Et de temps en temps, des messieurs sérieux en costume sombre venaient lui rendre visite pour suggérer avec beaucoup de politesse qu’il devrait peut-être vendre sa boutique pour qu’on puisse la transformer en un point de vente plus adapté au quartier. Ils offraient parfois des sommes en liquide, d’épais rouleaux de billets usagés de cinquante livres. Ou d’autres fois, pendant qu’ils discutaient, certains individus en lunettes noires se promenaient dans la boutique, en hochant la tête et en déplorant l’inflammabilité du papier et les risques que courait l’établissement.
Aziraphale opinait en souriant, et disait qu’il y réfléchirait. Et ils s’en allaient. Pour ne jamais revenir.
Être un ange ne signifie pas qu’on est un imbécile.
La table devant eux était chargée de bouteilles vides.
« Ce que je veux dire, annonça Rampa. Ce que je veux dire. Ce que je veux dire. » Il tenta de focaliser sa vision sur Aziraphale. « Ce que je veux dire », répéta-t-il. Et il tenta d’imaginer ce qu’il voulait dire. « Ce que j’essaie de dire, entama-t-il avec une mine soudain radieuse, c’estc les dauphins. Voilà ce que je veux dire.
— Des espèces de poissons, énonça Aziraphale.
— Non, non, nonnonnon, contra Rampa en agitant l’index. C’est un mammifère. Un vrai mamc mifère. La différence, c’est quec » Rampa pataugea dans les fondrières de son cerveau et lutta pour se rappeler la différence. « La différence, c’est qu’ils.
— Qu’ils s’accouplent hors de l’eau ? » suggéra l’ange.
Le front de Rampa se plissa. « Je crois pas. J’ suis même presque sûr que non. Y a un rapport avec leurs petits. Bon, bref. » Il se reprit. « Ce que je veux dire. Ce que je cherche à dire. Leurs cerveaux. »
Il tendit la main vers une bouteille.
« Qu’est-ce qu’ils ont, leurs cerveaux ?
— Ils sont gros. Voilà ce que je veux dire. De la taille. De la taille dec de cerveaux vachement gros. Et puis, y a les baleines. Ça, c’est du cerveau, crois-moi. La mer entière est bourrée de cerveaux.
— Le Kraken », prononça Aziraphale en contemplant son verre, la mine mélancolique.
Rampa le considéra avec l’expression soutenue et refroidie de quelqu’un qui vient de voir le fil de ses pensées tranché à la tronçonneuse. « Hein ?
— Un sacré bestiau. Il dort sous le tonnerre des premières profondeurs. Sous des tonnes d’immenses et nombreux polopc polypoc du varech, mais vachement gros, tu vois. Il paraît qu’il va remonter en surface à la fin, et la mer se mettre à bouillir.
— Ah ouais ?
— C'est un fait. Tennyson l’a écrit.
— Eh ben, voilà, conclut Rampa en se carrant sur sa chaise. La mer qui bouillonne, ces pauvres bougres de dauphins transformés en bouillabaissec tout le monde s’en fout. Pareil pour les gorilles. Houlà, ils se disent, le ciel est couleur de sang, les étoiles se cassent la gueule, qu’est-ce qu’ils ont mis dans les bananes ? Et puisc
— Ça construit des nids, les gorilles, tu savais ça ? dit l’ange en se versant une rasade et en atteignant son verre à la troisième tentative.
— Tu rigoles.
— C’est la vérité vraie. J’ai vu un documentaire. Des nids.
— Tu confonds avec les oiseaux.
— Non, des nids », insista Aziraphale.
Rampa décida de laisser tomber le sujet.
« Bon, ben, tu voisc conclut-il. Toutes les fritures de la Terre. Les créatures, je veux dire. Les créatures de la Terre. Pas mal qui ont des cerveaux. Tout d’un coup, badaboum !
— Mais tu fais partie de l’opération, toi aussi, signala Aziraphale. Tu induis les gens en tentation. Tu te débrouilles vachement bien. »
Rampa abattit son verre sur la table. « Mais ça, c’est pas pareil. Y sont pas obligés de dire oui. C’est le côté ineffable de l’affaire, d’accord ? C'est ton côté qui a inventé la règle. Faut continuer à mettre les gens à l’épreuve. Mais faut pas les détruire.
