Youri continuait d’ânonner ses pénibles présentations:
– Voilà… Hier, un ami du CERN, qui vit à Grenoble… un physicien qui a travaillé sur Lagrange (voir fin du chapitre), dans leur gros labo sur les rayonnements cosmiques… Bon… C’est un ami des parents de Dakota lui aussi… Donc, hier il m’a envoyé un message par le Net disant que Dakota arrivait par l’avion de nuit, qu’il ne pouvait pas continuer à l’abriter chez lui, avec sa femme, ses mômes et tout et tout…
Je reprenais pied dans le monde réel, luttant contre mes pulsions et contre le smart légèrement psychotrope de Youri. Fallait le stopper, pendant qu’il était encore temps.
– Dis-moi, Youri, j’ai fait d’un coup, qu’est-ce que tu dirais si la demoiselle s’expliquait elle-même, non, tu crois pas? (Sur le ton du type qui fait honnêtement de son mieux pour améliorer la situation.)
Je me suis légèrement raidi, creusant les reins, et rentrant le début de ceinture dû à la bière, j’ai regardé la fille en essayant de me tenir, fallait que j’arrête de la jouer collégien-en-chaleur.
La môme Novotny-Burroughs a émis comme un petit rire, un léger hoquet cristallin, elle regardait Youri, puis moi, l’air de ne vraiment pas y croire.
– Alors, j’ai fait, Miss Novotny-Burroughs? En quoi avez-vous besoin de mes services?… Et comment comptez-vous vous les offrir? j’ai stupidement rajouté, par volonté de revanche devant le piège fatal de sa beauté, qui avait failli m’engloutir.
Là j’ai vu direct que j’avais fait fausse route.
Son regard tropical s’est durci, devenant deux billes d’acier éclairées d’une lumière sauvage. Son petit sourire s’est figé et c’est avec le plus grand dédain qu’ elle s’est tournée vers Youri.
– La prochaine fois, Youri, amenez-moi quelqu’un de fréquentable.
L’exemplaire de Life s’est relevé, comme un paravent aux images de mort.
Je l’ai observée un instant sans réagir, puis je sais pas trop pourquoi, peut-être à cause du smart de Youri, je me suis surpris à éclater de rire.
– Merde, j’ai fait, en me tournant vers Youri, bon Dieu, où tu l’as dénichée, celle-là?
La fille m’observait assez froidement, par dessus la revue.
J’ai essayé de me sortir de la flaque sans trop de merde sur le costume.
Youri, à la fois peiné et furieux, ne savait plus comment rétablir la gîte du navire.
J’ai réfléchi une petite dizaine de secondes, en observant la môme du coin de l’oeil, et par-dessus les clichés de l’attentat de Dealey Plazza nos regards se sont croisés une ou deux fois. J’insistais jamais.
J’ai écarté tout sentiment d’agressivité compétitrice. J’avais joué, j’avais perdu. J’étais coincé. Je me suis débusqué.
– Qu’est-ce que vous proposez, mam’zelle? Vous êtes suffisamment dans la merde pour accepter les services d’un flic privé à la noix dans mon genre?
J’essayais de retenir le sourire que le smart psychotrope de Youri ne cessait de vouloir arquer. Pas trop jovial, quand même.
J’ai vu le joumal faire un petit mouvement vers le bas. Son visage s’est encadré dans l’ouverture. Elle me fixait sans aménité, mais avec une intensité qui me foudroyait à chaque fois.
Je sentais que j’étais passé au scanner, un scanner prodigieusement intelligent.
L’exemplaire de Life s’est encore abaissé, avant de s’étaler sur ses jambes. Elle a poussé comme un soupir et m’a toisé.
– Qu’est-ce que vous avez à vendre exactement, monsieur le flic privé pourvoyeur de services qui se monnayent durement?
J’ai affronté crânement son regard et je me suis mis à sourire. Putain de smart, je me disais, mes pupilles devaient briller comme des super-novae.
