La collection Kledermann - Жюльетта Бенцони 13 стр.


— On dirait que l’ennemi ne désarme pas, avait confié l’égyptologue à son invité quand il l’avait rejoint après avoir dîné comme d’habitude chez Mme de Sommières.

— J’ajouterai même qu’il m’a tout l’air de s’impatienter. C’est la première fois qu’il tente de m’abattre au cours d’une promenade.

— Peut-être parce que tu as fait les autres au grand jour. Difficile de tirer sur quelqu’un au milieu des gamins qui jouent, des nurses, des promeneurs, gardiens et jardiniers à moins d’avoir le goût du massacre ! Quoi qu’il en soit, ils ont commis là une faute. Le quartier va être passé au peigne fin…

— Tu crois ? Langlois sait bien que si Grindel habite avenue de Messine, il ne doit pas être assez idiot pour y loger un ou plusieurs truands. Ils habitent peut-être Montmartre, Ménilmontant ou le boulevard Saint-Germain…

Il pensait à cela tandis que la puissante voiture s’attaquait aux quelque six cents kilomètres qui, par Provins, Troyes, Chaumont, Langres, Vesoul, Belfort et Bâle, leur feraient rejoindre Zurich aux approches de la nuit. Incontestablement, par ce joli printemps, encore un peu humide mais ensoleillé, le voyage était agréable et la campagne magnifique avec sa verdure toute neuve et ses arbres en fleurs. Comme lui-même, Adalbert n’aimait pas trop bavarder quand il conduisait. Son passager en profita pour étudier l’idée qui lui venait et qui se développait à mesure que le ruban de bitume glissait sous les roues.

Il était même à ce point silencieux, laissant la cigarette qu’il avait allumée s’éteindre toute seule, qu’Adalbert finit par s’en rendre compte :

— Tu dors ?

— Non, pourquoi ?

— Parce que je te trouve bien silencieux ! Tu es en train de te couvrir de cendres. Quelque chose qui ne va pas ?

— Non. Je réfléchissais seulement au côté mouvementé de notre départ… et je me demandais s’il ne vaudrait pas mieux que tu rentres sans moi afin que disparaisse la menace qui pèse sur la rue Alfred-de-Vigny. Une fois que l’ennemi me saura dans la nature il n’aura plus besoin de s’y intéresser.

— Erreur ! Il faut qu’il t’y croie encore, donc que la police poursuive et même renforce sa surveillance ! Sinon alors ce seraient les vies de Tante Amélie et de Plan-Crépin qui pourraient être en danger. Je pense qu’ils sont capables de tout !

— Moi aussi ! Ce serait tentant, une fois que nous saurons où loge l’ex-Fanchetti, d’aller y voir d’un peu plus près alors que rentrer au bercail n’a rien de très excitant. Et pour y faire quoi ? Attendre une attaque en règle ou l’arrivée de documents aussi déplaisants que celui dont mon pauvre Guy était chargé ? À ce propos, je lui ai rendu ce qu’il avait apporté avec pour consigne de le laisser sur mon bureau et d’y ajouter les éventuels courriers qui pourraient lui parvenir mais sans les ouvrir, comme s’il ignorait où me joindre mais attendait mon retour. Ce qui pourrait se passer quand je saurai où trouver César !

— Tu veux rentrer chez toi ?

— Pourquoi non ? Ce sera encore la meilleure façon de détourner le danger de nos Parisiennes dont tu pourrais, toi, t’occuper !

Adalbert donna un coup de volant à droite, ralentit, s’arrêta sur le bas-côté de la route et se tourna vers son passager qu’il considéra d’un œil sévère :

— Toi, mon vieux, tu cogites trop et ça risque de te jouer des tours ! On a tous les deux la même préoccupation : la sécurité de nos chères dames, mais on ne la voit pas de la même façon. Donc, afin d’éviter d’ergoter pendant des heures je vais te donner mon point de vue définitif. Un : si on découvre la retraite du Borgia on y va ensemble ! Deux : on prévient Langlois de ce qu’on a découvert et on attend sa réponse pour savoir ce qu’il veut faire mais en lui recommandant le quartier Monceau, y compris l’avenue de Messine…

— Si on lui écrit ça on va le mettre en fureur. Il connaît son métier, que diable !…

— Là, tu as sûrement raison ! Et trois : on rentre à Paris ou on va à Venise mais « ensemble » ! Tu m’as bien compris ? Pas question de te laisser tout seul courir les aventures ! J’ai juré de ne pas te quitter d’une semelle et j’ai la mauvaise habitude de tenir parole ! Vu ?

— Vu. Tu peux redémarrer !

L’incident était clos et quand on s’arrêta au Lion d’Or de Vesoul pour déjeuner : on s’accorda tacitement pour s’intéresser uniquement à un excellent repas à base de morilles et de vin d’Arbois. Il faisait exceptionnellement beau, la salle de restaurant était charmante et plus encore la patronne qui tint à servir elle-même ces voyageurs si évidemment distingués.

— Pour un peu on se croirait en vacances ! exhala Adalbert en aspirant sa première bouffée de cigare. Au fond, je crois que si l’on veut étaler un peu les mauvais coups de l’existence, il faut savoir lui voler ici ou là les petits moments de douceur qui se présentent !

Aldo ne put s’empêcher de sourire. Ce qui était surtout réconfortant pour lui, c’était l’inépuisable bonne humeur d’Adalbert, soutenue le plus souvent par un épicurisme impénitent ! D’autant qu’il avait pleinement raison !

Revoir le Baur-au-Lac procura à Aldo un plaisir inattendu. Il y était venu souvent et dans des circonstances plus ou moins heureuses, mais c’est son personnage normal qu’il avait l’impression de réintégrer pleinement en franchissant le seuil élégant où l’accueillit le large sourire du voiturier :

— Heureux de vous revoir, Excellence ! fit-il en le saluant.

— Moi également, Josef !…

Ce fut mieux encore à la réception où Ulrich Wiesen reçut les deux voyageurs. Il connaissait aussi Vidal-Pellicorne bien qu’il l’eût vu moins souvent. Il leur annonça qu’il avait choisi pour eux deux des plus belles chambres donnant sur le lac et s’enquit respectueusement de la famille. Ce fut d’un ton tout à fait naturel qu’Aldo répondit que son épouse séjournait à Vienne avec les enfants et que son beau-père était en Angleterre, sa venue à lui s’expliquant par un rendez-vous avec un client éventuel trop âgé pour se rendre à Venise. Puis Adalbert demanda qu’on leur retienne une table pour le dîner et l’on s’en tint là !

La journée se passa comme il convenait. On prit un bain puis un court repos avant d’enfiler les smokings pour descendre dans l’élégante salle à manger où d’ailleurs au-dessus de l’eau il n’y avait guère de monde et surtout personne de connaissance, ce qui les enchanta. L’un comme l’autre étaient peu tentés par un épisode supplémentaire de la comédie mondaine. En revanche, ils goûtèrent pleinement leur rituelle promenade nocturne agrémentée d’un cigare dans les jardins en bordure du lac. Des jardins, il s’en trouvait beaucoup à Zurich, mais Aldo aimait particulièrement ceux-là.

— Quel est le programme ? demanda Adalbert.

— Oh, c’est simple : demain matin, puisque je suis censé aller voir mon client, on ira flâner à pied dans la vieille ville et sur les bords de la Limmat. Je ne sais pas si tu as déjà visité mais c’est magnifique comme toutes ces villes suisses assises depuis des siècles sur la puissance de l’argent et le goût de ceux qui les ont bâties. Je poserai « la » question en rentrant. Après on pourra repartir. Je ne te cache pas qu’en dépit du charme de Zurich je ne m’y sens pas très à l’aise…

— C’est normal ! Trop de souvenirs !

On quitta le Baur vers dix heures et demie et on laissa la voiture près de l’hôtel de ville pour baguenauder au long des rues qu’Aldo connaissait bien. Pour user le temps, on s’arrêta au café Odéon, haut lieu de la culture internationale dont le livre d’or portait les signatures de Richard Strauss, de James Joyce, de Somerset Maugham, de Klaus Mann et d’Arturo Toscanini et dont l’étage avait vu danser Mata Hari. Le café y était excellent et pendant un moment les deux hommes oublièrent qu’ils n’étaient pas des touristes. Enfin on reprit la voiture pour rentrer à l’hôtel…

En pénétrant dans le hall, Aldo arborait un air si mécontent qu’en lui donnant sa clef le portier osa demander :

— Vous semblez contrarié, Excellence. Rien de grave j’espère ?

— Non, rassurez-vous, mon cher Ulrich ! Du temps perdu avec quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il veut. Si toutefois on peut appeler temps perdu celui que l’on passe chez vous…

Il prit sa clef, se dirigea vers l’ascenseur et revint :

— Pendant que j’y pense, y a-t-il longtemps que vous avez vu le comte de Gandia-Catannei ?

— Pas très longtemps, non ! Il était ici voilà… une quinzaine de jours si ma mémoire est bonne…

Aldo tâta ses poches comme s’il cherchait quelque chose. En vain évidemment et reprit :

— J’ai oublié mon carnet. Vous n’auriez pas son numéro de téléphone par hasard ?

— Non, Excellence, je regrette. C’est toujours lui ou son secrétaire qui appellent pour l’annoncer...

— Tant pis !…

Il s’écarta de quelques pas puis revint :

— Vous devez avoir l’annuaire des Cantons ?

— Naturellement !…

Ulrich Wiesen sortit de sous son comptoir le gros album. Aldo lui offrit un sourire suave :

— Ayez, s’il vous plaît, l’amabilité de chercher pour moi. Les lettres sont toujours minuscules et il m’arrive d’avoir quelque peine à les lire…

— Mais avec plaisir, Excellence !

Il se mit à feuilleter l’épais volume tandis que Morosini s’accoudait familièrement. Non seulement il disposait d’une vue impeccable mais en outre il savait parfaitement lire à l’envers. Aussi vit-il nettement qu’Ulrich consultait les pages concernant Lugano dans le Tessin, les parcourait attentivement pour finir par refermer le livre avec un soupir désolé :

— Je regrette infiniment, mais le comte n’est pas inscrit à l’annuaire. Ce qui ne m’étonne guère d’ailleurs parce que je ne suis pas certain qu’il soit installé là-bas depuis longtemps… Mais Votre Excellence doit le savoir.

— En effet. De toute façon, ne vous tourmentez pas, Ulrich, ce que j’avais à lui dire peut attendre. C’est même préférable car cela me permettra de me calmer. C’est à lui que je dois cette matinée perdue. Alors ne lui parlez pas de moi quand vous le verrez… Vous me couperiez mes effets ! ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie.

— Je n’aurais garde ! sourit le portier avec un léger salut.

Aldo alla rejoindre Adalbert qui était allé l’attendre au bar en parcourant vaguement un journal :

— Alors ?

Aldo se hissa sur le tabouret voisin et commanda une fine à l’eau, attendit d’être servi et enfin lâcha :

— Lugano !

— C’est tout ?

— C’est mieux que rien, il me semble ! J’espérais qu’il avait le téléphone et…

— Ne te fatigue pas ! J’ai entendu le début de ta conversation. C’était pas mal ton idée ! Tu aurais pu copier l’adresse en même temps que le numéro ! Je croyais que tu pouvais tout obtenir du portier ! Qu’il te mangeait pratiquement dans la main !

— Ce n’est déjà pas mal, non ? L’adresse directe c’était tout de même un peu délicat. Ulrich a dit à Plan-Crépin que c’était un « bon client » ! Cela oblige à une certaine retenue. Mais tu peux t’y coller toi si tu te sens plus malin !

Et Aldo avala son verre d’un trait… pour en commander un second. Quand il sentait ses nerfs prendre le dessus, il devenait facilement irritable et éprouvait le besoin de se réconforter. Adalbert posa sa main sur son bras :

— Excuse-moi ! J’ai parlé sans réfléchir… mais Lugano n’est pas un tout petit patelin…

— Pas loin de trente mille habitants, d’après le dernier recensement. Seulement comme ce n’est pas au bout du monde – c’est à un peu plus de deux cents kilomètres –, on déjeune et on file ! On y sera ce soir. Au Splendide Royal Hôtel on nous connaît et je te rappelle qu’en outre nous avons un ami là-bas. Ce qui nous donne deux chances de plus !

— Parle pour toi ! Ton ami Manfredi sera sûrement ravi de te revoir car il te doit une fière chandelle, mais je ne suis pas certain qu’il en sera de même pour sa femme vis-à-vis de moi ! Ça s’est arrangé par la suite mais elle m’avait sacrément pris en grippe quand on a voyagé ensemble jusqu’à Lucerne et retour ! N’importe comment, on ne risque rien d’essayer ! se hâta-t-il d’ajouter.

Deux heures plus tard, on quittait Zurich après une courte visite à la chocolaterie Sprüngli afin de rapporter à Tante Amélie et à Marie-Angéline une copieuse provision de ce qui était les meilleurs chocolats du monde et que, de toute façon, elles adoraient.

Le temps restait vraiment magnifique et le voyage à travers quelques-uns des plus beaux paysages de la Suisse – par Zug, le lac des Quatre-Cantons, Andermatt, le tunnel du Saint-Gothard et la descente sur Airolo pour arriver finalement à Lugano accompagné d’un superbe coucher de soleil – fut un vrai plaisir qui s’acheva en apothéose en découvrant par une température nettement plus douce qu’à Zurich le charme de la vieille ville, ses maisons à arcades, sa cathédrale San Lorenzo, ses nombreux jardins déjà fleuris qui semblaient couler des montagnes aux sommets encore enneigés, le tout servant d’écrin à l’immense saphir bleu de l’un des plus beaux lacs.

En arrêtant sa voiture devant l’ancienne villa Merlina érigée face au lac dans un parc d’une grande beauté, Adalbert soupira :

— Je sais bien qu’il est un peu tard pour y penser mais, au cas où on se trouverait nez à nez avec « Borgia », qu’est-ce qu’on fait ? On dit « bonjour », on part en courant ou on lui tape dessus ?

— Pourquoi le rencontrerait-on ? Je te rappelle que c’est un hôtel ici !

— Justement. Pourquoi n’y vivrait-il pas, après tout ?

— Avec toute sa bande ? Et alors que ce beau monde est recherché par Scotland Yard et la Sûreté française ? Tu rêves !

— Tu ne m’as pas compris. Je ne pense pas qu’il habite là mais vu la réputation – culinaire entre autres ! – du Splendide, il peut parfaitement y venir déjeuner ou dîner. À Zurich il ne se gêne pas pour se montrer dans le meilleur hôtel. Alors, je répète : que fait-on ?

— On improvisera ! Maintenant redémarre ! J’ai besoin d’une douche !

— … et moi d’un verre !

Moins d’une demi-heure plus tard, dans une suite ouvrant sur le lac où les reflets du soleil achevaient de mourir, ils étaient satisfaits l’un et l’autre. L’hôtel n’était pas plein mais l’eût-il été que l’on aurait fait l’impossible pour les garder. Ils y avaient déjà séjourné et avec l’infaillible mémoire des réceptionnistes on savait qu’ils étaient des clients de choix.

Aux approches de vingt heures, rafraîchis de toutes les façons et impeccables dans l’obligatoire smoking noir, ils effectuaient leur entrée sous les plafonds peints à fresque de la salle à manger, sur les talons d’un maître d’hôtel qui les guida vers une table voisine d’une des hautes fenêtres donnant sur le parc éclairé plutôt que sur le lac, contentant ainsi Aldo qui avait demandé un « coin tranquille ».

Après avoir consulté la carte et choisi leurs plats, ils commençaient à grignoter les amuse-gueule quand, soudain, l’œil d’Adalbert qui faisait face à la plus grande partie de la salle à manger devint fixe. Il reposa son verre, secoua la tête en fermant les yeux, les rouvrit…

— Qu’est-ce que tu as ? demanda Aldo.

— Ce n’est pas possible, je rêve !

— Mais de quoi, bon sang ?

— Retourne-toi ! J’ai besoin de savoir si je ne suis pas devenu fou !

Aldo obéit et ses yeux s’arrondirent :

— Si tu l’es, moi aussi. Mais qu’est-ce que ces deux olibrius fabriquent ici… et ensemble ?

Il fallut bien, pourtant, se rendre à l’évidence. Les deux hommes en tenue de soirée qui venaient de faire leur entrée et se dirigeaient escortés par un maître d’hôtel n’étaient autres en effet que le professeur Hubert de Combeau-Roquelaure et son Texan Cornélius B. Wishbone, ce dernier très reconnaissable bien qu’il n’arborât pas son chapeau de feutre noir en auréole et qu’il eût sérieusement raccourci sa barbe et ses moustaches. Tous deux paraissaient d’excellente humeur et s’entendaient visiblement à merveille.

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