon bleuté du Nil, s’étendait tel un tapis jusqu’à un horizon que marquaient, d’une part, les Pyramides et le Sphinx de Gizeh et, de l’autre, les montagnes éventrées que les siècles avaient transformées en carrières pour des bâtisseurs inspirés…
Les déclics d’appareils photo maniés par un groupe de touristes américains sur fond d’exclamations nasales mais enthousiastes le chassèrent vers le côté opposé de la terrasse. Il ne se tenait là qu’une jeune femme ou plutôt une jeune fille, si l’on considérait la minceur de la taille habillée de toile blanche sous l’auréole d’une capeline de paille posée en arrière de la tête. Elle aussi contemplait le paysage. Tournant le dos au soleil, elle avait ôté ses lunettes noires dont elle mordillait l’une des branches. Craignant de la déranger comme lui-même venait de l’être, il n’approcha pas. Pourtant elle se tourna vers lui, montrant un visage mince et brun, sur lequel tranchaient des yeux d’un bleu tellement clair qu’ils semblaient transparents. Sous le nimbe de paille, les cheveux étaient d’un noir profond. Une Égyptienne peut-être, dont une aïeule aurait eu des bontés pour un Viking ? En tout cas elle était très belle, mais Aldo n’eut pas le temps de s’en assurer. Après un froncement de sourcils, elle rechaussa ses verres fumés, tourna les talons et prit d’un pas d’altesse le chemin de la voûte sombre de la sortie. Bien qu’il n’eût rien fait pour cela puisqu’il n’avait pas bougé, il importunait…
Dans l’innocence de sa conscience – il n’avait à se reprocher qu’un sourire, machinal de sa part quand quelque chose ou quelqu’un lui plaisait ! – il se sentit vexé, pensa un instant à la suivre mais maîtrisa cette impulsion et s’obligea à rester immobile en face de ce panorama qui lui semblait à présent moins intéressant… Finalement, il quitta le lieu à son tour et rejoignit sa calèche. On l’emmena admirer encore la belle mosquée Ibn Tulun et la célèbre université Al-Azar qui fut la première de l’Islam. Après quoi, il rentra déjeuner à l’hôtel.
Il y trouva une lettre de la princesse Shakiar l’invitant à dîner le soir même avec quelques amis afin de « faire plus ample connaissance ». On n’était pas plus gracieuse !
Après le déjeuner, il répondit à l’invitation par la négative et un remerciement courtois, alléguant qu’il quittait Le Caire tôt dans la soirée mais ne manquerait pas d’aller la saluer de nouveau à son retour, fit accompagner son message d’un panier de fleurs et partit visiter le fantastique mais décourageant Musée égyptien où les trésors de la terre des pharaons s’entassaient à un point tel que l’admiration ne parvenait pas à se fixer. Seul Tout-Ank-Amon que, par solidarité avec Adalbert, il commençait à trouver envahissant, jouissait d’une salle lui étant entièrement consacrée, et l’honnêteté obligea Aldo à admirer sincèrement la beauté de certains objets. Sans compter l’incroyable accumulation d’or.
Il en sortait, l’œil encore ébloui, quand il vit soudain la jeune fille de la Citadelle. À deux mètres de lui, elle examinait le contenu d’une vitrine. La rencontre l’amusa mais, craignant qu’elle ne s’imagine qu’elle n’était pas fortuite, il s’apprêtait à changer de direction quand elle abandonna sa contemplation et vint droit à lui.
— Vous êtes le prince Morosini, n’est-ce pas ? demanda-t-elle d’une voix à la fois douce et ferme.
— En effet. Comment le savez-vous ? Si l’on nous avait présentés, je m’en souviendrais…
— Ne cherchez pas ! C’est votre hôtel qui m’a renseignée. Ce matin, à la Citadelle, je me suis souvenue d’une photo de journal. J’ai voulu m’en assurer et je vous ai suivi jusqu’au Shepheard’s.
Il sourit, amusé :
— C’est bien la première fois qu’une jolie femme me suit et c’est très flatteur !
— Oh, ne croyez pas cela. Je veux seulement savoir si vous avez vu Vidal-Pellicorne ?
— Oui, mais…
— Par conséquent, il est ici ?
— Il y était…
— Allez-vous le revoir ?
Le ton tranchant de cette espèce d’interrogatoire eut le don d’irriter Aldo. Cette inconnue était indubitablement séduisante, mais ce n’était pas une raison pour s’arroger le droit de le maltraiter.
— Madame… ou Mademoiselle…
— Mademoiselle !
— Bravo ! Sachez donc, Mademoiselle, que je n’ai pas pour habitude de répondre aux questions d’une inconnue, surtout formulées sur un certain ton.
— Veuillez m’excuser ! Je suis toujours de mauvaise humeur quand je suis soucieuse… Alors, je suppose que vous allez le revoir ?
Il y avait une prière, presque une angoisse dans les yeux si clairs, et Aldo n’avait pas envie qu’ils disparaissent si vite :
— Demain, si tout va bien, mais j’aimerais…
— Il revient ou vous allez le rejoindre ?
C’était le comble ! Ravissant ou pas, ce paquet d’épines commençait à lui porter prodigieusement sur les nerfs ! Il s’apprêtait à l’envoyer promener, quand elle reprit :
— Je vous prie de me pardonner ! Si donc vous le rejoignez… où que ce soit… veuillez lui dire que je n’ai jamais voulu le trahir. Que c’est la force des événements qui a déterminé mon comportement et que j’espère sincèrement qu’il ne m’en tiendra pas rigueur. Je dois assumer la mission que je me suis donnée jusqu’au bout. Vous vous en souviendrez ?
— Je m’en souviendrais mieux encore si vous consentiez à me confier votre nom…
— C’est inutile. Il vous le dira lui-même si ça lui chante !
Il n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche qu’elle avait disparu derrière l’un des nombreux sarcophages qui s’empilaient à cet endroit sous une grande verrière obscurcie, çà et là, par des plaques de sable, et il n’essaya pas de la suivre. Sa silhouette annonçait des jambes de gazelle et elle devait connaître ce précieux capharnaüm comme sa poche. Et puis leur rapide entrevue – presque une passe d’armes ! – lui donnait à penser. Cette splendide Égyptienne si résolument moderne ne constituait-elle pas cet élément plus ou moins traumatisant dont Adalbert, remontant des profondeurs de l’ivresse, lui avait dit qu’il lui en parlerait plus tard ? Elle ne manquait incontestablement pas de classe et avait ce qu’il fallait pour enflammer l’amadou perpétuellement prêt à prendre feu de son ami, en dépit des déboires que lui avaient occasionnés ses dernières expériences amoureuses. Et celle-ci avait mentionné une trahison ? C’était plus qu’il n’en fallait pour justifier la biture monumentale du « plus que frère » !