TERRY PRATCHETT NEIL GAIMAN
TRADUIT DE L’AMÉRICAIN PAR PATRICK MARCEL
Dédicace
Les auteurs aimeraient s’associer au démon Rampa
pour dédier ce livre à la mémoire de
G.K. Chesterton
un homme qui était au fait des choses.
Au commencement :
C’était un beau jour, comme tous les précédents. Il s’en était déjà écoulé largement plus de sept, et la pluie n’était pas encore inventée. Mais un amoncellement de nuages à l’est d’Éden laissait entendre que le premier orage était en route et qu’il serait costaud.
L’ange à la Poterne d’Orient leva ses ailes au-dessus de sa tête pour s’abriter des premières gouttes.
« Pardon, fit-il poliment. Tu disais ?
— Je disais : ce n’est pas ce que j’appellerais un franc succès, répéta le serpent.
— Oh, en effet ! » admit l’ange, qui s’appelait Aziraphale.
« Franchement, je trouve Sa réaction disproportionnée. Enfin, quoi : c’est la première fois. D'ailleurs, qu’y a-t-il de si terrible à connaître la différence entre le Bien et le Mal ? Ça m’échappe.
— Il faut que ce soit une très mauvaise chose », pontifia Aziraphale sur le ton légèrement troublé de quelqu’un qui s’inquiète de ne pas voir le problème, lui non plus. « Tu n’aurais pas été mêlé à cette histoire, sinon.
— On m’a simplement dit : Va semer la pagaille, là-bas,expliqua le serpent, qui s’appelait Rampant – ceci dit, il songeait à changer de nom. Rampantcnon, décidément ça ne lui allait pas du tout.
— Oui, mais toi, tu es un démon. Je ne sais pas si tu pourrais bien agir. Ce n’est pasc dans ta nature, tu vois. Sans vouloir t’offenser, bien sûr.
— Reconnais quand même que c’est cousu de fil blanc. Il leur montre bien l’Arbre et II fait les gros yeux en disant “Pas Touche”. Ça manque un peu de subtilité, non ? Franchement, Il aurait pu le planter au sommet d’une haute montagne, ou très loin d’ici. À se demander ce qu’Il mijote vraiment.
— Mieux vaut ne pas trop y réfléchir. Comme je dis toujours, on ne pourra jamais comprendre l’ineffable. Il y a le Bien et il y a le Mal. Et si on fait Mal quand on te dit de Bien faire, on mérite d’être puni. Euh, enfinc »
Ils restèrent assis dans un silence gêné, à regarder les gouttes de pluie froisser les premières fleurs.
Rampant finit par demander : « Tu n’avais pas une épée de feu ?
— Benc » Une expression coupable traversa le visage de l’ange, puis revint sur ses pas pour s’y installer à demeure.
« Je ne me trompe pas ? Avec de sacrées flammes ?
— Euh, enfinc
— Je la trouvais bigrement impressionnante.
— Oui, mais, bonc
— Oh ! tu l’as perdue ?
— Non, non ! Pas perdue, exactement ; en fait, plutôtc
— Oui ? »
Aziraphale prit une expression piteuse. « Si tu tiens à le savoir, poursuivit-il avec un brin de mauvaise humeur, je l’ai donnée. »
Rampant leva les yeux vers lui.
« C’est quec il fallait bien, enchaîna l’ange en se frottant distraitement les mains. Ils avaient l’air d’avoir si froid, les pauvres, et elle attend déjàun heureux événement ; et puis il y a des bêtes vraimentsauvages par là, et l’orage montaitc alors j’ai pensé : après tout, il n’y a pas de mal à ça. Je leur ai dit : Écoutez, si vous cherchez à revenir, ça va faire une histoire de tous lesc Enfin, tenez, prenez cette épée, vous en aurez peut-être l’usage — non, non, me remerciez pas, mais rendez donc service à tout le monde, essayez de ne plus être dans les parages au coucher du soleil. »
Il lança un sourire inquiet à Rampant.
« C’était le mieux à faire, non ?
— Je ne sais pas si tu pourrais mal agir », répliqua Rampant, sarcastique.
