Une Étude En Rouge - Doyle Arthur Conan 7 стр.


– Vous ne voulez pas dire, m’écriai-je au comble de l’étonnement, que cette faible vieillarde soit sortie à votre insu du fiacre en marche?

– Le diable soit de la vieille femme! dit Sherlock Holmes. C’est nous qui nous sommes laissé berner comme des vieilles femmes! C’était sûrement un homme jeune et actif, et, de plus, un excellent comédien. Le déguisement était impayable. Il s’en est servi pour me semer. Ceci prouve que l’homme que nous recherchons n’est pas si isolé que je me l’imaginais. Il a des amis prêts à s’exposer pour lui… Docteur, vous avez l’air vanné! Allez vous coucher, si vous m’en croyez.»

J’obéis de bonne grâce à cette injonction: je me sentais à bout de forces. Holmes resta assis devant le feu qui couvait sous la cendre. Il médita longuement sur le problème qu’il avait à cœur de résoudre.

Fort avant dans la nuit, j’entendis en effet les gémissements mélancoliques de son violon.

Chapitre VI Tobias Gregson montre son savoir-faire

Les journaux du lendemain ne parlaient que du «mystère de Brixton». Tous en donnaient un compte rendu détaillé; certains y consacraient même leur article de tête. Ils contenaient quelques renseignements nouveaux. J’ai gardé dans mes archives plusieurs coupures se rapportant à cette affaire. En voici un résumé.

D’après le Daily Telegraph, les annales du crime fournissaient peu d’exemples de tragédies accomplies dans des circonstances plus mystérieuses. Le nom allemand de la victime, l’absence de tout mobile, la sinistre inscription sur le mur, tout dénonçait la main de réfugiés politiques et de révolutionnaires. Les socialistes comptaient aux États-Unis de nombreux adeptes. C’était ceux-ci qui, de toute évidence, avaient expédié Drebber pour une infraction quelconque à leurs lois non écrites. Après une brève allusion à la Wehmgericht, aux Carbonari, à la marquise de Brinvilliers, aux assassinats de la Grande Route de Ratcliff, l’article s’achevait sur une remontrance au gouvernement: il préconisait une surveillance plus étroite des étrangers en Angleterre.

Les commentaires du Standard roulaient sur le fait que de tels outrages à la morale publique avaient généralement lieu sous un gouvernement libéral. Ils étaient un effet de l’ébranlement des convictions dans les masses populaires et de l’affaiblissement subséquent de toute autorité. La victime était un américain qui séjournait à Londres depuis quelques semaines. Il avait pris pension chez Mme Charpentier à Torquay Terrace, Camberwell. Il avait pour compagnon de voyage son secrétaire particulier, M. Joseph Stangerson. Tous deux avaient pris congé de leur hôtesse le mardi 4 courant et ils étaient partis pour la gare d’Euston avec l’intention déclarée de prendre l’express de Liverpool. On les avait vus ensuite sur le quai. De ce moment jusqu’à la découverte du cadavre de M. Drebber, dans une maison inhabitée sur la route de Brixton, à plusieurs kilomètres d’Euston, on ne savait pas ce qu’ils avaient fait. Qui avait amené Drebber dans cette maison? De quelle manière y avait-il trouvé la mort? Mystère! On ignorait encore tout des allées et venues de Stangerson. On était heureux d’apprendre que MM. Lestrade et Gregson, tous deux de Scotland Yard, instruisaient conjointement cette affaire. Le crédit dont jouissaient ces deux officiers de police en faisait augurer l’éclaircissement à brève échéance.

Pour le Daily News, le caractère politique du crime ne faisait point de doute. Le despotisme, la haine du libéralisme qui inspiraient les gouvernements du continent avaient eu pour effet d’attirer chez nous un grand nombre d’hommes qui auraient été d’excellents citoyens sans le souvenir amer des persécutions qu’ils avaient subies. Toute infraction au code d’honneur qui régissait ces hommes était punie de mort. Il ne fallait rien négliger pour trouver le secrétaire, Stangerson, et pour connaître certaines particularités des habitudes de Drebber. On avait fait un grand pas en découvrant l’adresse de la maison où il avait pris pension. Le résultat en était entièrement dû à la finesse et à la ténacité de M. Gregson de Scotland Yard.

Sherlock Holmes et moi, nous lûmes ces articles en prenant notre petit déjeuner. Sherlock Holmes s’en amusa beaucoup.

«Qu’est-ce que je vous avais dit? De toute façon, Lestrade et Gregson triompheront!

– Cela dépendra de la tournure des événements.

– Mais non, pas du tout! Si l’homme est pincé, ce sera grâce à leurs efforts; s’il échappe, ce sera en dépit de leurs efforts: c’est face, je gagne, et pile, tu perds. Quoi qu’ils fassent, ils auront des admirateurs. Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire.