— Bon, bon. J’aime pas beaucoup ça, moi non plus, mais je te l’ai dit : j’ai pas le droit de désobic desboc de pas faire ce qu’on me dit. Chuis un ange.
— Y a pas de théâtres au Paradis. Et y a pas beaucoup de films.
— Essaie pas de m’induire en tentation, moi, geignit Aziraphale. J’te connais, vieux serpent !
— Réfléchis-y. Tu sais ce que c’est, l’éternité ? Tu sais ce que c’est ? J’veux dire, tu sais ce que ça représente ? Y a une grosse montagne, tu vois, deux mille mètres de haut, à l’autre bout de l’univers, et une fois tous les mille ans, y a un p’tit zoiseau.
— Quel p’tit zoiseau ? s’inquiéta Aziraphale, soupçonneux.
— Celui dont je te parle. Et tous les mille ansc
— Le même oiseau, tous les mille ans ? »
Rampa hésita. « Oui.
— Ça doit être une vraie antiquité, ce piaf, alors.
— Ouais. Bon, tous les mille ans, l’oiseau volec
— Il se traîne, plutôt.
— Il vole jusqu’à la montagne pour s'y aiguiser le becc
— Hé, minute, c’est pas possible. Entre ici et l’autre bout de l’univers, y a plein dec » L’ange fit un geste du bras, ample quoiqu’un peu gauche. « Plein de machin-truc, mon p’tit gars.
— On va dire qu’il y arrive, persévéra Rampa.
— Comment il fait ?
— C'est pas ce qui compte !
— Il pourrait y aller en vaisseau spatial », suggéra l’ange.
Rampa se radoucit un peu. « Oui. Si tu veux. Enfin, bref, l’oiseauc
— Seulement, tu parles du bout de l’univers. Alors, faudrait que ce soit un de ces vaisseaux spatiaux où c’est les descendants qui arrivent au bout. Faudrait dire aux descendants, tu sais :” Quand vous arriverez à la Montagne, faudra que vousc” » Il hésita. « Qu’est-ce qu’il faudra qu’ils fassent ?
— Il s’aiguise le bec sur la montagne. Et ensuite, il revient en sens inversec
— c dans le vaisseau spatial.
— Et mille ans après, il recommence », acheva précipitamment Rampa.
Il y eut un instant de silence éthylique.
« Ça fait beaucoup de boulot, rien que pour s’aiguiser le bec, réfléchit Aziraphale.
— Bon, écoute. Ce que je veux dire, c’est que quand l’oiseau aura complètement usé toute la montagne, hein, eh benc »
Aziraphale ouvrit la bouche. Rampa le savait : il allait faire un commentaire sur la résistance comparée des becs d’oiseaux et des montagnes de granit. Le démon se lança résolument.
« c Eh ben, tu seras toujours en train de regarder La mélodie du bonheur. »
Aziraphale se figea.
« Et ça te plaira ,insista Rampa, impitoyable. Tu verras.
— Mon petitc
— Tu n’auras pas le choix.
— Écoutec
— Le Paradis est totalement dépourvu de bon goût.
— Làc
— Et y a pas un seul restaurant japonais. »
Une expression douloureuse passa sur le visage soudain très grave de l’ange. « Je ne peux pas discuter de ça en état d’ivresse, dit-il. Je vais dessoûler.
— Moi aussi. »
Tous deux firent la grimace tandis que l’alcool abandonnait leur système circulatoire, et ils se rassirent de façon un peu plus convenable. Aziraphale rajusta son nœud de cravate.
« On ne peut pas contrecarrer les plans divins », croassa-t-il.
Rampa inspecta son verre avant de le remplir à nouveau.
« Et les plans diaboliques ?
— Pardon ?
— Faut bien que ce soit un plan diabolique, non ? C’est nousqui le mettons en œuvre. Mon côté.
— Ah, mais ça fiait partie du grand plan divin .Ton côté ne peut rien faire sans que ça fiasse partie de l’ineffable plan divin, ajouta-t-il avec un brin d’autosatisfaction.
— Que tu crois !
— Non, c’est lec » Aziraphale claqua des doigts, agacé. « Le machin. Comment tu appelles ça, tu as une expression imagée ? Le résultat à la fin ?
— Le résultat final.
— Oui, c’est ça.
— Eh bienc Si tu en es tellement sûr.
— Y a pas le moindre doute. »
Rampa leva la tête avec une expression madrée.
