Les bandes brunes du globe, qui longent les trentièmes degrés de latitude nord et sud, présentent une suite ininterrompue de localités urbaines, situées au bord des mers dans les régions au climat doux. On ne prodigue plus l’énergie à chauffer les demeures pendant l’hiver et à confectionner des vêtements lourds. La population la plus dense est concentrée sur le littoral méditerranéen, berceau de la civilisation. La largeur de la zone subtropicale a triplé depuis la fonte artificielle des glaces polaires. Au nord de cette zone, s’étendent de vastes régions de prairies et de steppes où pâturent d’innombrables troupeaux. La production des aliments végétaux et du bois a été concentrée dans les tropiques où elle est infiniment plus avantageuse que dans les régions froides. Il y a longtemps déjà que la synthèse des hydrates de carbone — sucres obtenus à partir de la lumière solaire et de l’acide carbonique — a dispensé l’agriculture de nous fournir toutes les denrées alimentaires, comme elle le faisait dans le temps. La fabrication des sucres, des graisses et des vitamines est pratiquement illimitée. Rien que pour l’extraction des albumines, il y a de vastes champs de plantes terrestres et d’algues. L’humanité est débarrassée à jamais de la peur de la famine, qui avait régné sur le monde durant des dizaines de millénaires.
L’une des plus grandes joies de l’homme, c’est le goût des voyages, hérité de nos ancêtres chasseurs, qui pérégrinaient en quête de leur maigre pitance. De nos jours, la planète est ceinte de la Voie Spirale, qui relie par des ponts immenses tous les continents.
Véda indiqua du doigt une ligne d’argent et tourna le globe.
Elle est parcourue sans cesse par les trains électriques, et des centaines de milliers de gens peuvent passer très rapidement de la zone habitable dans les régions steppiques, champêtres, montagneuses, forestières.
L’organisation planifiée de la vie a mis fin à la terrible course de vitesse, à la fabrication de moyens de transport de plus en plus rapides. Les trains de la Voie Spirale font deux cents kilomètres à l’heure, les véhicules des ramifications latérales, encore moins. On n’utilise que rarement les aéronefs express qui franchissent en une heure des milliers de kilomètres. Il y a quelques centaines d’années, nous avons sensiblement amélioré l’aspect de notre planète. Dès le siècle de la Scission, on a découvert l’énergie atomique et appris à en dégager une part infime pour la transformer en chaleur, avec radiations résiduelles nocives. Le danger qu’elle présentait pour la vie de la planète se fit bientôt sentir et posa des lumites étroites à l’ancienne énergétique nucléaire. Presque en même temps, les astronomes découvrirent par l’étude de la physique des étoiles lointaines, deux nouvelles méthodes pour obtenir de l’énergie atomique — Q et F — beaucoup plus efficaces et ne laissant aucun produit dangereux de désintégration.
Nous employons toujours ces deux méthodes, mais pour les moteurs des astronefs on utilise une autre forme d’énergie nucléaire, l’anaméson, qu’on a connu en observant les grandes étoiles de la Galaxie par le Grand Anneau.
Tous les anciens stocks de matériaux nucléaires, isotopes radio-actifs de l’uranium, du thorium, de l’hydrogène, du cobalt, du lithium, furent détruits dès qu’on eut trouvé le moyen d’expulser les produits de leur désintégration hors de l’atmosphère terrestre.
Au siècle de la Réorganisation, on fit des soleils artificiels «suspendus» au-dessus des régions polaires. En réduisant les champs de glace qui s’étaient constitués aux pôles à l’époque quaternaire, nous avons transformé le climat de la planète. Le niveau des océans s’est élevé de sept mètres, les fronts polaires ont nettement diminué dans la circulation atmosphérique, les alizés qui desséchaient les déserts en bordure des tropiques se sont affaiblis. Les ouragans et les autres troubles météoriques violents ont presque entièrement cessé.
Les steppes chaudes ont atteint les soixantièmes parallèles, tandis que les prés et les bois de la zone tempérée ont franchi 70° de latitude.
L’Antarctide aux trois quarts libérée des glaces est devenue le trésor minier de l’humanité: elle avait gardé intactes les richesses du sous-sol, très appauvries ailleurs par suite de la dispersion insensée des métaux dans les guerres mondiales. C’est l’Antarctide qui permit d’aménager la Voie Spirale.
Dès avant la transformation des climats, on avait creusé d’immenses canaux et fendu les chaînes de montagnes pour équilibrer la circulation des eaux et de l’air. Des pompes diélectriques perpétuelles ont assuré l’irrigation des terres, y compris les hauts plateaux désertiques de l’Asie.
Les possibilités de l’industrie alimentaire se sont multipliées, de nouveaux territoires ont été. rendus habitables.
Les anciens vaisseaux planétaires, si dangereux et fragiles qu’ils fussent, ont néanmoins ouvert l’accès des plus proches planètes de notre système. Une ceinture de satellites artificiels, d’où les hommes ont étudié de près le Cosmos, a entouré la Terre. Là-dessus, il y a quatre cent huit ans, est arrivé un événement qui a inauguré une ère nouvelle dans l’existence de l’humanité, l’Ere du Grand Anneau ou EGA.
La pensée humaine s’évertuait depuis longtemps à transmettre à distance les images, les sons, l’énergie. Des centaines de milliers de savants émérites travaillaient dans une organisation appelée jusqu’ici l’Académie des Emissions Dirigées. Quand ils réussirent à transmettre l’énergie au loin sans conducteurs, en contournant la loi selon laquelle le flux d’énergie est proportionnel au sinus de l’angle d’écartement des rayons, les faisceaux de radiations parallèles permirent de communiquer en permanence avec les satellites artificiels et, de ce fait, avec tout l’Univers. Dès la fin da l’Ere du Monde Désuni, nos savants avaient établi que de puissantes émanations radioactives se déversaient du Cosmos sur la Terre. Ces flux provenant des constellations et des galaxies nous apportaient des appels et des messages du Cosmos par le Grand Anneau. Sans les comprendre encore, on avait appris à capter ces signaux mystérieux qu’on prenait pour des radiations naturelles.
Le savant Kam Amat, d’origine indienne, eut l’idée de faire sur les satellites artificiels des expériences avec les récepteurs d’images, essayant, durant des dizaines d’années, différentes combinaisons de diapasons.
Kam Amat capta une émission du système planétaire d’une étoile double nommée le 61 du Cygne. Un être qui ne ressemblait pas aux terriens, mais un homme assurément, apparut sur l’écran et montra une inscription en symboles du Grand Anneau. On ne réussit à la lire que quatre-vingt-dix ans plus tard. Elle orne aujourd’hui, traduite en notre langue, le monument à Kam Amat: «Salut, frères entrés dans notre famille. Séparés par l’espace et le temps, nous voilà unis par l’Anneau de la Grande Force.»
Le langage des symboles, des épures et des cartes du Grand Anneau s’est révélé facile à comprendre au niveau actuel de l’évolution humaine. Au bout de deux cents ans, nous pouvions converser à l’aide de machines à traduire avec les systèmes planétaires des étoiles les plus proches, prendre et émettre des scènes de la vie si diverse des mondes. Nous avons reçu dernièrement la réponse de quatorze planètes de Deneb, important centre de vie du Cygne, astre géant, 4 800 fois plus lumineux que notre soleil et situé à 122 parsecs. La pensée s’y développait d’une autre manière, mais elle a atteint également un niveau élevé.
Quant aux mondes anciens — les amas sphériques de notre Galaxie et la vaste région habitée qui entoure son centre — ils nous envoient des tableaux et des signes étranges, qu’on n’a pas encore déchiffrés. Enregistrés par les machines mnémotechniques, ils sont transmis à l’Académie des Limites du Savoir, organisation qui étudie les problèmes naissants de notre science. Nous nous efforçons de comprendre cette pensée qui dépasse la nôtre de plusieurs millions d’années et s’en distingue nettement, la vie ayant suivi là-bas de tout autres voies d’évolution.
Véda Kong se détourna de l’écran qu’elle avait fixé d’un regard hypnotisé et leva sur Dar Véter des yeux interrogateurs. Il lui sourit et fit un geste d’approbation. Elle redressa fièrement la tête, tendit les bras et s’adressa au public invisible et inconnu, qui percevrait dans treize ans ses paroles et son image:
— Tel est notre passé, l’ascension difficile, longue et complexe des sommets du savoir. Frères nouveaux, fusionnez avec nous dans le Grand Anneau pour répandre dans l’Univers infini la puissance de la raison!
La voix de Véda vibra, triomphante, comme si elle avait absorbé la force de toutes les générations humaines, assez évoluées aujourd’hui pour porter leurs desseins au-delà de la Galaxie, vers d’autres îles astrales du Cosmos…
Un son cuivré retentit: c’était Dar Véter qui avait débranché d’un tour de manette l’émission. L’écran s’éteignit. Sur le panneau translucide, il ne restait plus que la colonne lumineuse du canal conducteur.
Véda, lasse et silencieuse, se pelotonna au fond d’un grand fauteuil. Dar Véter fit asseoir Mven Mas au pupitre de commande et se pencha sur son épaule. On entendait dans le silence le bruit presque imperceptible des dédies.
L’écran au cadre d’or disparut soudain, découvrant une profondeur inouïe. Véda Kong qui voyait pour la première fois cette merveille, poussa un grand soupir. Même les gens initiés au secret de l’interférence complexe des ondes lumineuses, qui donnait cette ampleur de perspective, trouvaient toujours le spectacle étonnant.
La surface sombre d’une planète étrangère approchait, grandissant à vue d’œi’l. C’était un système rare d’étoile double, où deux soleils s’équilibraient de façon à doter leur planète d’une orbite régulière et à y rendre la vie possible. Les deux astres — l’un orange, l’autre écarlate — pkis petits que le nôtre, éclairaient d’une lueur rougeâtre les glaces d’une mer gelée. Au bord d’un plateau noir, un large édifice s’étalait dans d’étranges reflets violets. Le rayon visuel, dirigé sur une terrasse de sa toiture, semblait la transpercer, et tout le monde vit un homme à peau grise, aux yeux ronds comme ceux d’une chouette et cernés d’un duvet argenté. Il était de haute taille, mais très mince, avec de longs membres pareils à des tentacules. Après un hochement de tête grotesque, qui ressemblait à un salut précipité, il fixa sur l’écran ses yeux impassibles comme des objectifs et ouvrit une bouche sans lèvres, recouverte d’un clapet de peau molle, en forme de nez. Aussitôt, la voix mélodieuse de la machine à traduire se fit entendre.
— Zaf Ftète, préposé aux informations extérieures du 61 du Cygne. Nous transmettons aujourd’hui pour l’étoile jaune STL 3388 + 04KF… Nous transmettons…
Dar Véter et Junius Ante échangèrent un regard, Mven Mas serra le poignet de Dar Véter. C’étaient les appels sidéraux de la Terre, ou, plus exactement, de notre système planétaire considéré jadis par les observateurs des autres mondes comme un seul grand satellite qui faisait le tour du Soleil en 59 ans. C’est au cours de cette période que se produit l’opposition de Jupiter et de Saturne, qui déplace le Soleil visiblement pour les astronomes des étoiles voisines. La même erreur était commise par nos astronomes à l’égard de nombreux systèmes planétaires dont la présence autour de certaines étoiles avait été décelée aux temps anciens.
Junius Ante vérifia plus hâtivement qu’au début de l’émission le réglage de la machine à traduire et les indications des appareils OES qui veillaient à son fonctionnement.
La voix impassible de l’interprète électronique continuait:
— Nous avons pris l’émission de l’étoile… — nouvelle série de chiffres et de sons saccadés — par hasard, entre les émissions du Grand Anneau. Ils n’ont pas déchiffré le langage de l’Anneau et dépensent en vain l’énergie en lançant leurs messages pendant les heures de silence. Nous leur répondons selon l’horaire de leurs émissions à eux; les résultats ’ seront connus dans trois dixièmes de seconde…
La voix se tut. Les appareils de signalisation restaient allumés, sauf l’œil vert.
— On ignore jusqu’ici les causes de ces interruptions, peut-être est-ce le fameux champ neutre des astronautes, qui passe entre nous, expliqua Junius Ante à Véda.
— Trois dixièmes de seconde galactique, cela fait près de six cents ans à attendre, grommela Dar Véter. Pourquoi faire, je me le demande?
— Si j’ai bien compris, l’étoile qu’ils ont contactée est Epsilon du Toucan, constellation du ciel austral, intervint Mven Mas. Elle est située à quatre-vingts parsecs, ce qui est presque la limite de nos contacts permanents. Nous ne les avons pas encore établis au-delà de Deneb.
— Ne prenons-nous pas le centre de la Galaxie et les amas sphériques? demanda Véda Kong.
— Oui, mais irrégulièrement, par captage fortuit ou par l’intermédiaire des machines mnémotechniques des autres membres de l’Anneau, qui s’échelonnent à travers la Galaxie, répondit Mven Mas.
— Les messages envoyés il y a des milliers, voire des dizaines de milliers d’années, ne se perdent pas dans l’espace et finissent par nous parvenir, ajouta Junius Ante.
— Par conséquent, nous jugeons de la vie et des connaissances des mondes lointains avec un retard qui, pour la Galaxie, par exemple, est de vingt mille ans?
— Oui, que les données soient transmises par les machines mnémotechniques des mondes proches ou captées par nos stations, les mondes lointains nous apparaissent tels qu’ils étaient dans un passé très reculé. Nous voyons des hommes morts et oubliés depuis longtemps sur leur planète…
— Sommes-nous donc si impuissants, nous, les maîtres de la nature! protesta Véda avec une indignation puérile. Ne pourrait-on pas atteindre les mondes lointains autrement que par le rayon ondulatoire ou photonique12?
— Comme je vous comprends, Véda! s’écria Mven Mas.
— L’Académie des Limites du Savoir étudie les possibilités de vaincre l’espace, le temps, l’attraction, fit observer Dar Véter, mais ils n’en sont pas encore aux expériences et n’ont pas pu…
L’œil vert se ralluma tout à coup, et Véda eut de nouveau le vertige en voyant l’écran s’enfoncer dans le gouffre cosmique.
Les contours nets de l’image témoignaient que c’était un enregistrement de machine mnémotechnique et non un captage direct.
On aperçut d’abord la surface d’une planète, vue naturellement d’une station externe placée sur un satellite artificiel. Un soleil immense, mauve pâle, d’une intensité qui le faisait