– Comment! elle est donc cuite? répétait Cécile. En voilà une attrape qu’on me fait!…C’est ça qui va être bon, tout chaud, dans le chocolat!
Ils s’attablaient enfin, le chocolat fumait dans les bols, on ne parla longtemps que de la brioche. Mélanie et Honorine restaient, donnaient les détails sur la cuisson, les regardaient se bourrer, les lèvres grasses, en disant que c’était un plaisir de faire un gâteau, quand on voyait les maîtres le manger si volontiers.
Mais les chiens aboyèrent violemment, on crut qu’ils annonçait de la maîtresse de piano, qui venaient de Marchiennes le lundi et le vendredi. Il venait aussi un professeur de littérature. Toute l’instruction de la jeune fille s’était ainsi faite à la Piolaine, dans une ignorance heureuse, dans des caprices d’enfant, jetant le livre par la fenêtre, dès qu’une question l’ennuyait.
– C’est M. Deneulin, dit Honorine en rentrant.
Derrière elle, Deneulin, un cousin de M. Deneulin, parut sans façon, le verbe haut, le geste vif, avec une allure d’ancien officier de cavalerie. Bien qu’il eût dépassé la cinquantaine, ses cheveux coupés rats et ses grosses moustaches étaient d’un noir d’encre.
– Oui, c’est moi, bonjour…Ne vous dérangez donc pas!
Il s’était assis, pendant que la famille s’exclamait. Elle finit par se remettre à son chocolat.
– Est-ce que tu as quelque chose à me dire? demanda M. Grégoire.
– Non rien du tout, se hâta de répondre Deneulin. Je suis sorti à cheval pour me dérouiller un peu, et comme je passais devant votre porte, j’ai voulu vous donner un petit bonjour.
Cécile le questionna sur Jeanne et sur Lucie, ses filles. Elles allaient parfaitement, la première ne lâchait plus la peinture, tandis que l’autre, l’aînée, cultivait sa voix au piano, du matin au soir. Et il y avait un tremblement léger dans sa voix, un malaise qu’il dissimulait, sous les éclats de sa gaieté.
M. Grégoire reprit:
– Et tout marche-t-il bien, à la fosse?
– Dame! je suis bousculé avec les camarades, par cette saleté de crise… Ah! nous payons les armées prospères! On a trop bâti d’usines, trop construit de voies ferrées, trop immobilisé de capitaux en vue d’une production formidable. Et, aujourd’hui, l’argent dort, on n’en trouve plus pour faire fonctionner tout ça!… Heureusement, rien n’est désespéré, je m’en tirerai quand même.
Comme son cousin, il avait eu en héritage un denier des mines de Montsou. Mais lui, ingénieur entreprenant, tourmenté du besoin d’une royale fortune, s’était hâté de vendre, lorsque le dernier avait atteint le million. Depuis des mois, il mûrissait un plan. Sa femme tenait d’un oncle la petite concession de Vandame, où il n’y avait d’ouvertes que deux fosses, Jean-Bart et Gaston-Marie, dans un tel état d’abandon, avec un matériel si défectueux, que l’exploitation en couvrait à peine les frais. Or, il rêvait de réparer Jean-Bart, d’en renouveler la machine et d’élargir le puits afin de pouvoir descendre davantage, en ne gardant Gaston-Marie que pour l’épuisement. On devait, disait-il, trouver là de l’or à la pelle. L’idée était juste. Seulement, le million y avait passé, et cette damnée crise industrielle éclatait au moment où de gros bénéfices allaient lui donner raison. Du reste, mauvais administrateur, d’une bonté brusque avec ses ouvriers, il se laissait piller depuis la mort de sa femme, lâchant aussi la bride à ses filles, dont l’aînée parlait d’entrer au théâtre et dont la cadette s’était déjà fait refuser trois paysages au Salon, toutes deux rieuses dans la débâcle, et chez lesquelles la misère menaçante révélait de très fines ménagères.
– Vois-tu, Léon, continua-t-il, la voix hésitante, tu as eu tort de ne pas vendre en même temps que moi. Maintenant, tout dégringole, tu peux courir… Et si tu m’avais confié ton argent, tu aurais vu ce que nous aurions fait à Vandame, dans notre mine!
M. Grégoire achevait son chocolat, sans hâte. Il répondit paisiblement:
– Jamais!… Tu sais bien que je ne veux pas spéculer. Je vis tranquille, ce serait trop bête, de me casser la tête avec des soucis d’affaires. Et, quant à Mohtsou, ça peut continuer à baisser, nous en aurons toujours notre suffisance. Il ne faut pas être si gourmand, que diable! Puis, écoute, c’est toi qui te mordras les doigts un jour, car Montsou remontera, les enfants de Cécile en tireront encore leur pain blanc.
Deneulin l’écoutait avec un sourire gêné.
– Alors, murmura-t-il, si je te disais de mettre cent mille francs dans mon affaire, tu refuserais?
Mais, devant les faces inquiètes des Grégoire, il regretta d’être allé si vite, il renvoya son idée d’emprunt à plus tard, la réservant pour un cas désespéré.
