– Je n’y comprends absolument rien, répliqua le nez. Veuillez vous expliquer d’une façon plus satisfaisante.
– Monsieur, fit Kovaliov avec dignité, je ne sais comment je dois entendre vos paroles… Il me semble que tout cela est d’une évidence absolue… ou bien, vous voudriez… Mais vous êtes pourtant mon propre nez.
Le nez regarda le major en fronçant les sourcils.
– Vous vous trompez, monsieur, je suis moi-même. En outre, il ne peut exister entre nous aucun rapport, puisque, à en juger par les boutons de votre uniforme, vous devez servir dans une administration autre que la mienne.
Après avoir dit ces mots, le nez se détourna.
Kovaliov se troubla au point de ne plus savoir ni que faire, ni même que penser. En ce moment, il entendit le frou-frou soyeux d’une robe de femme, et Kovaliov vit s’approcher une dame d’un certain âge, toute couverte de dentelles, accompagnée d’une autre, mince et fluette avec une robe blanche qui dessinait à merveille sa taille fine et un chapeau de paille léger comme un gâteau feuilleté. Derrière elles marchait un haut laquais à favoris énormes avec une douzaine de collets à sa livrée.
Kovaliov fit quelques pas en avant, rajusta son col de batiste, arrangea ses cachets suspendus à une chaînette d’or et, la figure souriante, fixa son attention sur la dame fluette qui, pareille à une fleurette printanière, se penchait légèrement et portait à son front sa menotte blanche aux doigts transparents. Le sourire de Kovaliov s’élargit encore lorsqu’il aperçut sous le chapeau un petit menton rond d’une blancheur éclatante et une partie de la joue, teintée légèrement de rose.
Mais tout à coup il fit un bond en arrière comme s’il s’était brûlé. Il se rappela qu’il avait, à la place du nez, un vide absolu, et des larmes jaillirent de ses yeux. Il se retourna pour déclarer sans ambages au monsieur en uniforme qu’il n’avait que les apparences d’un conseiller d’État, qu’il n’était qu’un lâche et qu’un coquin et enfin pas autre chose que son propre nez… Mais le nez n’était plus là; il avait eu le temps de repartir, sans doute pour continuer ses visites.
Cette disparition plongea Kovaliov dans le désespoir. Il revint en arrière et s’arrêta un instant sous les arcades, en jetant des regards de tous les côtés, dans l’espérance d’apercevoir le nez quelque part. Il se rappelait très bien qu’il portait un chapeau à plumes et un uniforme brodé d’or, mais il n’avait pas remarqué la forme de son manteau, ni la couleur de sa voiture et de ses chevaux, ni même s’il avait derrière la voiture un laquais et quelle était sa livrée. Et puis, tant de voitures passaient devant lui qu’il lui eût été difficile d’en reconnaître une et, l’eût-il reconnue, qu’il n’aurait eu nul moyen de l’arrêter.
La journée était belle et ensoleillée. Une foule immense se pressait sur la Perspective; toute une cascade fleurie de dames se déversait sur le trottoir. Voilà un conseiller de cour qu’il connaît et à qui il octroie le titre de lieutenant-colonel, surtout en présence des autres. Voilà Iaryghine, son grand ami, qui toujours fait faire remise au boston, quand il joue huit, et voilà aussi un autre major qui a obtenu au Caucase le grade d’assesseur de collège: ce dernier lui fait signe de s’approcher.
– Au diable! se dit Kovaliov… Eh, cocher! mène-moi droit chez le maître de police.
Kovaliov monta en fiacre et ne cessa de crier tout le temps au cocher:
– Cours ventre à terre!
– Le maître de la police est-il chez lui? s’écria-t-il en entrant dans l’antichambre.
– Non, monsieur, répondit le suisse, il vient de sortir.
– Allons bon!…
– Oui, continua le suisse; il n’y a pas longtemps, mais il est parti; si vous étiez venu un instant plus tôt, peut-être l’auriez-vous trouvé.
Kovaliov, le mouchoir toujours appliqué sur sa figure, remonta en fiacre et cria d’une voix désespérée:
– Va!
– Où? demanda le cocher.
– Va tout droit.
– Comment, tout droit?… mais c’est un carrefour ici!… Faut-il prendre à droite ou à gauche?