« Alors tu ne peux pas être sûr – tu me corriges si je me trompe – tu ne peux pas être certain que le déjouer ne fiasse pas également partie du plan divin ? Je veux dire, tu es censé déjouer les manigances du Malin en toutes circonstances, je me trompe ? »
Aziraphale hésita.
« C’est vrai, effectivement.
— Tu vois une manigance, crac ! tu déjoues. J’ai tort ou pas ?
— Dans les grandes lignes, dans les grandes lignes. En réalité, j’encourage les humains à s’occuper du côté pratique du déjouement. Rapport à l’ineffabilité, tu comprends.
— Bien, bien. Donc, tout ce que tu as à faire, c’est de déjouer. Parce que, s’il y a une chose que je sais, c’est que sa naissance n’est qu’un début. Le facteur décisif, c’est l’éducation. Les Influences. Sans Elles, ce gamin n’apprendra jamais à utiliser ses pouvoirs. » Il hésita. « En tout cas, pas forcément comme prévu.
— Mon côté ne verra sûrement pas d’objection à ce que je déjoue les manigances du tien, supputa Aziraphale. Bien au contraire.
— Exact. Ça ferait bien reluire ton auréole. » Rampa adressa un sourire encourageant à l’ange.
« Mais qu’est-ce qui arrivera au gamin s’il ne reçoit pas une éducation satanique ?
— Rien, probablement. Il n’en saura jamais rien.
— Mais l’héréditéc
— Ne me parle pas d’hérédité ! Qu’est-ce que l’hérédité vient faire dans l’histoire ? Regarde Satan. Il a été créé ange, et il devient le Grand Adversaire en grandissant. Si tu veux discuter génétique, autant affirmer que le gosse deviendra un ange. Après tout, son papa avait un poste important au Paradis, dans le temps. Dire qu’il deviendra un démon plus tard, simplement parce que son père en est devenu un, c’est comme si tu affirmais qu’une souris à laquelle on coupe la queue donnera naissance à des souriceaux sans queue. Non. C'est l’éducation qui conditionne tout. Là-dessus, tu peux me faire confiance.
— Et si les influences sataniques n’ont pas libre cours ?
— Eh bien, au pire, l’Enfer devra recommencer à zéro. Et la Terre gagne onze ans de répit, au bas mot. Ça vaut peut-être le coup, non ? »
Aziraphale parut de nouveau songeur.
« Selon toi, l’enfant ne serait pas mauvais par nature ? demanda-t-il lentement.
— Il est potentiellementmauvais. Mais potentiellement bon, aussi, je suppose. C'est juste une énorme potentialité qui attend qu’on l’oriente. » Rampa haussa les épaules. « De toute façon, pourquoi est-ce qu’on discute de ces histoires de bien et de mal ? Nous savons bien, toi et moi, que ce sont juste des noms qui définissent de quel côté on se trouve.
— Je suppose que ça vaut la peine d’essayer », admit l’ange. Rampa hocha la tête d’un air encourageant.
« Alors, c’est d’accord ? » demanda le démon en tendant la main.
L’ange la serra avec prudence.
« Ce sera probablement plus intéressant que les saints, reconnut-il.
— Et ce sera pour le bien de l’enfant, en fin de compte. Nous lui servirons de parrains, pour ainsi dire. On surveillera son éducation religieuse, en quelque sorte. »
Aziraphale eut un sourire radieux.
« Tu sais, je n’avais pas vu les choses sous cet angle. Des parrains .Ce sera un travail d’enfer !
— C’est pas désagréable, une fois qu’on est habitué », répondit Rampa.
On l’appelait Scarlett. À cette époque, elle vendait des armes, mais elle commençait à s’en lasser. Elle ne conservait jamais longtemps la même profession. Trois, quatre siècles, au grand maximum. Il ne fallait pas s’enferrer dans la routine.
Ses cheveux étaient d’un auburn parfait, ni carotte, ni châtain : un roux cuivré, franc et luisant. Ils lui tombaient jusqu’à la taille, en mèches pour lesquelles les hommes auraient été capables de tuer, ce qui avait souvent été le cas, d’ailleurs. Ses yeux étaient d’un orange étonnant. On lui aurait donné vingt-cinq ans. C’est l’âge qu’elle avait toujours paru.
