Une Étude En Rouge - Doyle Arthur Conan 9 стр.


Holmes en se rasseyant avait tiré sa montre; et, à mesure que les minutes s’écoulaient, sa mine s’allongeait, il se mordillait les lèvres, il tambourinait des doigts sur la table; il montrait tous les signes de l’anxiété. Son émotion intense me faisait mal. Ravis de l’échec qu’essuyait mon compagnon, les deux détectives sourirent.

«Il ne peut pas s’agir d’une coïncidence!» s’écria-t-il à la fin en se levant.

Il se prit à arpenter la salle d’un pas déchaîné.

«Il est impossible que ce soit une simple coïncidence. Ces pilules, j’en avais soupçonné l’emploi dans l’affaire Drebber; on les découvre après la mort de Stangerson. Et voilà qu’elles sont anodines! Comment cela se fait-il? Pourtant mon raisonnement est juste. Alors? Mais ce chien qui ne se porte pas plus mal… Ah! j’y suis! J’y suis!»

Avec un cri de joie, il se précipita vers la boîte; il partagea en deux l’autre pilule; il en fit fondre une moitié; il ajouta du lait; il présenta de nouveau la soucoupe au fox. A peine la malheureuse bête y avait-elle trempé sa langue, qu’elle frissonna de tous ses membres et tomba sur le coussin, raide et inanimée, comme frappée par la foudre.

Sherlock Holmes poussa un long soupir et essuya la sueur de son front.

«J’aurais dû être plus confiant! dit-il. Lorsqu’un fait semble contredire une longue suite de déductions, c’est qu’on l’interprète mal. Une des deux pilules contenait un poison violent, tandis que l’autre était inoffensive. J’aurais dû le savoir avant même de voir la boîte.»

Cette dernière déclaration me sembla si extravagante que je me demandai s’il avait tout son bon sens. Pourtant j’avais là, sous les yeux, le chien mort: le bien-fondé de son hypothèse ne faisait aucun doute. Peu à peu, les brouillards de mon esprit se dissipèrent; la vérité m’apparut confusément.

«Tout cela vous semble étrange, continua Holmes, parce que vous n’avez pas saisi l’importance du seul indice véritable qui s’est présenté à vous dès le début. J’ai eu la chance de mettre le doigt dessus. Depuis lors, tout ce qui est arrivé n’a fait que confirmer ma première supposition; tout, en fait, en a découlé logiquement. Les choses qui vous ont semblé des complications embarrassantes m’ont éclairé et ont confirmé mes conclusions. L’extraordinaire est une chose, le mystère en est une autre. Le crime le plus banal est souvent le plus mystérieux: il ne présente aucun caractère dont on puisse tirer des déductions. Si, au lieu de découvrir le corps de la victime dans les circonstances sensationnelles qui ont révélé l’affaire, on l’avait trouvé tout simplement étendu sur la chaussée, l’enquête aurait été beaucoup plus difficile. Tous ces détails extraordinaires, loin de compliquer les choses, les ont, au contraire, simplifiées.»

M. Gregson, qui avait écouté avec impatience, fut incapable de se contenir plus longtemps.

«Voyons, monsieur Sherlock Holmes, dit-il, nous sommes tous disposés à reconnaître votre perspicacité et l’originalité de votre méthode de travail. Mais, à présent, nous désirons autre chose que de la théorie et du prêche. Il s’agit de capturer un assassin. J’en étais venu à une conclusion qui s’est révélée fausse. Le jeune Charpentier n’a pas pu prendre part au second crime. Lestrade a couru après Stangerson; il se trompait lui aussi. Avec toutes les allusions que vous avez lancées par-ci, par-là, vous nous avez donné l’impression d’en savoir plus que nous. Dites-nous donc clairement ce que vous savez! Pouvez-vous nous révéler le nom du coupable?

– Je ne peux que donner raison à Gregson, dit Lestrade. Nous avons chacun de notre côté essayé d’éclaircir l’affaire et nous avons échoué tous les deux. Depuis mon arrivée ici, vous nous avez laissé entendre à plusieurs reprises que vous saviez parfaitement à quoi vous en tenir. J’espère que vous ne nous ferez pas languir plus longtemps.