Cette question fit réfléchir Kovaliov. Dans sa situation, il devait avant tout s’adresser à la police, non pas que son affaire eût un rapport direct avec celle-ci, mais parce qu’elle serait capable de prendre des mesures plus rapides que les autres administrations. Quant à demander satisfaction au ministère où le nez se prétendait attaché, cela n’était rien moins que raisonnable, car les réponses de ce monsieur donnaient à conclure qu’il n’existait rien de sacré pour lui, et il aurait pu tout aussi bien avoir menti dans ce cas-là, comme il mentait en affirmant qu’il ne l’avait jamais vu, lui, Kovaliov.
Mais au moment où Kovaliov était déjà prêt à donner l’ordre au cocher de le conduire au tribunal de police, l’idée lui vint que ce coquin, ce fripon, qui, dès la première rencontre, s’était conduit vis-à-vis de lui d’une façon si peu loyale, pouvait très bien, profitant du répit, quitter clandestinement la ville; et alors toutes les recherches seraient vaines, ou pourraient durer, ce qu’à Dieu ne plaise, un mois entier. Enfin, comme si le ciel lui-même l’avait inspiré, il résolut de se rendre directement au bureau des annonces, et de faire publier par avance un avis avec la description détaillée de tous les caractères distinctifs du nez, pour que quiconque l’eût rencontré pût le ramener immédiatement chez lui, Kovaliov, ou du moins lui faire connaître le lieu où il séjournait.
Cette résolution enfin prise, il donna ordre au cocher de se rendre au bureau des annonces; et tout le long du chemin il ne cessait de le bourrer de coups dans le dos en disant:
– Vite, misérable, vite, coquin!
– Eh! maître! répondait le cocher en secouant la tête et en cinglant des rênes son cheval aux poils longs comme ceux d’un épagneul.
Enfin le fiacre s’arrêta et Kovaliov, essoufflé, entra en courant dans une petite pièce où un fonctionnaire à cheveux blancs, vêtu d’un habit râpé, des lunettes sur son nez, était assis devant une table, une plume à la bouche, et comptait la monnaie de cuivre qu’on venait de lui apporter.
– Qui est-ce qui reçoit ici les annonces? s’écria Kovaliov. Ah! c’est vous, bonjour.
– Tous mes respects, répondit le fonctionnaire à cheveux blancs, levant les yeux pour un moment et les abaissant de nouveau sur les tas de monnaie placés devant lui.
– Je voudrais faire publier…
– Permettez, veuillez patienter un moment, fit le fonctionnaire, en traçant d’une main des chiffres sur le papier et en déplaçant de l’autre deux boules sur l’abaque.
Un laquais galonné, dont l’extérieur indiquait qu’il servait dans une grande maison aristocratique, se tenait près de la table, un billet à la main et, jugeant à propos de faire preuve de sociabilité, exposait ainsi ses idées:
– Le croiriez-vous, monsieur, ce petit chien-là ne vaut pas au fond quatre-vingts kopecks, et quant à moi, je n’en donnerais même pas huit liards; mais la comtesse l’aime, ma foi; elle l’aime, et voilà, elle offre à celui qui le ramènera cent roubles. Il faut avouer, tels que nous sommes là, que les goûts des gens sont tout à fait disproportionnés avec leur objet: si l’on est amateur, eh bien, qu’on ait un chien couchant ou un barbet, qu’on ne craigne pas de le payer cinq cents roubles, qu’on en donne même mille, mais que ce soit au moins un bon chien.
L’honorable fonctionnaire écoutait avec un air entendu, tout en calculant le nombre des lettres renfermées dans le billet. De chaque côté de la table se tenait une foule de bonnes femmes, de commis et de portiers, avec des billets à la main. L’un annonçait la vente d’une calèche n’ayant servi que très peu de temps, amenée de Paris en 1814; un autre, celle d’un «drojki » solide, auquel manquait un ressort; on vendait aussi un jeune cheval fougueux de dix-sept ans, et ainsi de suite. La pièce où était réunie cette société était très petite et l’air y était très lourd, mais l’assesseur de collège ne pouvait pas sentir l’odeur, puisqu’il avait couvert sa figure d’un mouchoir et aussi parce que son nez lui-même se trouvait on ne savait dans quels parages.
– Monsieur, je voudrais vous prier… Il y a urgence, fit-il enfin, impatienté.
– Tout de suite, tout de suite! Deux roubles quarante-trois kopecks… À l’instant! Un rouble soixante-quatre kopecks!… disait le monsieur aux cheveux blancs, en jetant les billets au visage des bonnes femmes et des portiers.
– Que désirez-vous, fit-il enfin en se tournant vers Kovaliov.
– Je voudrais… dit celui-ci… il vient de se passer une escroquerie ou une supercherie, je ne suis pas encore fixé sur ce point. Je vous prie seulement d’insérer l’annonce que celui qui me ramènera ce coquin recevra une récompense honnête.
– Quel est votre nom, s’il vous plaît?
– Mon nom, pourquoi? Je ne peux pas le dire. J’ai beaucoup de connaissances: Mme Tchektyriev, femme de conseiller d’État; Mme Podtotchina, femme d’officier supérieur… Si elles venaient à l’apprendre, ce qu’à Dieu ne plaise!… Vous pouvez simplement mettre: assesseur de collège, ou encore mieux, major.
– Et celui qui s’est enfui était votre serf?
– Quel serf! ce ne serait pas, après tout, une si grande escroquerie! Celui qui s’est enfui, c’est… le nez…
– Hum!… quel nom bizarre! Et la somme que vous a volée ce monsieur Le Nez est-elle considérable?
– Le nez, mais non, vous n’y êtes pas. Le nez, mon propre nez a disparu on ne sait où. Le diable a voulu se jouer de moi.
– Comment a-t-il donc disparu? Je ne comprends pas bien.
– Je ne peux pas vous dire comment, mais ce qui importe le plus, c’est qu’il se promène maintenant en ville, et se fait appeler conseiller d’État. C’est pourquoi je vous prie d’annoncer que celui qui s’en saisira ait à le ramener sans tarder chez moi, le plus vite possible. Pensez donc, comment vivre sans une partie du corps aussi en vue? Il ne s’agit pas ici d’un orteil: je n’aurais qu’à fourrer mon pied dans ma botte, et personne ne s’apercevrait s’il manque… Je vais les jeudis chez la femme du conseiller d’État, Mme Tchektyriev; Mme Podtotchina, femme d’officier supérieur et qui a une très jolie fille, est aussi de mes connaissances, et pensez donc vous-même, comment ferais-je maintenant?… Je ne peux plus me montrer chez elles.
Le fonctionnaire se mit à réfléchir, ce que dénotaient ses lèvres fortement serrées.
– Non, je ne peux pas insérer une annonce semblable dans les journaux, fit-il enfin après un silence assez long.
– Comment? Pourquoi?
– Parce que. Le journal peut être compromis. Si tout le monde se met à publier que son nez s’est enfui, alors… On répète assez sans cela qu’on imprime une foule de choses incohérentes et de faux bruits.
– Mais pourquoi est-ce une chose incohérente? Il me semble qu’il n’y a rien de pareil dans mon cas.
– Vous croyez?… Tenez, la semaine dernière, il m’arriva précisément un cas pareil. Un fonctionnaire est venu, comme vous voilà venu, vous, maintenant, en apportant un billet qu’il a payé, le compte fait, deux roubles soixante-treize kopecks, et ce billet annonçait simplement la fuite d’un barbet à poil noir. Il semblerait qu’il n’y eût rien d’étrange là-dedans. C’était pourtant un pamphlet: ce barbet se trouvait être le caissier de je ne sais quel établissement…
– Je ne vous parle pas de barbet, mais de mon propre nez, donc presque de moi-même.
– Non, je ne puis insérer une telle annonce.
– Mais si mon nez a réellement disparu!…
– S’il a disparu, c’est l’affaire d’un médecin. On dit qu’il y a des gens qui peuvent vous remettre tel nez qu’on voudra. Je m’aperçois, du reste, que vous devez être un homme d’humeur assez gaie et que vous aimez à plaisanter en société.
– Mais, je vous jure, par ma foi!… Soit, puisqu’il en est ainsi, je vais vous montrer…
– À quoi bon vous déranger? continua le fonctionnaire, en prenant une prise… Du reste, si cela ne vous gêne pas trop, ajouta-t-il avec un mouvement de curiosité, il me serait agréable de jeter un coup d’œil.
L’assesseur de collège enleva le mouchoir de sa figure.
– En effet, c’est très bizarre, fit le fonctionnaire: c’est tout à fait plat, comme une crêpe fraîchement cuite. Oui, c’est uni à n’y pas croire.