– Que se passe-t-il?» m’écriai-je.

Tout à coup le trépignement de pas nombreux dans le vestibule puis dans l’escalier s’était fait entendre, mêlé à de très sonores expressions de dégoût de notre logeuse.

«C’est la section de la police secrète de Baker Street», dit gravement mon compagnon.

Au même instant firent irruption dans notre pièce une demi-douzaine de gamins des rues; les plus sales et les plus déguenillés que j’eusse jamais vus.

«Garde à vous!» cria Holmes d’une voix de stentor.

Aussitôt les six petits drôles se mirent en rang comme autant de statuettes minables.

«A l’avenir, dit mon compagnon, Wiggins seul me présentera votre rapport. Vous l’attendrez dans la rue. Vous l’avez découvert, Wiggins?

– Non, monsieur, pas encore, dit un des enfants.

– Je ne m’attendais pas à ce que vous réussissiez du premier coup. Poursuivez vos recherches. Voici votre salaire…»

Il remit à chacun d’eux un shilling.

«Maintenant filez! Faites-moi un meilleur rapport, la prochaine fois!»

Il fit un signe. Ils dévalèrent l’escalier, comme des souris. L’instant d’après, dans la rue, ils perçaient l’air de leurs cris.

«Il y a davantage à obtenir d’un de ces petits mendiants que d’une douzaine de détectives, dit Holmes. La seule vue d’une personne à l’air officiel scelle les lèvres des gens. Ces gosses vont partout, ils entendent tout. Et puis ils sont finauds. Tout ce qui leur manque, c’est l’organisation.

– Est-ce que vous vous servez d’eux pour le crime de Brixton? demandai-je.

– Oui. Je veux m’assurer de quelque chose. C’est simplement une affaire de temps. Holà! nous allons entendre parler de vengeance! Voici Gregson qui descend la rue, le visage radieux. Il vient sûrement nous voir. Oui, il s’arrête… Il sonne!»

La sonnette fut tirée violemment et, en quelques secondes, le détective blond avait monté quatre à quatre l’escalier et fait irruption dans notre salon.

«Mon cher, s’écria-t-il en tordant la main molle de Holmes, félicitez-moi! J’ai rendu l’affaire aussi claire que le jour!»

Je crus voir passer une ombre d’anxiété sur le visage expressif de mon compagnon.

«Seriez-vous sur la bonne piste? demanda-t-il.

– La bonne piste! Nous avons arrêté le meurtrier.

– Et quel est son nom?

– Arthur Charpentier, sous-lieutenant dans la marine de l’État», articula pompeusement Gregson.

Il gonflait sa poitrine et frottait ses mains grassouillettes.

Sherlock Holmes poussa un soupir de soulagement. Le sourire reparut sur ses lèvres.

«Asseyez-vous et prenez un cigare, dit-il. Nous sommes impatients de savoir comment vous vous y êtes pris. Du whisky avec de l’eau?

– Volontiers, reprit le détective. Les terribles efforts que j’ai fournis ces deux derniers jours m’ont complètement épuisé. Pas tant l’effort physique cependant que l’effort d’imagination. Vous savez ce que c’est, monsieur Sherlock Holmes? Vous aussi, vous travaillez avec votre tête!

– Vous me faites beaucoup d’honneur, dit gravement Sherlock Holmes. Expliquez-nous comment vous êtes parvenu à cet heureux résultat.»

Le détective s’installa dans le fauteuil et tira quelques bouffées de son cigare; puis soudain, au paroxysme de la gaieté, il se frappa la cuisse.

«Le plus drôle, s’écria-t-il, c’est que cet imbécile de Lestrade, qui se croit si malin, s’est complètement fourvoyé. Il recherche partout le secrétaire Stangerson qui n’a pas plus trempé dans le crime qu’un bébé qui va naître. Je suis sûr qu’il l’a trouvé, à l’heure qu’il est!»

Cette idée fit tant rire Gregson qu’il s’étouffa.

«Comment avez-vous trouvé la clef du mystère?

– Je vais tout vous dire. Bien entendu, docteur Watson, ceci doit rester entre nous. D’abord, il s’agissait de connaître les antécédents de l’Américain. D’autres auraient attendu qu’on réponde à leurs annonces dans les journaux ou bien encore que des complices apportent d’eux-mêmes des renseignements! Ce n’est pas comme ça que travaille Tobias Gregson. Vous souvenez-vous du chapeau placé près de la victime?

– Oui, dit Holmes. Il portait le nom et l’adresse du chapelier: John Underwood et fils, 129, Camberwell Road.»

Gregson perdit contenance.

«Vous l’aviez remarqué? dit-il, le visage allongé. Vous êtes allé à Camberwell Road?

– Non.

– Ah! fit Gregson en se redressant. Il ne faut jamais négliger une chance, si petite qu’elle soit!