– Oh! je n’en suis pas là! C’est une plaisanterie… Mon Dieu! tu as peut-être raison: l’argent que vous gagnent les autres est celui dont on engraisse le plus sûrement.
On changea d’entretien. Cécile revint sur ses cousines, dont les goûts la préoccupaient, tout en la choquant. Mme Grégoire promit de mener sa fille voir ces chères petites, dès le premier jour de soleil. Cependant, M. Grégoire, l’air distrait, n’était pas à la conversation. Il ajouta tout haut:
– Moi, si j’étais à ta place, je ne m’entêterais pas davantage, je traiterais avec Montsou… Ils en ont une belle envie, tu retrouverais ton argent.
Il faisait allusion à la vieille haine qui existait entre la concession de Montsou et celle de Vandame. Malgré la faible importance de cette dernière, sa puissante voisine enrageait de voir, enclavée dans ses soixante-sept communes, cette lieue carrée qui ne lui appartenait pas; et, après avoir essayé vainement de la tuer, elle complotait de l’acheter à bas prix, lorsqu’elle râlerait. La guerre continuait sans trêve, chaque exploitation arrêtait ses galeries à deux cents mètres les unes des autres, c’était un duel au dernier rang, bien que les directeurs et les ingénieurs eussent entre eux des relations polies.
Les yeux de Deneulin avaient flambé.
– Jamais! cria-t-il à son tour. Tant que je serai vivant, Montsou n’aura pas Vandame… J’ai dîné jeudi chez Hennebeau, et je l’ai bien vu tourner autour de moi. Déjà, l’automne dernier, quand les gros bonnets sont venus à la Régie, ils m’ont fait toutes sortes de mamours… Oui, oui, je les connais, ces marquis et ces ducs, ces généraux et ces ministres! des brigands qui vous enlèveraient jusqu’à votre chemise, à la corne d’un bois!
Il ne tarissait plus. D’ailleurs, M. Grégoire ne défendait pas la Régie de Montsou, les six régisseurs institués par le traité de 1760, qui gouvernaient despotiquement la Compagnie, et dont les cinq survivants, à chaque décès, choisissaient le nouveau membre parmi les actionnaires puissants et riches. L’opinion du propriétaire de la Piolaine, de goûts si raisonnables, était que ces messieurs manquaient parfois de mesure, dans leur amour exagéré de l’argent.
Mélanie était venue desservir la table. Dehors, les chiens se remirent à aboyer, et Honorine se dirigeait vers la porte, lorsque Cécile, que la chaleur et la nourriture étouffaient, quitta la table.
– Non, laisse, ça doit être pour ma leçon.
Deneulin, lui aussi, s’était levé. Il regarda sortir la jeune fille, il demanda en souriant:
– Eh bien! et ce mariage avec le petit Négrel?
– Il n’y a rien de fait, dit Mme Grégoire. Une idée en l’air… Il faut réfléchir.
– Sans doute, continua-t-il avec un rire de gaillardise. Je crois que le neveu et la tante… Ce qui me renverse, c’est que ce soit Mme Hennebeau qui se jette ainsi au cou de Cécile.
Mais M. Grégoire s’indigna. Une dame si distinguée, et de quatorze ans plus âgée que le jeune homme! C’était monstrueux, il n’aimait pas qu’on plaisantât sur des sujets pareils. Deneulin, riant toujours, lui serra la main et partit.
– Ce n’est pas encore ça, dit Cécile qui revenait. C’est cette femme avec ses deux enfants, tu sais, maman, la femme de mineur que nous avons rencontrée… Faut-il les faire entrer ici?
On hésita. Etaient-ils très sales? Non, pas trop, et ils laisseraient leurs sabots sur le perron. Déjà le père et la mère s’étaient allongés au fond des grands fauteuils. Ils y digéraient. La crainte de changer d’air acheva de les décider.
– Faites entrer, Honorine.
Alors, la Maheude et ses petits entrèrent, glacés, affamés, saisis d’un effarement peureux, en se voyant dans cette salle où il faisait si chaud, et qui sentait si bon la brioche.
II
Dans la chambre, restée close, les persiennes avaient laissé glisser peu à peu des barres grises de jour, dont l’éventail se déployait au plafond; et l’air enfermé s’alourdissait, tous continuaient leur somme de la nuit: Lénore et Henri aux bras l’un de l’autre, Alzire la tête renversée, appuyée sur sa bosse; tandis que le père Bonnemort, tenant à lui seul le lit de Zacharie et de Jeanlin, ronflait la bouche ouverte. Pas un souffle ne venait du cabinet, où la Maheude s’était rendormie en faisant téter Estelle, la gorge coulée de côté, sa fille en travers du ventre, gorgée de lait, assommée elle aussi, et s’étouffant dans la chair molle des seins.
Le coucou, en bas, sonna six heures. On entendit, le long des façades du coron, des bruits de portes, puis des claquements de sabots, sur le pavé des trottoirs: c’étaient les cribleuses qui s’en allaient à la fosse. Et le silence retomba jusqu’à sept heures. Alors, des persiennes se rabattirent, des bâillements et des toux vinrent à travers les murs. Longtemps, un moulin à café grinça, sans que personne s’éveillât encore dans la chambre.
Mais, brusquement, un tapage de gifles et de hurlements, au loin, fit se dresser Alzire. Elle eut conscience de l’heure, elle courut pieds nus secouer sa mère.
– Maman! maman! il est tard. Toi qui as une course… Prends garde! tu vas écraser Estelle.
Et elle sauva l’enfant, à demi étouffée sous la coulée énorme des seins.
– Sacré bon sort! bégayait la Maheude, en se frottant les yeux, on est si échiné qu’on dormirait tout le jour… Habille Lénore et Henri, je les emmène; et tu garderas Estelle, je ne veux pas la traîner, crainte quelle ne prenne du mal, par ce temps de chien.
Elle se lavait à la hâte, elle passa un vieux jupon bleu, son plus propre, et un caraco de laine grise, auquel elle avait posé deux pièces la veille.
– Et de la soupe, sacré bon sort! murmura-t-elle de nouveau.
Pendant que sa mère descendait, bousculant tout, Alzire retourna dans la chambre, ou elle emporta Estelle qui s’était mise à hurler. Mais elle était habituée aux rages de la petite, elle avait, à huit ans, des ruses tendres de femme, pour la calmer et la distraire. Doucement, elle la coucha dans son lit encore chaud, elle la rendormit en lui donnant à sucer un doigt. Il était temps, car un autre vacarme éclatait; et elle dut mettre aussitôt la paix entre Lénore et Henri, qui s’éveillaient enfin. Ces enfants ne s’entendaient guère, ne se prenaient gentiment au cou que lorsqu’ils dormaient. La fille, âgée de six ans, tombait dès son lever sur le garçon, son cadet de deux années, qui recevait les gifles sans les rendre. Tous deux avaient la même tête trop grosse et comme soufflée, ébouriffée de cheveux jaunes. Il fallut qu’Alzire tirât sa sœur par les jambes, en la menaçant de lui enlever la peau du derrière. Puis, ce furent des trépignements pour le débarbouillage, et à chaque vêtement qu’elle leur passait. On évitait d’ouvrir les persiennes, afin de ne pas troubler le sommeil du père Bonnemort. Il continuait à ronfler, dans l’affreux charivari des enfants.
– C’est prêt! y êtes-vous, là-haut? cria la Maheude.
Elle avait rabattu les volets, secoué le feu, remis du charbon. Son espoir était que le vieux n’eût pas englouti toute la soupe. Mais elle trouva le poêlon torché, elle fit cuire une poignée de vermicelle, qu’elle tenait en réserve depuis trois jours. On l’avalerait à l’eau, sans beurre; il ne devait rien rester de la lichette de la veille; et elle fut surprise de voir que Catherine, en préparant les briquets, avait fait le miracle d’en laisser gros comme une noix. Seulement, cette fois, le buffet était bien vide: rien, pas une croûte, pas un fond de provision, pas un os à ronger. Qu’allaient-ils devenir, si Maigrat s’entêtait à leur couper le crédit, et si les bourgeois de la Piolaine ne lui donnaient pas cent sous? Quand les hommes et la fille reviendraient de la fosse, il faudrait pourtant manger; car on n’avait pas encore inventé de vivre sans manger, malheureusement.
– Descendez-vous, à la fin! cria-t-elle en se fâchant. Je devrais être partie.
Lorsque Alzire et les enfants furent là, elle partagea le vermicelle dans trois petites assiettes. Elle, disait-elle, n’avait pas faim. Bien que Catherine eût déjà passé de l’eau sur le marc de la veille, elle en remit une seconde fois et avala deux grandes chopes d’un café tellement clair, qu’il ressemblait à de l’eau de rouille. Ça la soutiendrait tout de même.
– Ecoute, répétait-elle à Alzire, tu laisseras dormir ton grand-père, tu veilleras bien à ce que Estelle ne se casse pas la tête, et si elle se réveillait, si elle gueulait trop, tiens! voici un morceau de sucre, tu le ferais fondre, tu lui en donnerais des cuillerées… Je sais que tu es raisonnable, que tu ne le mangeras pas.
– Et l’école, maman?
– L’école, eh bien! ce sera pour un autre jour… J’ai besoin de toi.
– Et la soupe, veux-tu que je la fasse, si tu rentres tard?
– La soupe, la soupe… Non, attends-moi.
Alzire, d’une intelligence précoce de fillette infirme, savait très bien faire la soupe. Elle dut comprendre, n’insista point. Maintenant, le coron entier était réveillé, des bandes d’enfants s’en allaient à l’école, avec le bruit traînard de leurs galoches. Huit heures sonnèrent, un murmure croissant de bavardages montait à gauche, chez la Levaque. La journée des femmes commençait, autour des cafetières, les poings sur les hanches, les langues tournant sans repos, comme les meules d’un moulin. Une tête flétrie, aux grosses lèvres, au nez écrasé, vint s’appuyer contre une vitre de la fenêtre, en criant: