John Ferrier ne répondit pas. Il jouait nerveusement avec sa cravache.
«Sur ce seul point, nous allons éprouver toute votre foi. Il en a été décidé ainsi par le Conseil sacré des Quatre. La fille est jeune: nous ne voudrions pas la voir épouser un grison; nous ne voudrions pas non plus lui enlever le droit de choisir. Nous autres, les anciens, nous avons de nombreuses génisses (Dans un de ses sermons, Heber C. Kimbal fait allusion à cent femmes avec ce terme d'affection.) mais il faut aussi pourvoir nos enfants. Stangerson et Drebber ont chacun un fils. L’un ou l’autre accueillerait avec joie votre fille chez lui. Qu’elle choisisse entre les deux. Ils sont jeunes, ils sont riches, et ils pratiquent la vraie religion. Qu’en dites-vous?»
Ferrier se recueillit en fronçant le sourcil.
«Donnez-nous du temps, dit-il enfin. Ma fille est très jeune: à peine est-elle d’âge à se marier.
– Un mois! tonna Young en se levant. D’ici là, elle aura fait son choix.»
Sur le seuil de la porte, il se retourna, le visage empourpré et les yeux brillants.
«Pour vous et pour elle, s’écria-t-il, il vaudrait mieux être des squelettes blanchis dans la Sierra Blanco, que de dresser vos faibles volontés contre les ordres des Quatre Saints!»
Avec un geste de menace, il s’éloigna en écrasant de son pas lourd le gravier de l’allée.
Assis, le coude sur le genou, Ferrier se demandait de quelle manière il rapporterait cet entretien à Lucy. Une main se posa doucement sur la sienne. Il releva la tête. Sa fille était debout près de lui. Un seul regard lui apprit qu’elle avait tout entendu: elle était blême.
«Je n’ai pas pu ne pas entendre, dit-elle. (Sa voix résonnait dans toute la maison.) Oh! papa, que faire?
– Ne te tourmente pas!» répondit-il. Il l’attira à lui et il caressa les beaux cheveux de sa grosse main rugueuse. «Ça va s’arranger d’une manière ou d’une autre. Tu l’aimes toujours, ton promis, n’est-ce pas?»
Elle eut un sanglot et pressa la main de son père.
«Bien sûr que oui! Je serais fâché du contraire. C’est un beau gars et puis c’est un chrétien. Il l’est beaucoup plus que les gens d’ici malgré leurs prières et leurs sermons. Un groupe de voyageurs part demain pour le Nevada; je vais m’arranger pour envoyer un message à Hope: comme ça, il saura dans quel pétrin nous sommes. De ses mines à ici, il ne fera qu’un saut! Plus vite que le télégraphe!»
Lucy sourit à travers ses larmes.
«Quand il sera là, dit-elle, nous chercherons ensemble le meilleur parti à prendre. Mais c’est pour toi que je crains, papa. On raconte de si affreuses histoires sur ceux qui désobéissent au Prophète! Il leur arrive toujours quelque chose de terrible.
– Mais nous n’avons pas encore désobéi! répondit-il. C’est après qu’il faudra veiller au grain. Nous avons un mois entier devant nous. Réflexion faite, je pense que le mieux à faire est de quitter l’Utah.
– Quitter l’Utah!
– C’est le mieux.
– Et la ferme?
– Nous réaliserons le plus d’argent possible et nous abandonnerons le reste. A vrai dire, Lucy, ce n’est pas la première fois que j’y songe. Je renâcle à ramper devant un simple mortel, comme je le vois faire aux gens d’ici devant leur maudit Prophète. Cela n’est pas de mon goût. Je suis un citoyen de la libre Amérique, moi! Pour changer, je suis trop vieux. Si on vient rôder par ici, on pourrait bien recevoir une volée de chevrotines!
– Mais ils ne nous laisseront pas partir, objecta sa fille.
– Quand Jefferson sera là, nous nous arrangerons ensemble. En attendant, ma petite chérie, cesse de pleurer. Il ne faut pas que tu aies les yeux gonflés; sinon, quand il te reverra, il va tomber dessus! Il n’y a rien à craindre. Il n’y a pas du tout de danger!»
Ces paroles rassurantes furent dites sur le ton qui convenait. N’empêche que, ce soir-là, Lucy observa que son père, contre son habitude, vérifia la fermeture des portes, et nettoya, puis chargea le vieux fusil de chasse qui s’était rouillé au mur de sa chambre.
Chapitre XI La fuite
Le lendemain matin, à Salt Lake City, John Ferrier trouva une personne de sa connaissance qui partait pour les montagnes du Nevada; il lui confia son message à Jefferson Hope; le danger qui les menaçait, lui et sa fille, et la nécessité de son retour auprès d’eux. Cela fait, il retourna chez lui, l’esprit plus tranquille et le cœur plus léger.
En approchant de sa ferme, il s’étonna de voir deux chevaux attachés à la grille. Et davantage encore de trouver son salon occupé par deux jeunes gens. L’un d’eux, renversé dans le rocking-chair et les pieds sur le poêle, avait un visage allongé et pâle; l’autre, planté devant la fenêtre, les mains dans les poches, avait une grosse face bouffie aux traits communs, un cou de taureau; il sifflait un air populaire. Tous deux firent un petit salut de la tête en voyant entrer Ferrier. Celui qui était affalé sur le rocking-chair amorça la conversation.
«Vous ne nous connaissez peut-être pas, dit-il. Voilà le fils de Drebber l’Ancien; moi, je suis Joseph Stangerson. Nous avons voyagé avec vous dans le désert quand le Seigneur a étendu sa main et vous a réuni à son troupeau.
– Comme il fera de toutes les nations quand bon lui semblera, ajouta l’autre d’une voix nasillarde. Il moud lentement, mais il moud très fin.»
John Ferrier salua froidement. Il avait deviné à qui il avait affaire.
«Nous sommes venus, reprit Stangerson, sur le conseil de nos pères, vous demander la main de votre fille pour celui de nous deux que, vous et votre fille, vous choisirez. Je n’ai que quatre femmes; frère Drebber, lui, en a sept; j’ai donc de meilleurs titres.
– Non, non, frère Stangerson! s’écria l’autre. La question n’est pas là. Il ne s’agit pas de savoir combien de femmes nous avons, mais combien de femmes nous pouvons entretenir. Mon père m’a cédé ses mines; je suis le plus riche.
– Mais j’ai plus d’avenir, repartit Stangerson. Quand le Seigneur m’enlèvera mon père, j’hériterai la tannerie et sa fabrique de cuir. Et puis, je suis l’aîné; j’occupe un rang supérieur dans l’Église.
– A la jeune fille de décider, répliqua Drebber, souriant à son image reflétée par la glace. Nous nous en remettons à elle.»
Pendant cet échange, John Ferrier, debout sur le seuil, bouillait de colère: il avait envie de tomber à coups de cravache sur le dos des deux intrus.
«Écoutez, dit-il enfin en avançant à grands pas vers eux. Quand ma fille vous convoquera, vous pourrez venir; mais d’ici là, je ne veux pas revoir vos deux têtes!»
Les deux jeunes Mormons tombèrent des nues. Rien n’était, à leurs yeux, plus honorable pour le père et la jeune fille que leur compétition.
«Vous pouvez sortir d’ici de deux manières, continua Ferrier en élevant la voix. Voici la porte et voici la fenêtre. Choisissez!»
Son visage bruni avait pris une expression féroce. Ses mains osseuses firent un geste menaçant. Les deux jeunes gens se levèrent d’un bond et battirent promptement en retraite. Le vieux fermier les suivit jusqu’à la porte.
«Quand vous vous serez mis d’accord, vous me le ferez savoir! dit-il ironiquement.
– Il vous en cuira! s’exclama Stangerson, blême de rage. Vous avez bravé le Prophète et le Conseil des quatre. Vous vous en repentirez jusqu’à la fin de votre vie!
– La main du Seigneur s’appesantira sur vous! hurla le jeune Drebber. Il se lèvera et vous frappera.
– Eh bien, moi, je n’attendrai pas!» rugit Ferrier en colère. Il montait quatre à quatre chercher son fusil; Lucy le retint. Il se dégagea, mais le galop des chevaux l’avertit qu’ils étaient déjà hors d’atteinte.
«Hypocrites! Gredins! lança-t-il en essuyant la sueur de son front. J’aimerais mieux te savoir couchée dans la tombe, ma fille, que dans le lit de l’un d’eux!
– Moi aussi je le préférerais! répondit-elle avec énergie. Mais Jefferson ne tardera pas à arriver.
– Tant mieux! Car je me demande ce qu’ils nous réservent!»
Le père et la fille avaient bien besoin de l’aide d’un allié avisé! Une pareille leçon d’atteinte à l’autorité des anciens ne s’était encore jamais vue dans toute l’histoire de la colonie. Or, si la sanction des fautes mineures était si rigoureuse, quel serait le châtiment d’une telle rébellion? Ferrier savait que sa fortune ne le mettrait pas à couvert: on en avait fait disparaître d’aussi riches et d’aussi notables, et l’Église s’était appropriée leurs biens. Il avait beau être courageux, il tremblait devant le danger indéfinissable qui le menaçait. Braver un danger connu n’était rien, mais cette incertitude ébranlait ses nerfs. Il feignait l’insouciance pour dissimuler ses craintes à Lucy. Mais avec la perspicacité de l’amour filial, Lucy devinait facilement son inquiétude.
Il prévoyait un message, ou une remontrance quelconque de la part de Young. Il ne se trompait pas, bien que le message lui parvînt d’une manière inattendue. Quand il se leva le matin suivant, il trouva, à sa grande surprise, un feuillet épinglé au couvre-lit à la place de sa poitrine. On y avait écrit en caractères gras tout de travers:
«Tu as 29 jours pour t’amender, et ensuite… "
Les points de suspension étaient plus effrayants que la plus effrayante des menaces. John Ferrier se creusa la tête pour savoir comment cet avertissement était venu. Les domestiques couchaient dans une dépendance; il avait vérifié la fermeture des portes et des fenêtres. Il froissa le papier et n’en dit mot à sa fille. Mais l’incident lui avait glacé le cœur. Les vingt-neuf jours, c’était évidemment ce qui restait du mois de réflexion que Young lui avait octroyé. Que pouvaient la force ou le courage contre un ennemi jouissant d’un pouvoir aussi mystérieux? La main qui avait fiché l’épingle aurait tout aussi bien pu le frapper au cœur: le meurtrier serait demeuré inconnu.
Il fut encore tout troublé le lendemain. Il s’apprêtait à prendre son petit déjeuner en compagnie de Lucy, quand celle-ci poussa un cri de surprise et leva le doigt. Au milieu du plafond était griffonné comme au charbon le nombre 28. Lucy n’en comprenait pas la signification et son père ne la lui expliqua pas. Cette nuit-là, armé de son fusil, il monta la garde. Il ne vit ni n’entendit rien. Pourtant, au matin suivant, il trouva le nombre 27 en gros chiffres peints sur l’extérieur de sa porte!
Chaque matin, il trouva ainsi affiché le nombre de jours qui lui restaient sur le mois de grâce; ses ennemis invisibles l’inscrivaient à différents endroits bien en vue, tantôt sur un mur, tantôt sur le parquet, d’autres fois sur de petits placards accrochés à la grille du jardin ou à un barreau de la clôture. Malgré sa vigilance, Ferrier ne pouvait découvrir comment ces avertissements quotidiens lui parvenaient. Rien qu’à les voir, une crainte quasi-superstitieuse le bouleversait. Il devint hagard, agité. Ses yeux avaient le regard angoissé d’un animal traqué. Il gardait un espoir: le jeune chasseur du Nevada.
Le nombre fatal était tombé de 20 à 15, puis de 15 à 10, sans que Jefferson eût donné de ses nouvelles. Les nombres allèrent diminuant, un par un: toujours pas de nouvelles! Chaque fois que le vieux fermier entendait passer un cavalier sur la route ou crier un conducteur après son attelage, il se précipitait à la grille: en vain! Quand il vit le nombre tomber de 5 à 4, puis à 3, le courage et l’espérance désertèrent son cœur. Sans aide, et connaissant mal les montagnes qui entouraient la colonie, comment s’évaderaient-ils? Les routes étaient surveillées d’une manière stricte; personne ne pouvait les utiliser sans une permission du Conseil. Il avait beau chercher, il ne voyait aucun moyen de détourner le coup suspendu sur sa tête. Jamais, cependant, sa résolution ne faiblit: les Mormons n’auraient pas sa fille; il mourrait plutôt!
Un soir, il était seul et réfléchissait. Le matin même, on avait inscrit le chiffre 2 sur un mur. Ce serait ensuite le dernier jour du délai accordé. Qu’adviendrait-il? Son imagination était pleine de visions vagues et terribles. Et sa fille, que ferait-on d’elle quand il ne serait plus là? Comment échapper au filet qui les enveloppait? Comment échapper au filet qui les enveloppait? Il laissa tomber sa tête sur la table et éclata en sanglots.
Soudain il se redressa. Il avait entendu un léger grattement: faible, mais distinct dans le silence de la nuit. Ce bruit était venu de l’extérieur. Ferrier se glissa dans le vestibule et tendit l’oreille. Il y eut une brève pause, puis le bruit faible, insinuant, recommença. De toute évidence, quelqu’un frappait doucement à la porte. S’agissait-il d’un assassin venant à minuit exécuter la sentence du tribunal secret? Ou bien d’un agent marquant le chiffre du dernier jour? Bah, une prompte mort vaudrait encore mieux que cette attente qui lui figerait le sang! Il prit son élan, tira le verrou et ouvrit toute grande la porte.
Dehors, tout était calme et silencieux. La nuit était brillante d’étoiles. Le fermier ne vit personne dans le petit jardin fermé par la clôture et la grille, ni sur la route. Il poussa un soupir de soulagement. Il regarda encore à droite, à gauche, enfin à ses pieds. Quelle ne fut pas sa surprise: un homme était allongé sur le sol, la face contre terre!
Sidéré, Ferrier dû s’appuyer contre le mur et porter la main à sa gorge pour ne pas crier. Sa première pensée fut que l’homme était blessé, peut-être mourant. Mais il le vit ramper sur le sol et entrer dans le vestibule aussi rapidement et silencieusement qu’un serpent. Une fois dans la maison, l’homme se dressa vivement sur ses pieds pour fermer la porte; il se retourna: le visage farouche de Jefferson Hope apparut au fermier.
«Bonté divine! balbutia John Ferrier. Que vous m’avez fait peur! Pourquoi diable êtes vous entré comme ça?
– Donnez-moi à manger, dit l’autre d’une voix éraillée. J’ai été quarante-huit heures sans boire ni manquer.»