– Eh bien, allez-vous discuter encore maintenant? Vous voyez bien qu’il est impossible de ne pas faire publier cela. Je vous en serai particulièrement reconnaissant, et je suis très heureux que cet incident m’ait procuré le plaisir de faire votre connaissance.
Le major, comme on le voit, n’avait même pas reculé devant une légère humiliation.
– L’insérer n’est certes pas chose difficile, fit le fonctionnaire; seulement je n’y vois aucune utilité pour vous. Toutefois, si vous y tenez absolument, adressez-vous plutôt à quelqu’un qui possède une plume habile, afin qu’il le décrive comme un phénomène de la nature et publie cet article dans l’Abeille du Nord (à ces mots le fonctionnaire prit une autre prise) pour le plus grand profit de la jeunesse (il s’essuya le nez) ou tout simplement comme une chose digne de la curiosité publique.
L’assesseur de collège se sentit complètement découragé. Distraitement il abaissa les yeux sur un journal où se trouvait l’indication des spectacles du jour: en y lisant le nom d’une artiste qu’il connaissait pour être jolie, sa figure se préparait déjà à esquisser un sourire et sa main tâtait sa poche, afin de s’assurer s’il avait sur lui un billet bleu, car selon l’opinion de Kovaliov, des officiers supérieurs tels que lui ne pouvaient occuper une place d’un moindre prix; mais l’idée du nez vint se mettre à la traverse et tout gâter. Le fonctionnaire lui-même semblait touché de la situation difficile de Kovaliov. Désirant soulager quelque peu sa douleur, il jugea convenable d’exprimer l’intérêt qu’il lui portait en quelques paroles bien senties:
– Je regrette infiniment, fit-il, qu’il vous soit arrivé pareille mésaventure! N’accepteriez-vous pas une prise?… cela dissipe les maux de tête et les dispositions à la mélancolie, c’est même bon contre les hémorroïdes.
Et ce disant, le fonctionnaire tendit sa tabatière à Kovaliov en dissimulant habilement en dessous le couvercle orné d’un portrait de je ne sais quelle dame en chapeau.
Cet acte, qui ne cachait pourtant aucun dessein malveillant, eut le don d’exaspérer Kovaliov.
– Je ne comprends pas que vous trouviez à propos de plaisanter là-dessus, s’écria-t-il avec colère. Est-ce que vous ne voyez pas que je manque précisément de l’essentiel pour priser? Que le diable emporte votre tabac! Je ne peux pas le voir maintenant, et non seulement votre vilain tabac de Bérézine, mais même du râpé.
Sur ce, il sortit, profondément irrité, du bureau des annonces et se rendit chez le commissaire de police.
Il fit son entrée juste au moment où celui-ci, en s’allongeant sur son lit, se disait avec un soupir de satisfaction:
– Et maintenant, je m’en vais faire un bon petit somme.
Il était donc à prévoir que la venue de l’assesseur de collège serait tout à fait inopportune. Ce commissaire était un grand protecteur de tous les arts et de toutes les industries, mais il préférait encore à tout un billet de banque.
– C’est une chose, avait-il coutume de dire, dont on ne trouve pas aisément l’équivalent: cela ne demande pas de nourriture, ne prend pas beaucoup de place, cela tient toujours dans la poche, et si cela tombe, cela ne se casse pas.
Le commissaire fit à Kovaliov un accueil assez froid, en disant que l’après-midi n’était pas précisément un bon moment pour ouvrir une instruction; que la nature ordonnait qu’après avoir mangé on se reposât un peu (ceci indiquait à l’assesseur de collège que le commissaire n’ignorait pas les aphorismes des anciens sages), et qu’à un homme comme il faut on n’enlèverait pas le nez.
L’allusion était vraiment par trop directe. Il faut vous dire que Kovaliov était un homme très susceptible. Il pouvait excuser tout ce qu’on disait sur son propre compte, mais jamais il ne pardonnait ce qui était blessant pour son rang ou son grade. Il avait même la conviction que, dans les pièces de théâtre, on ne devrait permettre des attaques que contre les officiers subalternes, mais en aucune manière contre les officiers supérieurs. L’accueil du commissaire l’avait tellement froissé, qu’il releva fièrement la tête, écarta les bras, et déclara avec dignité: