La collection Kledermann - Жюльетта Бенцони 10 стр.


— Qui est Suisse là-dedans, hormis Lisa et son père ? Tout de même pas… machin… Fanchetti ! Je n’arrive pas à mémoriser son dernier avatar !

— Le comte de Gandia-Catannei ? Eh bien, justement, il s’est acquis la nationalité idoine. Sans doute a-t-il suffisamment d’argent pour ça ! Surtout si comme nous le pensons depuis le début il est affilié à la Mafia. Ça s’insinue partout ces petites bêtes-là !

— Et votre fameux Interpol ?

— J’ai fini par y renoncer. C’est incroyable le respect qu’inspire la forteresse alpestre assise entre son tas d’argent et sa neutralité ! s’écria-t-il soudain, laissant une colère latente montrer le bout de l’oreille ! Et Warren qui court après la Torelli rencontre les mêmes difficultés que moi !

— Après avoir été italo-américaine, la voilà suissesse à présent ?

— Oh, sans aucun doute ! Elle et son frère-amant ne se sont certainement pas séparés. Mais je n’aurais jamais dû vous faire part de mes interrogations, marquise ! Je suis en train de vous tourmenter !

— J’ai déjà connu pire. Avez-vous au moins des nouvelles de Lisa… et de son père ?

— Là nous avons un peu avancé. Si Kledermann est toujours en Angleterre –  dixit Warren ! –, la princesse Morosini a quitté sa clinique pour Vienne. Elle y est arrivée accompagnée d’une sorte d’infirmière chargée de veiller à son traitement et qui, je pense, ne restera pas longtemps. La présence de ses enfants paraît le meilleur remède…

— Gaspard Grindel est là-bas lui aussi ?

— Non. Étant donné qu’il dirige la banque Kledermann de Paris, il doit s’y montrer plus souvent qu’une fois par mois. On l’y attend ces jours-ci… et je vais pouvoir m’occuper de lui…

— Il me semble que ce rôle devrait me revenir. Ne croyez-vous pas qu’il serait temps… grand temps de me réintégrer dans la vie normale et de partager avec moi vos petits secrets ?

Encore un peu pâle mais habillé de pied en cap, tiré même à quatre épingles dans un costume bleu marine, chemise blanche et cravate rayée rouge et bleu, Aldo, appuyé sur une canne, s’encadrait dans la porte de la petite bibliothèque qu’il avait ouverte sans qu’on l’entendît. Le turban de bandes qui protégeait sa blessure avait disparu, laissant voir la repousse de ses cheveux restés aussi foncés sauf aux tempes où le blanc avait gagné un peu de terrain, mais son sourire avait retrouvé sa nonchalance. Derrière lui le nez de Marie-Angéline pointait, arborant cet air innocent qu’elle prenait quand elle s’attendait à quelque reproche.

— Il n’a même pas voulu prendre l’ascenseur ! se hâta-t-elle d’annoncer.

Mais les deux autres avaient trop d’empire sur eux-mêmes pour se laisser aller à ces exclamations de joie teintée d’inquiétude et vaguement bêtifiantes de rigueur pour saluer l’entrée en scène d’un revenant.

— On dirait que tu vas mieux ? constata Tante Amélie.

— N’y allez pas trop fort tout de même ! recommanda Pierre Langlois en se levant pour partir.

— Vous voilà bien pressé tout à coup !

— Je suis toujours pressé, mon ami ! Quant à nos petits secrets, comme vous dites, vous avez auprès de vous de parfaites conteuses ! Allez-y franchement, mesdames ! Je vois à la lueur verte de son œil qu’il brûle d’envie de piquer une rogne ! Cela ne lui fera pas de mal, au contraire !

— Je me demande si vous ne commencez pas à me connaître un peu trop !…

Aldo alla s’asseoir dans le fauteuil abandonné par le policier. Il y avait à peine pris place que Cyprien venait le nantir d’une tasse de café qu’il n’avait pas demandée. Il dirigea alors sur Tante Amélie son regard dont la petite flamme ironique s’était rallumée :

— C’est aussi grave que ça ?

— Tu jugeras ! Plan-Crépin, donnez-moi une tasse de ce breuvage dont j’ai besoin autant que lui !

Dix minutes plus tard, le silence régnait dans la bibliothèque et Aldo ne s’était encore livré à aucun commentaire.

— Tu ne dis rien ? s’inquiéta Mme de Sommières presque timidement.

— J’essaie de remettre le puzzle en place. Pour Lisa, si elle a rejoint sa grand-mère et les enfants, je pense que l’on peut cesser de s’en occuper, encore que je n’aie pas beaucoup aimé le séjour en clinique psychiatrique sous la protection du cousin Gaspard. Une parenthèse pour vous, Angelina : vous avez parfaitement réagi dans l’affaire des roses. J’en aurais fait… presque autant !

— Presque ?

— Oui, je les aurais flanquées par la fenêtre et j’aurais boxé le donateur. Cela dit, il ne perd rien pour attendre !… De plus, c’est grâce à vous si nous savons à présent que ce salopard a partie liée avec le Borgia de pacotille. Bravo !

— De pacotille ! se récria Mme de Sommières. Comme tu y vas ! Il occasionne presque autant de dégâts que son modèle…

— Sauf que s’il ne s’est pas encore livré au sac d’une ville, nous ignorons le nombre de ses victimes à ce jour !

— Disons qu’il fait ce qu’il peut avec ce qu’il a… je veux dire avec son époque ! émit Marie-Angéline.

— Il doit se terrer quelque part en Suisse, reprit Aldo. Peut-être dans une maison appartenant à son associé. Neveu d’un richissime banquier, collectionneur, banquier lui-même, celui-ci devrait être propriétaire de deux ou trois cabanes helvétiques ?

— Sans nul doute, mais Gaspard Grindel est dans le collimateur de ce cher Langlois qui guette son retour et doit avoir mis le siège devant sa banque et son domicile parisien !

— Au fait, je ne sais même pas où il habite, constata Aldo. C’est idiot mais il m’intéressait si peu…

— Il faut toujours connaître les repaires de l’ennemi ! clama, doctoral, Adalbert qui entrait un doigt en l’air. Moi, tu vois, je le sais ! La banque est sise boulevard Haussmann et l’appartement avenue de Messine. Autrement dit pas bien loin d’ici !

— Comment l’as-tu appris ?

— J’y suis allé à l’époque où tu sortais le soir avec une belle comtesse russe et qu’il te faisait suivre par un détective privé chargé de lui rendre un rapport destiné surtout à ta femme ! À ce moment-là il a si parfaitement joué son rôle de « grand frère » au cœur innocent que je l’avais trouvé sympathique !

— Pourquoi pas touchant ?

— Pourquoi pas en effet ! Pour l’heure présente je peux t’affirmer qu’il n’est pas rentré ! En attendant, on va faire un tour dans le parc avant le déjeuner ? Le temps est superbe et…

— Tu m’as assez promené comme ça. Ce dont je te remercie infiniment. D’abord j’attends Guy Buteau qui arrive de Venise pour me mettre au courant des affaires en cours. Ensuite dès qu’il sera reparti tu pourras m’emmener « faire un tour » à Zurich !

Un triple tollé qu’il écouta avec un sourire moqueur salua cette annonce inattendue :

— C’est hors de question ! fit Adalbert.

— Vous devenez fou ? s’indigna Plan-Crépin.

— Sois un peu raisonnable ! plaida Mme de Sommières. Tu n’es qu’à un tiers de ta convalescence !

— Ce qui me paraît tout à fait suffisant, Tante Amélie ! Je me sens dans une forme voisine de la perfection et si je ne me remue pas je vais faire du lard comme les indispensables anges gardiens de Langlois. Quant à toi, mon vieux, je ne t’oblige pas à m’accompagner ! De toute façon, je ne serai pas absent une éternité : juste l’aller et retour, histoire de me remettre en jambes !

— Et qu’est-ce que tu veux aller fabriquer à Zurich ?

— Bavarder avec le portier du Baur-au-Lac ! Je le connais depuis longtemps et je peux t’assurer qu’il ne me fera pas grandes difficultés pour me donner l’adresse de l’illustre comte de Gandia-Catannei ! Et si mon beau-père est de retour j’irai mettre les choses au point avec lui !

— Tu as l’intention de lui parler de son neveu ?

— C’est même par là que je vais entamer la conversation.

— Je ne sais pas si tu as raison… Va le voir si tu veux mais ne commence pas par taper sur Gaspard, conseilla Tante Amélie. Certes, Moritz t’a toujours montré de l’estime et même de l’affection mais lui c’est son neveu auquel il a confié sa plus importante succursale. En outre, il faut admettre qu’à ses yeux tu ne dois pas avoir le beau rôle, surtout s’il a gardé dans un coin de sa mémoire le souvenir de tes relations avec sa seconde épouse…

— C’était avant la guerre, j’avais vingt ans et elle était comtesse Vendramin, donc Kledermann était bien loin de s’inscrire dans son paysage ! Nous n’allons pas remonter aux calendes grecques et, n’importe comment, nous nous sommes expliqués là-dessus une fois pour toutes quand elle est morte !

— Du calme ! Je désirais seulement te faire comprendre qu’il n’est peut-être plus en aussi bonnes dispositions envers toi… Alors va le voir si tu y tiens mais vas-y doucement !

— Tante Amélie, ayez tout de même un peu confiance en moi, non ?

— Bien sûr que oui ! assura-t-elle, lénifiante. D’ailleurs je serais fort étonnée que tu t’y rendes seul. Adalbert te servira de régulateur !

— Ça, vous pouvez être tranquille, je ne le lâcherai pas d’une semelle !

Un coup de sonnette et l’ouverture du portail les précipitèrent tous dans le vestibule pour accueillir Guy Buteau, fondé de pouvoir de la firme Morosini après avoir été le précepteur d’Aldo. C’est lui qui avait communiqué à son élève la passion de l’Histoire et surtout celle des pierres précieuses qui en jalonnaient toutes les époques… sans compter l’art de choisir et de déguster un bon vin. La guerre les avait séparés mais quelques années plus tard, Aldo l’avait retrouvé à l’hôtel Drouot lors d’une vente de prestige à laquelle il venait assister en tant que spectateur car il se trouvait alors dans une gêne proche de la misère. Fou de bonheur de cette rencontre, Morosini l’avait pris sous son aile, rhabillé, ramené à Venise où Guy s’était épanoui comme une fleur sous l’arrosoir, mis au travail avec enthousiasme et était devenu rapidement le second patron de la maison.

C’était à présent un vieux monsieur élégant, encore très vert sous ses beaux cheveux blancs, dont les yeux bleus brillaient de joie en saluant Mme de Sommières et Marie-Angéline qui l’embrassèrent en lui souhaitant la bienvenue.

— Moi aussi je suis heureux d’être ici… et de constater que vous êtes redevenu vous-même, Aldo ! Toute votre maison s’est fait un sang d’encre à votre sujet…

— Vous voyez ! On dirait que ma chance tient bon. Bien que…

— On parlera de tout ça à table, coupa Mme de Sommières. Laisse Guy aller prendre possession de sa chambre et se rafraîchir ! Accompagnez-le, Plan-Crépin !

— Mais j’y vais, voyons ! protesta Aldo.

— Non. Toi tu restes où tu es ! Il faut que je te dise quelque chose. Vous m’excusez n’est-ce pas, Guy ?

Ce fut Adalbert qui se chargea de la réponse en déclarant qu’il y allait aussi. Resté face à sa grand-tante, Aldo la regarda presque sous le nez :

— C’est plutôt soudain, ce grand besoin de solitude à deux ? Qu’est-ce que vous mijotez, Tante Amélie ?

— Je ne mijote rien ! Ce serait davantage notre invité.

— Lui ? Qu’est-ce qui vous le fait dire ? Il est heureux comme tout d’être ici…

— Et de constater que tu vas beaucoup mieux. Il en éprouve même un soulagement !

— Vous parlez par énigmes maintenant ?

— Depuis le temps je le connais, peut-être mieux que toi ! Question d’âge… et d’expérience ! Évidemment il est heureux d’être ici et de nous revoir tous, toi en particulier, mais derrière tout ça, il y a un problème…

— Quel problème ?

— Je n’en sais rien mais ce dont je suis certaine c’est qu’il a quelque chose sur le cœur et que cela gâche une partie de sa joie !

Aldo ne répondit pas. D’un geste machinal, il prit une cigarette, l’alluma et alla vers une fenêtre ouvrant sur le parc Monceau.

— Il se pourrait que vous ayez raison, concéda-t-il. Il y a en effet comme un voile de tristesse dans ses yeux… J’aurais dû m’en rendre compte dès son arrivée… comme je l’aurais fait avant cet… accident ! lâcha-t-il mécontent.

— On donne dans les extrêmes maintenant ! Non, tu n’es pas en train de devenir gâteux, là !

— Vous avez de ces mots !