Elle possédait un camion poussiéreux, rouge brique, rempli d’armements divers, et elle montrait un don presque incroyable pour franchir à son bord toutes les frontières du monde. Elle faisait route vers un petit pays d’Afrique occidentale, où se déroulait une guerre civile de faible envergure, afin d’effectuer une livraison qui, avec un peu de chance, la changerait en guerre civile de grande envergure. Malheureusement, le camion était tombé en panne, et la réparation dépassait même ses capacités.
Pourtant, elle était douée pour la mécanique, de nos jours.
Elle se trouvait alors dans un centre-ville 12 . L’agglomération en question était la capitale du Kumbolaland, une nation africaine qui avait connu trois mille ans de paix. Elle s’était appelée le Sir-Humphrey-Clarcksonland pendant une trentaine d’années, mais comme le pays ne possédait pas la moindre ressource minérale et qu’il avait autant d’importance stratégique qu'une banane, on lui avait permis d’accéder à l’indépendance avec une hâte presque indécente. Le Kumbolaland était un pays pauvre, peut-être, ennuyeux, sans aucun doute, mais pacifique. Ses diverses tribus, qui s’entendaient parfaitement ensemble, avaient depuis longtemps fondu leurs épées pour en faire des socs de charrue. Une bagarre avait éclaté en 1952 entre un conducteur de bœufs éméché et un voleur de bœufs tout aussi éméché ; on en parlait encore.
La chaleur fit bâiller Scarlett. Elle s’éventa avec son chapeau à large bord, abandonna l’épave de son camion dans la poussière de la rue et entra dans un bar.
Elle acheta une bière en boîte, la vida puis lança un sourire au barman. « J’ai besoin de faire réparer mon camion. À qui puis-je m’adresser, dans le coin ? »
Le barman lui rendit un immense sourire aux dents blanches. Il avait été impressionné par sa façon de vider une canette. « Il n’y a que Nathan, Miss. Mais Nathan est reparti à Kaounda visiter la ferme de son beau-père. »
Scarlett paya une autre bière. « Alors ? Ce Nathan ? Vous savez quand il rentre ?
— La semaine prochaine, peut-être. Ou dans quinze jours, chère Miss. Ho, ce Nathan, c’est un vrai vaurien, vous savez ? »
Il se pencha en avant.
« Vous voyagez toute seule, Miss ?
— Oui.
— Ça pourrait être dangereux. Il y a de drôles de gens sur les routes, ces temps-ci. De sales types. C’est pas des gens d’ici », se hâta-t-il d’ajouter.
Scarlett leva un sourcil parfait.
Il frissonna en dépit de la chaleur ambiante.
« Merci de me prévenir », ronronna Scarlett. Sa voix évoquait une créature embusquée dans les hautes herbes, qu’on ne repère qu’au frémissement de ses oreilles, jusqu’à ce que s’aventure à portée un animal bien jeune et bien tendrec
Elle lui adressa un signe de chapeau et sortit d’un pas tranquille.
Le chaud soleil d’Afrique l’écrasait ; son camion était immobilisé en pleine rue avec une cargaison d’armes, de munitions et de mines. Il n’irait pas plus loin.
Scarlett contempla le véhicule.
Un vautour était perché sur le toit. il accompagnait Scarlett depuis maintenant cinq cents kilomètres. Il étouffa un rot.
Elle parcourut le décor des yeux : deux femmes bavardaient à un coin de rue ; un marchand, assis devant un étalage de pastèques bigarrées, s’ennuyait ferme en chassant les mouches ; quelques enfants jouaient sans entrain dans la poussière.
« Bah, au diable, dit-elle à voix basse. J’ai besoin de vacances, après tout. »
C’était un mercredi.
Le vendredi, personne ne pouvait plus pénétrer en ville.
Le mardi suivant, l’économie du Kumbolaland était en ruine, on dénombrait vingt mille morts (dont le barman, abattu par les rebelles alors qu’il montait à l’assaut des barricades du marché), le compte des blessés s’élevait à presque cent mille, toutes les armes de Scarlett avaient rempli la tâche pour laquelle on les avait conçues et le vautour était mort d’embolie graisseuse.
Scarlett était déjà à bord du dernier train qui quittait le pays. Elle estimait qu’il était temps de changer de carrière. Elle vendait des armes depuis trop longtemps. Elle voulait passer à quelque chose de neuf. Quelque chose qui ait de l’avenir. Elle se verrait bien correspondante pour un journal. Pourquoi pas ? Elle s’éventa avec son chapeau et croisa ses longues jambes devant elle.