– Rien n’est petit pour un grand esprit, dit sentencieusement Holmes.

– Eh bien, moi, je suis allé voir Underwood! Je lui ai demandé s’il avait vendu un chapeau de tel tour de tête et de telle forme… Il a ouvert son livre et il a trouvé tout de suite, il avait envoyé le chapeau à un M. Drebber, demeurant à la pension Charpentier, Torquay Terrace. Voilà comment je me suis procuré l’adresse.

– Malin, très malin! murmura Sherlock Holmes.

– Ensuite, j’ai interrogé Mme Charpentier, continua le détective. Je l’ai trouvée très pâle, angoissée. Sa fille était présente (une fort jolie fille!), ses yeux étaient rouges et ses lèvres tremblaient quand je lui parlais. Cela n’a pas échappé à mon attention: il y avait quelque anguille sous roche. Vous connaissez cette impression, monsieur Sherlock Holmes: quand on tombe sur la bonne piste, on éprouve un petit pincement, là…

«Avez-vous entendu parler de la mort mystérieuse de votre ex-pensionnaire, Enoch Drebber, de Cleveland?» ai-je demandé.

«La mère fit signe que oui. Elle semblait avoir peine à parler. Et la fille a fondu en larmes. Alors, là, je les ai vraiment soupçonnées de savoir quelque chose.

«A quelle heure M. Drebber a-t-il quitté votre maison pour se rendre à la gare?

«- A huit heures, a-t-elle répondu avec effort. Son secrétaire, M. Stangerson, avait indiqué deux trains, l’un à neuf heures quinze et l’autre à onze heures. M. Drebber avait choisi le premier.

«- C’est la dernière fois que vous l’avez vu?»

«Le visage de la femme a changé terriblement. Elle est devenue livide. Elle a été quelques secondes avant de pouvoir dire seulement oui, et encore l’a-t-elle fait d’un ton voilé, pas naturel.

«Alors, il y a eu un moment de silence. Puis la jeune fille s’est jetée à l’eau:

«Il ne peut rien sortir de bon d’un mensonge, maman, dit-elle d’une voix claire et assurée. Soyons franches avec ce monsieur. Nous avons revu M. Drebber.

«- Que Dieu te pardonne! s’est écriée Mme Charpentier en levant les bras au ciel et en se renversant sur sa chaise. Tu as tué ton frère.

«- Arthur m’approuverait, répondit la jeune fille, d’un ton ferme.

«- Vous feriez mieux de me dire tout maintenant, leur ai-je conseillé. Un demi-aveu est pire qu’une dénégation. D’ailleurs, vous ne savez pas à quel point nous sommes renseignés.

«- C’est toi qui l’auras voulu, Alice!» s’écria la mère.

«Puis, se tournant vers moi:

«Je vais tout vous dire, monsieur. Vous voyez, je suis troublée. N’allez pas vous imaginer, cependant, que j’ai peur de voir mon fils impliqué dans cette horrible affaire. Non, il est parfaitement innocent! Si je crains quelque chose, c’est qu’il ne soit compromis à vos yeux et à ceux des autres. Mais c’est impossible, certainement! Son caractère élevé, sa profession, ses antécédents, tout empêcherait cela.

«- Avouez-moi tout, c’est ce que vous avez de mieux à faire, lui ai-je répondu. Cela ne nuira pas à votre fils s’il est innocent, je vous le garantis.»

«Alors, sur la prière de sa mère, la jeune fille s’est retirée.

«Mon intention, monsieur, a-t-elle continué, était de ne rien vous dire. Mais, puisque ma fille a commencé à parler, je n’ai plus le choix. Maintenant que je suis décidée, je n’omettrai aucun fait.

«- C’est ce qu’il y a de plus sage, ai-je dit.

«- M. Drebber est resté chez nous à peu près trois semaines. Il avait voyagé auparavant sur le continent avec M. Stangerson, son secrétaire. Le dernier endroit où ils avaient séjourné, c’était Copenhague; j’avais remarqué que chacune de leurs malles en portait l’étiquette. Stangerson était un homme calme, réservé; mais son patron, je regrette de le dire, était tout le contraire. Des habitudes grossières, des manières brutales. La nuit même de son arrivée, il s’est enivré. En fait, chaque jour, à partir de midi, il était ivre. Il se permettait avec les bonnes des libertés et des familiarités dégoûtantes. Le pire de tout, c’est qu’il n’a pas respecté non plus ma fille Alice. Il lui a tenu des propos qu’elle est heureusement trop innocente pour comprendre. Une fois, il l’a prise dans ses bras et il l’a embrassée. Alors son propre secrétaire lui a reproché sa conduite malhonnête.

«- Mais pourquoi avez-vous supporté tout cela? ai-je demandé. Vous pouvez renvoyer vos pensionnaires quand bon vous semble, j’imagine.»

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