Contes De Terreur - Doyle Arthur Conan 2 стр.


«Le vent brassait sous moi la grande plaine de nuages. À un moment donné il a déclenché un grand remous, un gouffre s’est creusé et, par le trou de sa cheminée, j’ai aperçu la terre. Un gros avion blanc volait beaucoup plus bas. C’était sans doute le service régulier du matin Bristol-Londres. Puis le tourbillon s’est mis à tournoyer dans l’autre sens, et j’ai retrouvé ma solitude.

«Un peu après dix heures, j’ai pris contact avec le bord inférieur de la couche nuageuse du dessus. Ces stratus étaient de la fine vapeur diaphane qui dérivait lentement vers l’est. La force du vent avait régulièrement augmenté. Déjà la température était très froide, bien que mon altimètre n’indiquât que trois mille mètres. Le moteur tournait admirablement rond. Plus épais que je ne l’escomptais, le nuage s’est finalement aminci en une brume dorée, et j’ai été accueilli par un ciel absolument pur et un soleil radieux. Au-dessus de moi, rien que du bleu et de l’or; au-dessous, rien que de l’argent étincelant. Il était dix heures et quart; l’aiguille du barographe indiquait quatre mille deux cents mètres. J’ai continué mon ascension, les oreilles attentives au ronronnement du moteur, les yeux constamment fixés sur le chronomètre, le compte-tours, le niveau d’essence, la pompe à huile. Rien d’étonnant que les aviateurs soient considérés comme des gens qui n’ont peur de rien: ils ont à penser à tellement de choses qu’ils n’ont pas le temps de penser à eux-mêmes. C’est à ce moment-là que j’ai remarqué comme une boussole est peu digne de foi quand on dépasse une certaine altitude au-dessus de la terre. Le soleil et le vent, heureusement, me donnaient mes véritables coordonnées.

«J’avais espéré trouver une éternité de calme en prenant toujours plus de hauteur; mais au fur et à mesure que je grimpais, la tempête croissait, elle, en violence. Mon monoplan gémissait, tremblait dans tous ses rivets, se faisait balayer comme une feuille de papier quand je voulais virer, glissait dans le vent plus vite, peut-être, qu’aucun mortel n’avait jamais volé. Il me fallait redresser constamment l’appareil et louvoyer dans l’épi du vent, car je n’ambitionnais pas seulement un record d’altitude: d’après tous mes calculs, c’était au-dessus du petit Wiltshire qu’était située ma jungle de l’air; je perdrais donc le bénéfice de tous mes efforts si j’attaquais ailleurs les hautes couches de l’atmosphère.

«Je suis arrivé à six mille mètres aux environs de midi. Le vent était si violent que je regardais anxieusement les haubans de mes ailes; je m’attendais d’un moment à l’autre à les voir détendus ou rompus. J’avais dégagé le parachute derrière moi et je l’avais accroché à l’anneau de ma ceinture de cuir, afin d’être paré pour le pire. C’est dans des moments pareils qu’un travail bâclé par un mécanicien peut coûter la vie à un pilote! Mais l’appareil se comportait courageusement. Ses cordages, ses supports bourdonnaient et vibraient comme autant de cordes de harpe; j’étais pourtant émerveillé de voir, comment, malgré les coups et les secousses qui lui étaient assénés, il poursuivait son entreprise de domination du ciel. Il faut qu’il y ait quelque chose de divin dans l’homme pour qu’il s’élève ainsi au-dessus des limites que le Créateur a paru lui assigner, et pour qu’il s’élève grâce à cette continuité désintéressée, héroïque, dont témoigne la conquête de l’air. On parle de dégénérescence humaine! Quand donc une histoire comparable a-t-elle été écrite dans les annales de notre race?

«C’est avec ces idées en tête que je poussais toujours plus haut mon avion; tantôt le vent me lacérait la figure, tantôt il sifflait derrière mes oreilles; la plaine de nuages au-dessous de moi avait pris ses distances; ses replis, ses boursouflures d’argent s’étaient fondus dans une platitude éblouissante. Mais tout à coup j’ai été victime d’un avatar sans précédent. Certes je savais déjà ce qu’il en coûtait de se trouver dans ce que nos voisins d’Outre-Manche appellent un tourbillon; mais à une échelle pareille je n’en avais jamais vu. Ce formidable fleuve de vent qui balaie tout contient, semble-t-il, des remous en son sein qui sont aussi terrifiants que lui-même. Sans le moindre avertissement, j’ai été happé brutalement par l’un d’eux. Pendant une ou deux minutes j’ai tourné en rond à une vitesse telle que j’ai failli perdre connaissance, puis je suis tombé, l’aile gauche la première, dans le trou de la cheminée centrale. Le vide m’a entraîné en chute libre, comme une pierre, pendant près de trois cents mètres. Je ne suis demeuré sur mon siège que grâce à ma ceinture: la secousse m’avait coupé le souffle et déporté à demi évanoui par-dessus le bord du fuselage. Mais (et c’est là mon grand mérite d’aviateur) je suis toujours capable de fournir l’effort suprême. J’ai pris conscience que ma chute se ralentissait. En fait le tourbillon était plutôt un cône qu’une cheminée cylindrique, et je me rapprochais du sommet de ce cône. Au prix d’une terrible torsion, en jetant tout mon poids d’un côté, j’ai remis mes ailes d’aplomb et j’ai repris le contrôle de l’avion pour sortir des remous. Brisé mais victorieux, j’ai à nouveau tiré sur le manche et j’ai recommencé à grimper. Vers treize heures je me trouvais à sept mille mètres au-dessus du niveau de la mer. À ma grande satisfaction j’étais arrivé au-dessus de la tempête; plus je montais, plus l’air se faisait calme; par contre il était très froid, et je commençais à éprouver la nausée particulière qui accompagne la raréfaction de l’air: alors j’ai dévissé la capsule de ma vessie d’oxygène et j’ai aspiré à intervalles réguliers ce gaz miraculeux. Je le sentais couler comme un cordial dans mes veines, et j’étais émoustillé, au bord de l’ivresse. Je criais, je chantais tout en dessinant mes orbes dans le ciel glacé.

«Je suis sûr que la défaillance dont ont été victimes Glaisher et, à un degré moindre, Coxwell quand en 1862 ils atteignirent en ballon l’altitude de dix mille mètres a été provoquée par la rapidité extrême avec laquelle s’accomplit une ascension perpendiculaire en ballon. Quand on monte selon un angle modéré et que l’on s’accoutume lentement à la diminution de la pression atmosphérique, on évite ce genre de troubles. Moi, à altitude égale, je me suis aperçu que, même sans mon inhalateur d’oxygène, je pouvais respirer sans malaise intolérable. Le froid devenait diablement vif, cependant, et mon thermomètre marquait -18° centigrades. À treize heures trente, j’étais presque à onze mille mètres au-dessus de la surface du globe et je continuais à grimper régulièrement. Toutefois l’air raréfié soutenait moins bien mes ailes, et mon angle d’ascension s’était considérablement réduit. J’ai compris que, même avec un appareil aussi léger et un moteur ultra-robuste, je ne tarderais pas à atteindre mon plafond. Comble de malchance: une bougie s’étant déréglée, mon moteur s’est mis à tousser.

«Au moment où je redoutais un échec un incident tout à fait extraordinaire est survenu. Un objet m’a dépassé en vrombissant et en dégageant de la fumée à sa suite, puis a explosé dans un grand sifflement au milieu d’un nuage de vapeur. Sur le moment je suis resté interloqué. Et puis je me suis rappelé que la terre était continuellement bombardée par des pierres météoriques, et qu’elle serait difficilement habitable si presque tous ces météorites ne se transformaient pas en vapeur au contact des couches supérieures de l’atmosphère. Voilà bien un nouveau danger pour l’amateur du plein ciel, car deux autres météorites sont passés près de moi quand j’ai approché des douze mille mètres! Aux confins de l’enveloppe terrestre, le risque doit être très grand et très réel.

«L’aiguille de mon barographe marquait douze mille trois cents mètres quand je me suis rendu compte que je ne pourrais pas monter plus haut. Physiquement j’aurais pu supporter un effort supplémentaire, mais ma machine avait atteint sa limite. L’air raréfié ne soutenait plus suffisamment mes ailes: à la moindre inclinaison l’appareil glissait sur l’aile, et n’obéissait plus aux commandes. Peut-être, si le moteur n’avait pas cafouillé, aurais-je grignoté trois ou quatre cents mètres de plus; mais les ratés se faisaient de plus en plus nombreux, et deux cylindres sur dix me paraissaient en panne. Si je ne me trouvais pas déjà dans la zone que je recherchais, il me serait impossible de l’atteindre à présent! Mais n’y avais-je pas pénétré? Dessinant des cercles et planant comme un gigantesque faucon à l’altitude de douze mille trois cents mètres, j’ai laissé le monoplan se diriger tout seul; et avec mes jumelles, j’ai soigneusement inspecté les alentours. Le ciel était d’une clarté parfaite. Rien ne laissait prévoir l’existence des dangers que je soupçonnais.

«J’ai dit que je planais en dessinant des cercles. J’ai réfléchi que je ferais beaucoup mieux de prospecter une zone plus étendue. Un chasseur qui se rend dans l’une des jungles de la terre ne la traverse-t-il pas d’un bout à l’autre dans l’espoir de découvrir son gibier? Or, selon mes déductions, la jungle de l’air que je visais devait se situer quelque part au-dessus du Wiltshire, c’est-à-dire sur mon sud-ouest. J’ai effectué un relèvement d’après le soleil, puisque le compas était hors d’usage et que je ne distinguais plus la terre, et j’ai foncé dans la direction voulue. Tout droit, parce que j’avais calculé qu’il ne me restait plus d’essence que pour une heure. Mais je pouvais m’offrir le luxe de l’épuiser jusqu’à la dernière goutte, car un magnifique vol plané me ramènerait sans encombre au sol.

«Soudain, j’ai senti quelque chose de neuf. Devant moi l’air avait perdu sa limpidité de cristal. Il contenait de longues formes tordues d’une matière que je ne pouvais comparer qu’à de la très fine fumée de cigarette. Leurs guirlandes, leurs couronnes roulaient lentement dans la lumière du soleil. Quand le monoplan a traversé cette matière inconnue, j’ai eu sur les lèvres un vague goût d’huile et la charpente de mon appareil s’est recouverte d’une écume graisseuse. Une matière organique infiniment subtile semblait être en suspension dans l’atmosphère. Était-ce de la vie? Cette matière inconsistante, rudimentaire, s’étirait sur plusieurs hectares puis s’effrangeait dans le vide. Non, ce n’était pas de la vie! Mais peut-être des vestiges de vie? Quelque chose comme une pâture de vie, la pâture d’une vie monstrueuse? La modeste graisse de l’océan est bien la pâture de la puissante baleine! J’étais en train d’y réfléchir quand, levant les yeux, j’ai été gratifié d’une vision absolument unique. Puis-je espérer vous la rapporter telle qu’elle m’est apparue mardi dernier?

«Imaginez une méduse telle qu’on en trouve dans les mers tropicales, en forme de cloche mais d’une taille énorme: beaucoup plus grosse, selon moi, que le dôme de l’église Saint-Paul. D’une couleur rose tendre veinée d’un vert délicat, elle avait une essence si subtile qu’elle n’était qu’une configuration féerique sur le ciel bleu foncé. Elle vibrait à une cadence paisible et régulière. Deux longues tentacules vertes, tombantes, qui se balançaient lentement d’avant en arrière et d’arrière en avant, la complétaient. Cette splendide vision est passée au-dessus de ma tête avec une dignité silencieuse; légère et fragile comme une bulle de savon, elle a poursuivi majestueusement sa route.

«J’avais fait virer mon appareil afin de mieux la contempler, mais tout à coup je me suis découvert escorté par une escadre de créatures analogues, de tailles diverses, la première étant de loin la plus grosse. Certaines me parurent très petites; mais la majorité avait la taille d’un ballon de taille moyenne. La délicatesse de leur contexture et de leurs teintes me rappelait le verre de Venise. Le rose et le vert pâle étaient les couleurs dominantes, mais elles s’irisaient quand le soleil jouait avec leurs formes graciles. Plusieurs centaines sont ainsi passées près de moi. Leurs formes et leur substance s’harmonisaient si parfaitement avec la pureté de ces altitudes qu’il était impossible de concevoir rien de plus beau.

«Mais bientôt mon attention a été captivée par un autre phénomène: les serpents de l’air extérieur. Imaginez de longs rouleaux minces, fantastiques, d’une matière qui ressemblait à de la vapeur: ils tournaient et se tordaient à une vitesse incroyable; l’œil pouvait à peine suivre leurs évolutions. Certains de ces animaux fantômatiques pouvaient avoir huit ou dix mètres de long, mais il était malaisé de chiffrer leur diamètre, tant leur contour était brumeux et semblait se fondre dans l’air. Ces serpents de l’air, d’un gris très clair, étaient striés à l’intérieur de lignes plus foncées qui donnaient l’impression d’un organisme réel. L’un d’entre eux m’a frôlé le visage: j’ai senti un contact froid et humide. Ils avaient l’air si peu matériels que je n’ai nullement pensé à un danger physique possible en les observant d’aussi près. Leurs formes étaient aussi dépourvues de consistance que l’écume d’une vague qui se brise.

«Une expérience plus terrible m’était réservée. Descendant d’une grande altitude, une tache de vapeur de pourpre m’a d’abord paru petite, mais elle a grossi rapidement en se rapprochant de moi. Bien que constituée par une sorte de substance transparente qui ressemblait à de la gelée, elle n’en avait pas moins un contour bien précis et une consistance plus solide que ce que j’avais vu jusqu’ici. J’ai relevé également des traces plus nettes d’un organisme physique: en particulier deux plaques rondes, assez larges, ombreuses, de chaque côté, qui pouvaient être des yeux, et entre eux un objet blanc très solide qui faisait saillie, et qui était aussi recourbé et paraissait aussi cruel que le bec d’un vautour.

«L’aspect global de ce monstre était formidable, menaçant. Il changeait constamment de couleur, virant d’un mauve très clair à un rouge sombre inquiétant. Je ne pouvais nier sa densité puisqu’il avait projeté une ombre en s’intercalant entre le soleil et l’avion. Sur la courbure supérieure de son corps il y avait trois grosses bosses que je ne saurais mieux décrire qu’en les comparant à des bulles énormes; j’ai pensé qu’elles devaient contenir une sorte de gaz extrêmement léger destiné à soutenir cette masse informe et demi-solide dans l’air raréfié. Se déplaçant rapidement, le monstre suivait sans effort la vitesse de mon monoplan; pendant une trentaine de kilomètres, il a plané au-dessus de moi, tel l’oiseau de proie qui se prépare à fondre sur sa victime. Pour progresser, sa méthode consistait à lancer devant lui quelque chose comme un long serpentin glutineux qui à son tour semblait tirer le reste du corps; il était si élastique, si gélatineux, qu’il ne conservait jamais la même forme pendant deux minutes consécutives; mais chaque modification le rendait plus menaçant, plus affreux.

«Je savais qu’il était mon ennemi. Chaque élément de son corps tout rouge proclamait son hostilité. Ses gros yeux imprécis ne me quittaient pas: ils étaient froids, impitoyables, animés d’une haine viscérale. J’ai baissé le nez de l’avion pour descendre et le fuir. Aussitôt, rapide comme l’éclair, une longue tentacule a jailli de cette masse flottante, et elle s’est abattue comme un coup de fouet sur le devant de mon appareil. Au contact du moteur brûlant j’ai entendu un sifflement aigu, et la tentacule a remonté dans l’air tandis que le corps du monstre se recroquevillait comme sous l’emprise d’une douleur subite. J’ai voulu plonger en piqué, mais à nouveau une tentacule est tombée sur l’avion: l’hélice l’a arrachée avec la même facilité que si elle avait fendu un tortillon de fumée. Un long rouleau gluant, poisseux, s’est alors posé derrière moi, s’est enroulé autour de ma taille pour me tirer hors du fuselage. Mes doigts se sont enfoncés dans une surface lisse comme de la glu, l’ont déchirée, et je me suis libéré un instant; mais immédiatement un autre rouleau m’a enlacé la jambe avec une brutalité telle que je suis presque tombé en arrière.

«Devant cette attaque, j’ai déchargé les deux canons de mon fusil. Certes je devais ressembler à un chasseur d’éléphants attaquant son gibier avec une petite sarbacane de poche; comment pouvais-je espérer qu’une arme humaine paralyserait une masse aussi monstrueuse? J’ai tout de même été bien inspiré car, dans un grand fracas, l’une des grosses bosses de la bête a explosé sous la décharge de mes plombs. J’avais deviné juste: ces bosses étaient bien gonflées de gaz. En effet mon ennemi a roulé sur le côté en se tordant désespérément pour retrouver son équilibre; le bec blanc s’entrouvrait et claquait de rage. Mais déjà j’avais entamé le piqué le plus audacieux que je pouvais me permettre, à pleins gaz; autrement dit, j’ai chu littéralement comme un aérolithe. Loin derrière moi une tache rouge terne se rapetissait rapidement, s’est fondue enfin dans le bleu du ciel. Ouf! J’étais sorti sain et sauf de cette terrible jungle de l’air extérieur.

Назад Дальше