Il la regarda, eut un rire bref :

— Ils ont au moins l’avantage de vous remettre les idées en place. Quant à Guy on va lui faire lâcher sa mauvaise nouvelle, et sans tarder, sinon il ne digérera pas son déjeuner et Eulalie se mettra en grève !

Effectivement, à peine avait-on pris place autour de la table ronde que, laissant tout juste le temps à son vieil ami de déplier sa serviette, Aldo entamait le dialogue :

— Et si vous nous racontiez à présent ce qui vous tourmente tellement, mon cher Guy ? Je crois que vous vous sentirez mieux après !

L’interpellé se figea tandis que son regard surpris faisait le tour de la table – où deux autres l’étaient autant que lui ! – et revenait à Aldo :

— Comment avez-vous deviné ?

— Pas moi, mais Tante Amélie ! Rien ne lui échappe… et elle m’a prévenu pensant que cela ne pouvait concerner que moi ! Alors, allez-y ! Ensuite on pourra tous faire honneur aux petits chefs-d’œuvre d’Eulalie.

— Je voulais justement vous accorder encore cet agréable instant de rémission…

— C’est si grave que ça ?

— Oui… mais, après tout, il ne sert à rien d’atermoyer. Alors voilà : la princesse Lisa demande le divorce !

Un silence accueillit ces paroles, seulement troublé par le juron échappé à Cyprien qui apportait un plat et avait failli le laisser tomber. Pour sa part, Mme de Sommières se contenta de poser sa main sur celle d’Aldo devenu soudain livide et la sentit se crisper.

— Elle n’a pas le droit. Le divorce n’existe pas en Italie.

— Mais il existe en Suisse et elle bénéficie de la double nationalité, dit Guy en sortant de sa poche une enveloppe. La requête est formulée devant le tribunal de Zurich !… et pourrait peut-être trouver un accommodement avec la justice italienne à condition qu’elle ne se remarie pas… et moyennant finances. Quand on en possède les moyens on peut venir à bout de n’importe quelle loi… surtout dans l’Italie fasciste !

— Vous n’oubliez qu’une chose, rugit la vieille fille : elle est née catholique, mariée devant Dieu, et là il n’y a pas d’accommodement, sauf si elle demandait l’annulation en Cour de Rome. Nantie de trois enfants elle devrait avoir du mal. Sans compter qu’elle se couvrirait de ridicule !

— Oh, elle a trouvé la parade… Elle pourrait se convertir au protestantisme.

Un silence consterné s’ensuivit, mélangé de stupeur et d’incrédulité.

— J’ai peine à croire que sa famille accepte ça ! Passe encore pour son père dont j’ignore la profondeur des convictions. En revanche, jamais sa grand-mère ne le supporterait. Valérie von Adlerstein est profondément croyante. Elle adore sa petite-fille mais pas au point d’accepter une abjuration…

— Ils ne sont sans doute pas au courant, hasarda Adalbert. Si vous voulez mon opinion…

La voix froide d’Aldo lui coupa la parole :

— Si elle veut le divorce, elle l’aura. Je ne m’opposerai pas à sa volonté. Pour qu’elle aille jusque-là, il faut qu’elle me haïsse ! Si vous voulez bien m’excuser…

Il jeta sa serviette, se leva et quitta la salle à manger suivi par tous les regards. Guy voulut le suivre mais son hôtesse le retint :

— Non. Il est préférable de le laisser supporter seul ce coup dur. Vous aussi, Adalbert ! Vous pouvez servir, Cyprien !

Le repas débuta dans la consternation… On chipota jusqu’à ce qu’Eulalie, visiblement mécontente, surgisse pour demander ce que l’on avait à reprocher à son pâté en croûte à la façon de Houdan.

— Rien du tout, ma bonne Eulalie, répondit la marquise, mais nous venons d’apprendre une mauvaise nouvelle et…

— Justement, il faut manger ! Avec tout le respect que je dois à madame la marquise, quand une tuile vous tombe dessus, il faut être solide sur ses jambes pour se ramasser et on n’est pas solide si on laisse son estomac descendre dans ses talons !

— Elle a raison ! approuva Adalbert en s’y attaquant sérieusement. D’autant que c’est délicieux. Eulalie, quand nous aurons fini auriez-vous l’obligeance de me préparer un plateau que je monterai à M. Aldo ?

— Je vais y aller tout de suite ! proposa Cyprien.

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