Le Chien Des Baskerville - Doyle Arthur Conan 4 стр.


– Pourquoi n’irait-il pas dans le domaine de ses ancêtres?

– Qu’il y allât serait naturel, n’est-ce pas? Et pourtant, veuillez considérer que tous les Baskerville qui l’ont habité ont été victimes d’un mauvais destin. Je suis sûr que si Sir Charles avait pu me parler avant son décès, il m’aurait mis en garde pour que le dernier représentant d’une vieille famille et l’héritier d’une grande fortune ne vienne pas vivre dans cet endroit mortel… Et pourtant il est indéniable que la prospérité de toute cette misérable région dépend de sa présence! Tout le bon travail qui a été ébauché par Sir Charles aura été accompli en pure perte si le manoir reste inhabité. Je crains de me laisser abuser par mes intérêts personnels: voilà pourquoi je vous soumets l’affaire et vous demande conseil.»

Holmes réfléchit un moment.

«Mise en clair, l’affaire se résume à ceci, dit-il.

À votre avis un agent du diable rend Dartmoor invivable pour un Baskerville. C’est bien cela?

– J’irai du moins jusqu’à dire qu’il y a de fortes présomptions pour qu’il en soit ainsi.

– Très juste. Mais si votre théorie du surnaturel est exacte, le jeune héritier pourrait succomber aussi à Londres que dans le Devonshire. Je ne conçois guère un démon doté d’une puissance simplement locale comme le sacristain d’une paroisse.

– Vous traitez le problème, monsieur Holmes, avec plus de légèreté que vous n’en mettriez si vous étiez en contact personnel avec ces sortes de choses. Selon vous, donc, le jeune Baskerville sera aussi en sécurité dans le Devonshire que dans Londres. Il arrive dans cinquante minutes. Que me conseillez-vous?

– Je conseille, monsieur, que vous preniez un fiacre, que vous emmeniez votre épagneul qui est en train de gratter à ma porte, et que vous vous rendiez à la gare de Waterloo pour y rencontrer Sir Henry Baskerville.

– Et puis?

– Et puis que vous ne lui disiez rien du tout avant que j’aie pris une décision touchant l’affaire.

– Combien de temps vous faudra-t-il pour vous décider?

– Vingt-quatre heures. Je vous serais fort obligé, docteur Mortimer, si demain à dix heures vous aviez la bonté de revenir ici. Et pour mes plans d’avenir ma tâche serait grandement simplifiée si vous étiez accompagné de Sir Henry Baskerville.

– C’est entendu, monsieur Holmes.»

Il griffonna l’heure du rendez-vous sur sa manchette avant de se diriger vers la porte avec l’allure distraite, dégingandée qui lui était habituelle. Holmes l’arrêta au bord de l’escalier.

«Une dernière question, docteur Mortimer. Vous dites qu’avant la mort de Sir Charles Baskerville, plusieurs personnes ont vu cette apparition sur la lande?

– Trois personnes l’ont vue.

– Et depuis la mort de Sir Charles…?

– À ma connaissance, non.

– Merci. Au revoir.»

Holmes revint s’asseoir; sa physionomie placide reflétait la satisfaction intérieure qu’il éprouvait toujours quand un problème digne d’intérêt s’offrait à ses méditations.

«Vous sortez, Watson?

– À moins que je puisse vous aider.

– Non, mon cher ami. C’est à l’heure de l’action que j’ai besoin de votre concours. Mais cette affaire-ci est sensationnelle, réellement unique par certains traits! Quand vous passerez devant Bradley’s soyez assez bon pour me faire porter une livre de son plus fort tabac coupé fin. Merci. Si cela ne vous dérange pas trop, j’aimerais mieux que vous ne rentriez pas avant ce soir. Je serai très heureux d’échanger alors avec vous des impressions sur la passionnante énigme qui nous a été soumise ce matin.»

Je savais que la solitude et la retraite étaient indispensables à mon ami pendant les heures d’intense concentration mentale où il pesait chaque parcelle de témoignage et de déposition, édifiait des théories contradictoires, les opposait les unes aux autres, isolait l’essentiel de l’accessoire. Je résolus donc de passer la journée à mon club et ce n’est qu’à neuf heures du soir que je me retrouvai assis dans le salon de Baker Street.

Lorsque j’ouvris notre porte, ma première impression fut qu’un incendie s’était déclaré en mon absence: la pièce était pleine d’une fumée opaque qui brouillait la lueur de la lampe. Mais mon inquiétude se dissipa vite: il ne s’agissait que de fumée de tabac, qui me fit tousser. À travers ce brouillard gris j’aperçus confusément Holmes en robe de chambre, recroquevillé sur un fauteuil et serrant entre ses dents sa pipe en terre noire. Autour de lui étaient disposés plusieurs rouleaux de papier.

– Vous vous êtes enrhumé, Watson?

– Pas du tout. C’est cette atmosphère viciée…

– En effet, l’air est un peu épais.

– Épais! Il n’est pas supportable, oui!

– Ouvrez la fenêtre alors! Vous avez passé toute la journée à votre club, je vois…

– Mon cher Holmes!

– Est-ce vrai?

– Oui, mais comment…?

– Il se mit à rire devant mon étonnement.

– Sur toute votre personne, Watson, est répandue une délicieuse candeur; c’est un plaisir que d’exercer sur elle le peu de pouvoir que je possède. Un gentleman sort par une journée pluvieuse dans une cité boueuse. Il rentre le soir sans une tache, le chapeau toujours lustré et les souliers brillants. Il est donc resté toute la journée dans le même endroit. Or, il s’agit d’un homme qui n’a pas d’amis intimes. Où se serait-il rendu, sinon…? Voyons, c’est évident!

– Assez évident, soit!

– Le monde est plein de choses évidentes que personne ne remarque jamais. Où pensez-vous que je sois allé?

– Vous n’avez pas bougé.

– Au contraire! Je suis allé dans le Devonshire.

– En esprit?

– Exactement. Mon corps est resté dans ce fauteuil et il a, je le regrette, consommé en mon absence le contenu de deux cafetières ainsi qu’une incroyable quantité de tabac. Après votre départ j’ai envoyé chercher chez Stanford’s une carte d’état-major de cette partie de la lande, et mon esprit s’y est promené toute la journée. Je me flatte de ne m’y être pas perdu.

– Une carte à grande échelle, je suppose?

– Très grande…

– Il en déroula une section et l’étala sur son genou.

– Voici la région qui nous intéresse particulièrement. Baskerville Hall est au milieu.

– Un bois l’entoure?

– En effet. J’imagine que l’allée des ifs, bien qu’elle ne soit pas indiquée sous ce nom, doit s’étendre le long de cette ligne, avec la lande, comme vous le voyez, sur sa droite. Cette petite localité est le hameau de Grimpen où notre ami le docteur Mortimer a établi son quartier général. Dans un rayon de huit kilomètres, il n’y a, regardez bien, que quelques rares maisons isolées. Voici Lafter Hall, qui nous a été mentionné tout à l’heure. Cette maison-là est peut-être la demeure du naturaliste… Stapleton, si je me souviens bien. Voici deux fermes dans la lande. High Tor et Foulmire. Puis à vingt kilomètres de là la grande prison des forçats. Entre ces îlots et tout autour s’étend la lande désolée, sinistre, inhabitée. Ceci, donc, est le décor où s’est déroulé un drame et où un deuxième sera peut-être évité grâce à nous.

– L’endroit doit être sauvage.

– Oui. Si le diable désirait se mêler aux affaires humaines…

– Tiens! Vous penchez maintenant pour une explication surnaturelle?

– Les agents du diable peuvent être de chair et de sang, non? Deux questions primordiales sont à débattre. La première: y -a-t-il vraiment eu crime? La deuxième: de quel crime s’agit-il et comment a-t-il été commis? Certes, si l’hypothèse du docteur Mortimer est exacte et si nous avons affaire à des forces débordant les lois ordinaires de la nature, notre enquête devient inutile. Mais il nous faut épuiser toutes les autres hypothèses avant de retomber sur celle-là. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous allons refermer la fenêtre. Je suis sans doute bizarre, mais je trouve qu’une atmosphère concentrée aide à la concentration de l’esprit. Remarquez que je ne vais pas jusqu’à m’enfermer dans une boîte pour penser; ce serait pourtant la conséquence logique de ma théorie… Avez-vous réfléchi à l’affaire?

– Oui. J’y ai réfléchi une bonne partie de la journée.

– Et qu’en dites-vous?

– Elle est surprenante.

– Certes elle n’est pas banale. Certains détails la classent hors série. Ainsi le changement de forme des empreintes. Quel est votre avis, Watson?

– Mortimer a déclaré que Sir Charles avait descendu sur la pointe des pieds cette partie de l’allée.

– Il n’a fait que répéter ce qu’un idiot quelconque a dit au cours de l’enquête. Pourquoi un homme marcherait-il sur la pointe des pieds en descendant cette allée?

– Quoi, alors?

– Il courait, Watson! Il courait désespérément, il courait pour sauver sa vie… Il a couru jusqu’à en faire éclater son cœur et à tomber raide mort.

– Il fuyait devant quoi?

– Voilà le problème. Divers indices nous donnent à penser que Sir Charles était fou de terreur avant même d’avoir commencé à courir.

– D’où tenez-vous cela?

– Je suis en train de supposer que la cause de sa terreur lui est apparue sur la lande. Dans ce cas, probable, seul un homme ayant perdu la tête aura couru en s’éloignant de sa maison, et non en cherchant à rentrer chez lui. Si le témoignage du bohémien peut être tenu pour valable, il a couru en appelant à l’aide justement dans la direction où il avait le moins de chances de trouver du secours. Ceci encore: qui attendait-il cette nuit-là, et pourquoi attendait-il ce visiteur dans l’allée des ifs plutôt que dans sa maison?

– Vous croyez qu’il attendait quelqu’un?

– Sir Charles était assez âgé et peu valide. Nous pouvons admettre qu’il aimait se promener le soir, mais le sol était détrempé et la nuit peu clémente. Est-il normal qu’il soit resté là debout cinq ou dix minutes, comme l’a déduit de la cendre du cigare le docteur Mortimer, lequel a montré là plus de sens pratique que je ne l’aurais espéré?

– Mais il sortait chaque soir.

– Je crois peu vraisemblable qu’il ait attendu chaque soir à la porte de la lande. Au contraire, il évitait la lande. Or, cette nuit-là il a attendu. Et c’était la nuit qui précédait son départ pour Londres. L’affaire prend forme, Watson. Elle devient cohérente. Puis-je vous demander de me tendre mon violon? Nous ne parlerons plus de cette tragédie avant que nous ayons eu l’avantage de recevoir demain matin le docteur Mortimer et Sir Henry Baskerville.

CHAPITRE IV SIR HENRY BASKERVILLE

Notre table, après le petit déjeuner, fut vite desservie; Holmes attendait en robe de chambre ses interlocuteurs. Nos clients furent exacts: l’horloge venait de sonner dix heures quand le docteur Mortimer fut introduit, suivi du jeune baronet. Celui-ci avait une trentaine d’années; il était petit, vif, très trapu; il avait les yeux brins, de noirs sourcils épais et un visage éveillé; combatif. Il était vêtu d’un costume de tweed de couleur rouille. Il était hâlé comme quelqu’un qui a passé au grand air le plus clair de son temps. Mais le regard tranquille et le maintien assuré révélaient le jeune homme de bonne race.

«Je vous présente sir Henry Baskerville, annonça le docteur Mortimer.

– C’est moi, fit notre nouveau visiteur. Et ce qui est étrange, Monsieur Sherlock Holmes, c’est que si mon ami ne m’avait pas proposé d’aller vous voir ce matin, je serais venu de mon propre chef. Je crois savoir que vous élucidez volontiers des petites énigmes, et je me suis trouvé ce matin en face d’un certain puzzle qui mérite plus de réflexion que je ne me sens capable de lui en accorder.

– Ayez l’obligeance de vous asseoir, Sir Henry. Dois-je comprendre que depuis votre arrivée à Londres vous avez été le héros d’une aventure digne d’intérêt?

– Rien d’important, monsieur Holmes. Rien qu’une plaisanterie, vraisemblablement. Il s’agit d’une lettre, si vous pouvez appeler cela une lettre, qui m’est parvenue ce matin.»

Il déposa une enveloppe sur la table; nous nous penchâmes dessus. C’était une enveloppe ordinaire, grisâtre. L’adresse «Sir Henry Baskerville, Northumberland Hôtel» était écrite en lettres grossières. Le tampon de la poste indiquait Charing-Cross, et la date celle de la veille au soir.

«Qui savait que vous descendiez au Northumberland Hôtel interrogea Holmes en regardant attentivement notre visiteur.

– Personne ne pouvait le savoir. Nous ne l’avons décidé qu’après notre entrevue, le docteur Mortimer et moi.

– Mais le docteur Mortimer, sans doute, y était déjà descendu?

– Non, répondit le docteur. J’avais accepté l’hospitalité d’un ami. Rien ne laissait prévoir que nous logerions dans cet hôtel.

– Hum! Quelqu’un me paraît fort intéressé à vos faits et gestes…»

De l’enveloppe, il tira une demi-feuille de papier ministre pliée en quatre. Il l’étala sur la table. En son milieu, une seule phrase, constituée par des mots imprimés collés sur le papier. Cette phrase était la suivante: «Si vous tenez à votre vie et à votre raison, éloignez-vous de la lande.» Le mot «lande» était écrit à l’encre.

«Maintenant, questionna sir Henry Baskerville, peut-être me direz-vous, monsieur Holmes, ce que signifie cela, et qui s’intéresse tant à mes affaires?

– Qu’en pensez-vous, docteur Mortimer? Vous conviendrez qu’il n’y a rien de surnaturel là-dedans, n’est-ce pas?

– Non, monsieur. Mais cette lettre pourrait fort bien provenir d’une personne pensant que l’affaire sort du cadre naturel des choses.

– Quelle affaire? intervint Sir Henry non sans brusquerie. Il me semble, messieurs, que vous connaissez mes affaires personnelles beaucoup mieux que moi!

– Avant que vous ne sortiez d’ici, dit Sherlock Holmes, vous saurez tout ce que nous savons, Sir Henry. Je vous le promets. Pour l’instant, avec votre permission, nous nous en tiendrons au présent, à ce document très intéressant qui a dû être composé et posté hier soir. Avez-vous le Times d’hier, Watson?

Назад Дальше