Aziraphale ne remarqua pas le ton de sa voix : « Oh, j’espère bien. Sincèrement. Ça m’a travaillé tout l’après-midi. »
Ils regardèrent un moment tomber la pluie.
« Le plus drôle, fit Rampant, c’est que je me demande, moi aussi, si cette histoire de pomme n’était pas le mieux à faire. On peut s’attirer de gros ennuis en agissant bien, quand on est démon. » Il donna une petite bourrade à l’ange. « Ce serait marrant qu’on se soit trompé tous les deux, hein ? Que j’aie bien agi et toi, mal.
— Pas tellement. »
Rampant contempla l’averse.
« Non, admit-il en redevenant grave. Sans doute pas. »
Des rideaux gris ardoise cascadaient sur le jardin d’Éden. Le tonnerre grondait sur les collines. Les animaux, baptisés de frais, s’abritaient de l’orage en frissonnant.
Au loin dans les forêts mouillées, une flamme vive clignota entre les arbres.
On sentait monter l’horreur d’une profonde nuit.
Où sont relatés certains événements qui ont eu lieu au cours des onze dernières années de l’histoire humaine, en accord parfait, comme on le montrera plus loin, avec :
Les belles et bonnes prophéties d’Agnès Barge
Compilés et présentés, avec des Annotations d’ordre éducatif et des Préceptes pour les Sages, par
Terry Pratchett & Neil Gaiman
Personnages du drame
Êtres Surnaturels
Dieu (Dieu)
Métatron (La voix de Dieu)
Aziraphale (Ange et libraire bibliophile à mi-temps)
Satan (un Ange Déchu ; l’Adversaire)
Belzébuth (Ange, Déchu lui aussi, et Prince des Enfers)
Hastur (Ange Déchu, Duc des Enfers)
Ligur (également Ange Déchu et Duc des Enfers)
Rampa (Ange qui n’a pas franchement Déchu ; Trébuché serait un mot plus juste)
Cavaliers apocalyptiques
MORT (La Mort)
Guerre (La Guerre)
Famine (La Famine)
Pollution (La Pollution)
Humains
Vous-Ne-Commettrez-Point-L’Adultère Pulsifer (Inquisiteur général)
Agnès Barge (Prophétesse)
Newton Pulsifer (Comptable et Inquisiteur deuxième classe)
Anathème Bidule (Occultiste Pratiquante et Descendante Professionnelle)
Shadwell (Inquisiteur sergent)
Madame Tracy (Jézabel fardée [en matinée seulement ; le jeudi sur rendez-vous] et médium)
Sœur Mary Loquace (Religieuse sataniste de l’Ordre Babillard de Ste-Béryl)
M r Young (un Père)
M r Tyler (Président d’une association de propriétaires)
Un Commissionnaire
Les Eux
Adam (un Antéchrist)
Pepper (une Petite Fille)
Wensleydale (un Petit Garçon)
Brian (un autre Petit Garçon)
Foules de Tibétains, d’extraterrestres, d’Américains, d’Atlantes et autres créatures rares et merveilleuses des Derniers Jours
Et :
Toutou ( Molosse des Enfers et Grand Chasseur de chats)
Il y a onze ans :
Si l’on admet que l’univers a été créé et n’a pas commencé officieusement, pour ainsi dire, les théories actuelles sur sa Création lui attribuent entre dix et vingt milliards d’années. Selon un calcul identique, on juge d’ordinaire que la Terre a quatre milliards et demi d’années.
Ces estimations sont fausses.
Les Cabalistes du Moyen Âge ont évalué la date de la Création à 3760 avant J. -C. Les théologiens orthodoxes grecs remontaient jusqu’en 5508 avant J. -C.
Erreur, là aussi.
L’archevêque James Usher (1581-1656) publia en 1654 ses Annales Veteris et Novi Testamenti,qui suggéraient que le Ciel et la Terre ont été créés en 4004 avant J. -C. Un de ses collaborateurs poussa les calculs plus loin et put annoncer triomphalement que la Terre avait vu le jour le dimanche 21 octobre 4004 avant J. -C., à neuf heures du matin précises, parce que Dieu aimait travailler tôt, pendant qu’Il se sentait frais et dispos.