– Tout délai apporté à l’arrestation de l’assassin pourrait lui laisser le temps de commettre un nouveau crime!» ajoutai-je.

Pressé par nous trois, Holmes parut hésiter. Il n’en continua pas moins à marcher de long en large, la tête basse et les sourcils froncés. Tout à coup, il s’arrêta et nous regarda bien en face.

«Il ne commettra plus de crime! dit-il. Là-dessus, vous pouvez être tranquilles. Vous m’avez demandé si je connaissais le nom de l’assassin? Oui, je le connais! Mais quelle importance? Ce qui compte, c’est de le capturer. Or, j’ai bon espoir d’y arriver par mes propres moyens. Encore faudra-t-il du doigté!… L’homme est rusé, désespéré. De plus, et cela je le sais par expérience personnelle, il a un complice qui est aussi habile que lui. Tant qu’il ne se sait pas découvert, il y a des chances de lui mettre la main au collet; mais, au moindre soupçon il changera de nom et disparaîtra parmi les quatre millions d’habitants de Londres. Sans vouloir vous froisser ni l’un ni l’autre, je dois dire qu’à mon avis, la police n’est pas de taille à lutter contre ces deux hommes-là. C’est pourquoi je n’ai pas fait appel à votre aide… Bien entendu, si, à mon tour, j’échoue, je serai blâmé d’avoir agi seul… Bah! je joue gagnant! Dès maintenant je vous promets ceci: quand je pourrai me mettre en rapport avec vous sans nuire à mes plans, je le ferai.»

Apparemment, cette promesse, précédée de l’allusion méprisante à la police, ne satisfit guère Gregson ni Lestrade. Le premier avait rougi jusqu’à la racine de ses cheveux couleur de lin, tandis que les yeux en boutons de chaussure de l’autre avaient brillé de curiosité, puis de rancune.

Ils n’eurent pas le temps de répliquer. On frappa.

Le porte-parole des gavroches, Wiggins, montra sa frimousse.

«Pardon, monsieur! dit-il en relevant sa mèche de cheveux. Le fiacre est en bas.

– Parfait, mon garçon! dit Holmes, avec satisfaction… Pourquoi n’adoptez-vous pas ce modèle à Scotland Yard? ajouta-t-il en sortant d’un tiroir une paire de menottes en acier. Voyez comme le ressort fonctionne bien. Elles se referment en un rien de temps.

– Nos vieilles menottes suffiront, dit Lestrade, si nous attrapons jamais l’assassin.

– Fort bien, fort bien! fit Holmes en souriant. Au fait, le cocher pourrait m’aider à transporter mes bagages? Demandez-lui de monter, Wiggins!»

Je fus surpris d’apprendre que mon compagnon partait en voyage: il ne m’en avait rien dit. Il y avait une petite valise dans la pièce; Holmes alla la chercher et se mit à la sangler; sur ces entrefaites, le cocher entra.

Sans le regarder, Holmes lui dit en s’agenouillant:

«Aidez-moi donc à attacher cette courroie, cocher!»

L’homme s’avança, l’air hargneux, un peu méfiant; il se pencha et tendit les mains. Coup sec, bruit métallique. Holmes se releva.

«Messieurs! cria-t-il les yeux brillants. Je vous présente M. Jefferson Hope, l’assassin d’Enoch Drebber et de M. Joseph Stangerson.»

Tout s’était passé en un tournemain, si rapidement que je n’avais pas eu le temps d’en prendre conscience! J’ai gardé un souvenir vif de cet instant: l’air triomphant de Holmes et le timbre de sa voix; le visage abasourdi, féroce du cocher lorsqu’il regarda les menottes qui brillaient à ses poignets: elles les avaient encerclés comme par magie. Durant quelques secondes nous fûmes comme des statues. Puis, avec un rugissement de colère, le cocher s’arracha à l’étreinte de Holmes et se rua par la fenêtre. Le bois et le verre volèrent en éclats; mais, avant qu’il eût passé au travers, Gregson, Lestrade et Holmes sautèrent sur lui comme autant de chiens de chasse. Ils le ramenèrent de force. Une lutte terrible s’engagea. Il nous repoussa maintes et maintes fois tant il était fort. Il semblait avoir l’énergie convulsive d’un épileptique. Le verre avait affreusement tailladé son visage, mais il avait beau perdre du sang, il n’en résistait pas moins! Lestrade réussit à empoigner la cravate; il l’étrangla presque. Le cocher comprit enfin l’inutilité de ses efforts. Nous ne respirâmes cependant qu’après lui avoir lié les pieds et les mains.

«Sa voiture est en bas, dit Sherlock Holmes. Elle nous servira pour le conduire à Scotland Yard… Et maintenant, messieurs, continua-t-il avec un sourire aimable, nous voilà arrivés à la fin de ce petit mystère. Posez-moi toutes les questions que vous voudrez, j’y répondrai très volontiers!»

Chapitre VIII La grande plaine salée

Au nord-ouest des États-Unis, de la Sierra Nevada, du Nebraska et du fleuve Yellowstone au nord, jusqu’au Colorado au sud, s’étend un désert aride qui a, pendant de longues années, barré la route à la civilisation. Dans cette région désolée et silencieuse, la nature s’est plu à réunir de hautes montagnes aux pics neigeux avec des vallées sombres et mélancoliques, des rivières rapides qui s’engouffrent dans les cañons déchiquetés avec d’immenses plaines blanches en hiver, grises en été d’une poussière d’alcali salin. Mais tous ces paysages offrent au regard le même aspect dénudé, inhospitalier et misérable.

Personne n’habite là. De temps à autre, une bande de Pawnies ou de Pieds Noirs en quête de nouveaux terrains de chasse traverse les plaines; mais elles sont si terrifiantes que les plus braves d’entre eux sont heureux de les perdre de vue et de se retrouver dans leurs prairies. Le coyote se faufile parmi les broussailles; le busard rôde dans l’air, qu’il bat mollement de ses ailes; et, dans les ravins, à pas lents, le lourdaud grizzli cherche la maigre pitance que lui fournissent les rochers. Tels sont les seuls habitants de ce lieu sauvage.

Le panorama qu’on peut contempler de la pente septentrionale de la Sierra Blanco est, du monde entier, le plus morne. A perte de vue s’étale une vaste plaine toute recouverte de plaques de sel et parsemée de massifs de chapparral nain. Et, dans tout cet espace, il n’y a aucun signe de vie: nul oiseau dans le ciel bleu acier, nul mouvement sur le sol terne. Il y règne un silence absolu. Pas un bruit. Du silence, rien que du silence! Silence total, écrasant…

Il a été dit que là rien de vivant n’apparaissait, c’est à peu près exact. Du haut de la sierra Blanco, on voit une piste qui serpente dans le désert et se perd dans le lointain. Des roues y ont creusé des ornières et de nombreux aventuriers y ont laissé l’empreinte de leurs pas. Ici et là, tranchant sur le fond sombre du dépôt de sel, des objets blancs brillent au soleil; ce sont des ossements: les uns de grande dimension et grossièrement taillés, les autres plus petits et plus délicats. Les premiers ont appartenu à des bœufs; les seconds, à des hommes. Sur une étendue de deux mille kilomètres, on peut retracer le chemin d’une caravane macabre au moyen de vestiges éparpillés des voyageurs tombés en route.

Tel est le spectacle que, le 4 mai 1847, contemplait un homme solitaire. Son apparition aurait pu le faire passer pour le génie ou le démon de la région. Il aurait été difficile de dire s’il était plus près de soixante ans que de quarante. Il avait l’air hagard et le visage décharné; sa peau parcheminée était comme collée à ses pommettes saillantes; ses longs cheveux bruns et sa barbe étaient striés de fils blancs; ses yeux enfoncés dans leur orbite brillaient d’un feu étrange; et la main qui serrait son fusil était d’une maigreur squelettique. Il s’arc-boutait sur son arme, mais sa haute taille et la charpente de ses os, dénotaient une constitution robuste et nerveuse. Seul son visage hâve et ses vêtements flottants lui donnaient un air de décrépitude.

Péniblement, il avait descendu le ravin et gravi ce monticule, dans le vain espoir de trouver de l’eau. Il voyait maintenant la grande plaine salée se dérouler jusqu’aux montagnes, à l’horizon, sans un arbre ou une plante qui pût indiquer quelque humidité. L’étendue du paysage ne permettait aucun espoir. Il regarda au nord, à l’est et à l’ouest, avec des yeux farouches, scrutateurs; alors il comprit que son voyage touchait à sa fin: il allait mourir sur ce roc sans végétation. «Pourquoi pas ici plutôt que sur un lit de plume dans une vingtaine d’années?», murmura-t-il en s’asseyant à l’ombre d’une grosse pierre.

Avant de s’asseoir, il avait déposé sur le sol son fusil devenu inutile et un gros paquet enveloppé dans un châle gris qu’il avait porté en bandoulière. Ce fardeau était apparemment trop lourd pour lui, car, en le posant, il le laissa retomber un peu vite. Aussitôt une plainte s’en exhala. Il en sortit un petit visage apeuré aux yeux bruns très brillants et deux petits poings potelés.

«Tu m’as fait mal! dit une voix d’enfant sur un ton de reproche.

– C’est vrai? répondit l’homme avec regret. Je n’ai pas fait exprès.»

Tout en parlant, il déroula le châle gris qui enveloppait une jolie petite fille d’environ cinq ans. Les souliers coquets, l’élégante robe rose, le tablier de toile indiquaient des soins maternels attentifs. L’enfant était pâle et fatiguée, mais ses bras et ses jambes fermes montraient qu’elle avait moins souffert que son compagnon.

«Ça va mieux? demanda l’homme avec appréhension, en la voyant se frotter derrière la tête, sous ses boucles dorées.

– Embrasse mon bobo pour le guérir! dit-elle en lui indiquant avec gravité la place meurtrie. Maman faisait toujours comme ça… Où est maman?

– Maman est partie. Je pense que tu la reverras bientôt.

– Partie? dit la petite fille. Elle ne m’a pas dit au revoir, c’est curieux. Elle me disait toujours au revoir quand elle allait chez tante pour prendre le thé. Ça fait trois jours qu’elle n’est plus là. Dis, comme tout est sec! Je peux avoir un peu d’eau et quelque chose à manger?

– Non, chérie, je n’ai plus rien. Prends patience. Appuie ta tête contre moi, comme ça tu te sentiras plus vaillante. Il n’est pas facile de parler avec des lèvres comme du cuir, mais il faut que je te dise ce qu’il en est… Qu’est-ce que tu ramasses?

– Les jolies choses! s’écria la fillette, enthousiasmée par deux étincelants fragments de mica. Quand nous retournerons à la maison, je les donnerai à mon frère Bob.

– Tu verras bientôt de plus jolies choses! dit l’homme avec conviction. Attends un peu. Mais j’allais te dire… Tu te souviens quand nous avons quitté le fleuve?

– Oh! oui.

– Eh bien, tu comprends, nous comptions en atteindre un autre. Mais on s’est trompé. A cause de la boussole, ou de la carte, ou d’autre chose; il n’y aura plus de fleuve… Il ne nous restait plus d’eau, sauf une goutte pour toi, et…

– Tu n’as pas pu te laver, interrompit sa compagne en regardant le visage barbouillé.

– Non, ni me laver ni boire. M. Bender, il a été le premier à partir, puis l’Indien Pete, puis Mme McGregor, puis ensuite Jonny Hones, et enfin, ma chérie, ta mère…

– Alors maman aussi est morte!» s’écria la petite fille.

Elle cacha son visage dans son tablier et elle éclata en sanglots.

«Oui… Tout le monde est mort, excepté toi et moi. Alors j’ai pensé que nous trouverions peut-être de l’eau par ici. Je t’ai prise sur mon épaule et je me suis mis en marche. Mais notre situation ne semble pas s’être améliorée… Il nous reste une bien faible chance…

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