Il se trompait également. De presque un quart d’heure.
Ces histoires de fossiles de dinosaures sont un canular, mais les paléontologues ne l’ont pas encore compris.
Ce qui prouve deux choses :
D'abord, que les voies du Seigneur sont vraiment impénétrables : elles fonctionnent peut-être même en circuit fermé. Dieu ne joue pas aux dés avec l’univers, mais à un jeu ineffable de Son invention, qu’on pourrait comparer, du point de vue des autres joueurs 1 , à une version obscure et complexe du poker, en chambre noire, avec des cartes blanches, pour des enjeux infinis, face à une Banque qui refuse d’expliquer les règles et qui n’arrête pas de sourire.
Ensuite, que la Terre est Balance.
♎
Le jour où commence cette histoire, l’horoscope des Balances, dans la rubrique « Les Étoiles et Vous » de L’Écho de Tadfield, annonçait :
Balance, 24 septembre– 23 octobre.
Vous avez l’impression d’être au bout du rouleau et de tourner sans cesse en rond. Dans votre foyer et votre famille, d’importantes rivalités s’éternisent. Évitez les risques inutiles. Un ami jouera un rôle capital. Remettez les grandes décisions en attendant une embellie. Possibilités d’embarras gastriques, aujourd’hui : évitez les salades. Vous pourriez recevoir de l’aide d’une source inattendue.
Tout était rigoureusement exact, sauf l’histoire des salades.
♎
Ce n’était pas pendant l’horreur d’une profonde nuit. L’ambiance aurait été plus appropriée, mais que voulez-vous ? On ne peut jamais compter sur le temps. Pour chaque savant fou qui bénéficie d’un orage providentiel la nuit où son Grand Œuvre, étalé sur la table du laboratoire, est enfin achevé, des dizaines d’autres restent assis à se tourner les pouces, pendant qu’Igor encaisse les heures supplémentaires.
Mais que le brouillard (avec risques de pluie, et des températures descendant jusqu’à huit degrés) n’abuse personne, en donnant l’impression que tout va bien. La nuit est douce, mais ça ne signifie pas que les forces des ténèbres ne sont pas à l’œuvre. Elles sont partout.
En permanence. Elles existent dans ce seul but.
Deux d’entre elles rôdaient dans le cimetière en ruine. Deux ombres, l’une bossue, trapue, l’autre mince et menaçante : deux rôdeurs de niveau olympique. Si Bruce Springsteen avait enregistré Born to rôde,tous deux auraient figuré sur la pochette de l’album. Ils rôdaient dans le brouillard depuis déjà une heure, mais ils géraient leurs efforts et auraient été capables au besoin de rôder le reste de la nuit, avec des réserves de lugubre menace suffisantes pour une dernière pointe de rodage à l’aube.
Finalement, après vingt minutes supplémentaires, l’un des deux s’exclama : « Ça commence à bien faire. Il devrait être là depuis des heures. »
Il s’appelait Hastur et était Duc des Enfers.
♏
On a mis en avant de nombreux phénomènes - guerres, épidémies, visites surprises du fisc - pour démontrer l’intervention secrète de Satan dans les affaires humaines. Mais à chaque réunion d’experts en démonologie, on décerne par consensus à l’autoroute périphérique M25 de Londres une place dans le peloton de tête des pièces à conviction.
Leur erreur, bien entendu, est de croire cette malheureuse route maléfique simplement à cause de l’incroyable carnage et des frustrations qu’elle engendre chaque jour.
En fait (peu de gens le savent, ici-bas), la M25 dessine le glyphe odégra,qui signifie dans la langue des Prêtres Noirs de l’Ancienne Mu : Salut à toi, Bête immense, dévoreuse de mondes.Les milliers d’automobilistes qui enfument quotidiennement ses replis jouent le rôle de l’eau sur un moulin à prières et meulent une brume perpétuelle à légère teneur en Mal, qui pollue l’atmosphère à des lieues à la ronde.
C’était une des grandes réussites de Rampa. Elle avait demandé des années. Il y avait employé trois pirates informatiques, deux cambriolages, un pot-de-vin d’un montant raisonnable et, par une nuit de bruine où tout le reste avait échoué, deux heures dans un champ boueux, à déplacer les piquets de quelques petits mètres, cruciaux d’un point de vue occulte. En contemplant le premier bouchon de cinquante kilomètres, Rampa avait ressenti la chaude et délicieuse satisfaction d’une mauvaise action bien faite.
Le résultat lui avait valu des félicitations.
Rampa faisait actuellement du deux cents à l’heure, un peu à l’est de Slough. En apparence, il n’avait rien du démon classique. Pas de cornes ni d’ailes. Certes, il écoutait une cassette du Best of Queen,mais il ne faut rien en conclure : toutes les cassettes qu’on laisse traîner plus de quinze jours dans une voiture se métamorphosent en Best of Queen. Ilne songeait à rien de très démoniaque. En fait, il se demandait distraitement qui pouvaient bien être Mouette et Chandon.
Rampa avait les cheveux noirs, de hautes pommettes et des boots en peau de serpent. Enfin, on peut supposer que c’étaient des boots. Il savait faire des choses très bizarres avec la langue. Et quand il s’oubliait, sa voix avait tendance à se faire sifflante.
Et il ne clignait pas souvent des yeux.
La Bentley noire de 1925 qu’il conduisait n’avait eu qu’un seul propriétaire : Rampa. Il en avait pris soin.
Son retard s’expliquait par une profonde adoration pour le XX e siècle, qu’il trouvait bien supérieur au XVII e, et infiniment préférable au XIV e. Pour Rampa, le Temps avait un avantage immense : l’éloigner sans cesse davantage du XIV e siècle, les cent ans les plus barbants sur cette Terre que Dieu – passez-lui le mot – a faite. Le XX e siècle n’avait rien de barbant. D'ailleurs, un gyrophare bleu dans son rétroviseur annonçait depuis cinquante secondes à Rampa que deux hommes à ses trousses insistaient pour pimenter encore le siècle à son intention.
Il jeta un coup d’œil à sa montre, conçue pour les riches plongeurs qui éprouvent le besoin de savoir l’heure qu’il est dans vingt et une capitales, lorsqu’ils sont au fond de la mer 2 .
La Bentley remonta la bretelle de sortie en rugissant, négocia un virage sur deux roues et s’engouffra sur une route boisée. La lumière bleue la suivit.
Rampa poussa un soupir, lâcha le volant d’une main et, se tournant à demi, exécuta un geste compliqué par-dessus son épaule.
La distance avala le gyrophare, tandis que la voiture de police achevait sa course, à la grande surprise de ses occupants. Mais ce ne serait rien, comparé à leur stupeur quand ils lèveraient le capot et découvriraient en quoi le moteur s’était changé.
♏
Dans le cimetière, Hastur, le grand démon, rendit le mégot à Ligur, le plus petit, le plus doué pour rôder.
« J’aperçois une lumière, dit-il. Il arrive enfin, ce m’as-tu-vu.
— Qu’est-ce qu’il conduit ?
— Une automobile, une voiture sans chevaux. Il ne devait pas y en avoir, la dernière fois que tu es venu. Pas de façon si courante.
— Elles étaient précédées par un homme qui agitait un drapeau rouge, reconnut Ligur.
— Apparemment, ils ont fait des progrès depuis.
— Il ressemble à quoi, ce Rampa ? »
Hastur cracha par terre. « Il est ici depuis trop longtemps. Depuis le Tout Début. Il est assimilé, si tu veux mon avis. Il conduit une voiture qui a le téléphone à bord. »
Ligur y réfléchit. Comme à peu près tous les démons, il avait des notions très sommaires de technologie et se préparait à dire quelque chose comme : « Il doit avoir besoin d’une fichue longueur de fil », quand la Bentley s’arrêta devant la grille du cimetière.
« Et il porte des lunettes noires, ricana Hastur, même quand c’est inutile. » Il éleva la voix : « Gloire à Satan !
— Gloire à Satan, reprit Ligur en écho.
— Salut, tout le monde ! lança Rampa en faisant un petit signe de la main. Désolé, je suis en retard, mais vous connaissez la A40, au niveau de Denham. J’ai essayé de couper par Chorley Wood et puis dec