– Ça dépend principalement du genre… disons… de problèmes auxquels vous êtes confrontée (allez, essayer de raccorder sur le plan professionnel, après tout c’est pour ça que j’étais là).
Elle m’a regardé, l’air concentré de quelqu’un qui se remémore un vieux souvenir.
J’en ai profité pour jeter un coup d’oeil à Youri, qui semblait se calmer mais n’en menait pas large et se faisait tout petit dans un coin.
J’ai fait un geste dans sa direction et j’ai montré les deux fauteuils qui formaient un triangle avec le sien autour de la table basse.
– Vous permettez qu’on s’asseoie et qu’on mette tout ça au clair?
Elle m’a observé, son petit ourlet au coin des lèvres, a vaguement frémi. J’ai vu qu’elle prenait une décision, en la pesant minutieusement
– OK, elle a lâché, avec l’ombre d’un sourire.
Je me suis dit qu’on enterrait la hache de guerre, mais que pour une première rencontre on était pas passé loin.
Je me suis installé et j’ai tout fait pour respecter mon rôle de mec sérieux, à qui on la fait pas, le dur-à-cuire-de-chez-Oshiro. J’avais failli tout faire disjoncter à cause d’une vulgaire poussée de testostérone, fallait que j’assure. Je devais ça à Youri. Et à mon amour-propre.
– Bien, j’ai dit, écoutez… Le mieux, ce serait que vous me racontiez vous-même votre histoire, d’accord? Ensuite je vous dis ce que je peux faire, et ensuite comment le faire, et si ça coûtera de l’argent, et combien. Il est convenu d’avance que je ne prends pas d’honoraires, mais tout ce qui est illégal, ou disons “ aux marges de la loi ” a un prix, je préfère être clair d’entrée.
– Vous inquiétez pas pour l’argent, qu’ elle a répondu, avec un petit geste de dédain très féminin. Je trouverai bien ce qu’il faut.
Elle me fixait de son oeil vert-or qui revenait peu à peu à la chaleur végétale des premiers instants. Son visage se détendait. L’ourlet de son sourire s’accentuait un peu. J’étais sur la bonne voie, je me disais, vas-y, creuse le sillon.
Je me suis calé, en rêvant à une bonne bière.
– Bon, ben, je vous écoute, Miss.
Elle a déplié ses jambes et les a repliées dans l’autre sens, sous ses fesses. Son corps a ondulé comme une plante tropicale sous l’alizé. J’aurais voulu que ça dure des siècles. Elle a lâché un bref soupir.
– J’sais pas trop par où commencer… Je viens de la cité-anneau orbitale… J’ai débarqué sur l’astrodrome de Baïkonour y a une semaine. J’avais un billet en supersonique pour Munich, avec une correspondance pour Grenoble, je suis allé chez monsieur Grunz, et hier soir monsieur Grunz m’a envoyé ici…
Je la regardais sans trop y croire. C’était quoi ces conneries? Elle avait des emmerdes oui ou non?
– OK, j’ai fait calmement, hyper-pro, reste hyper-pro que je me disais sans discontinuer, dites-moi maintenant de quoi vous avez besoin, qu’on coupe au plus vite.
La fille a plongé son regard au fond du mien, une sorte d’innocence angélique qui se superposait avec perversité à la sexualité torride qu’elle dégageait, rien qu’en respirant.
– Je crois que j’ai besoin d’une nouvelle identité, elle a lâché, comme si elle m’annonçait qu’elle devait changer de voiture.
Mon sourire publicitaire “ Bienvenue-chez-Oshiro ” ne m’avait pas quitté mais j’ai jeté un coup d’ oeil éloquent à Youri. Fumier, ça disait, j’comprends pourquoi tu m’as rien dit avant le moment fatidique. J’ai vu que Youri avait parfaitement capté mon message silencieux, il a baissé la tête, après m’avoir envoyé son putain de regard de chien battu.
J’ai poussé un long soupir. J’aurais tué pour une bière.
Déjà, un vieux réflexe se remettait en branle, comme le panneau solaire d’un satellite après des années de panne.
Tous les plans secondaires, puis tertiaires, tous les points de détail se ramifiaient, le listing interminable de tous les problèmes que soulevaient sa simple question.
Je me suis ébroué en me maudissant, et en maudissant Youri, cette fille, et l’ensemble du système solaire.
Je me suis rappelé in extremis qu’il fallait y aller mollo, avec cette gonzesse, j’ai corrigé à la dernière seconde la formulation de ma question.
– Il faudrait que vous m’en disiez plus, Miss. Aujourd’hui, des identités factices, y en a des catalogues pleins. Vous voulez quoi? Du standard, pour les caisses d’hypermarchés et les terminaux bancaires? Ou de la vraie neuropuce authentifiée, avec code génétique et tout le bazar?…
Dakota Novotny a fait un petit geste furtif signifiant sans doute l’agacement.
– Je veux une véritable fausse identité. Neuropuce, code génétique, je m’en contrefiche, ce que vous voulez, mais quelque chose qui me permette de me deplacer, d’ouvrir un vrai compte et pas dépenser toute cette énergie inutile pour passer une vulgaire douane et…
Là, elle s’est coupée, mais j’étais déjà en train d’analyser le sens de ses paroles. J’ai mis l’allusion à l’énergie dépensée sur le compte de la fatigue, puis soudainement j’ai tilté.
Comment elle avait fait, la môme, pour franchir une frontière orbitale internationale, puis deux ou trois terrestres entre le Kazakhstan et Grenoble, si elle avait pas de carte d’identité, même pas une fausse copie bidon vendue sur les marchés noirs du Caire ou d’Alma Ata? J’ai pas voulu l’asticoter, alors j’ai mis ça dans une case avec une réponse provisoire “ papiers, vrais ou faux, perdus, volés ou détruits après l’arrivée sur Terre? ”. Je me suis recalé sur les rails.
– Je répète, donc, pour qu’on soit bien sur la même longueur d’onde: vous avez besoin d’une véritable carte de crédit-identité internationale, pouvant recevoir les comptes bancaires et les visas, avec neuropuce personnelle intégrée, code génétique, et hologramme de l’ONU?
La môme a fait une petite moue.
– Ça doit être ça, si vous le dites.
Elle s’est mise à feuilleter les pages du Life, comme si la conversation ne l’intéressait que de loin. Rester pro, je me suis dit, rester pro.
– Bon, j’ai fait, c’est possible. Mais ça demande un bon mois de délai. Et ça va douiller, j’vous préviens.
J’ai aperçu Youri du coin de l’oeil, il relevait vers moi un regard pleinde gratitude.
J’l’aurais tué sur place.
– Ça va… douiller? a fait Dakota, vaguement intriguée.
Elle abandonnait le Life et l’assassinat de Kennedy, tout compte fait. Sa moue un peu boudeuse la rendait encore plus belle, plus sauvage.
– Ouais, j’ai répondu, ça va douiller. Ça va coûter un paquet de pognon.
– De l’argent? elle a demandé.
– Ouais, j’ai fait, beaucoup d’argent.
– Combien?
J’ai réfléchi rapidos. Hors de question de rebrancher une vieille connaissance, avec mon passé récent, ça risquait d’être pris comme une manoeuvre d’infiltration de bas étage, et les flics apprécieraient moyen, si jamais ils l’apprenaient de leur côté. Or tout se sait très vite dans la conurb. Ça voulait dire que j’allais devoir me taper le boulot, comme au bon vieux temps, mais encore plus clando qu’avant.
J’ai fermé les yeux et je crois que j’ai pas pu m’empêcher de rigoler doucement.
Quand je les ai réouverts, je suis tombé sur une paire d’étoiles qui me dévisageait avec circonspection.
– On verra plus tard, j’ai dit, on s’arrangera avec Youri… Y a tout un tas de trucs qu’il faut que j’arrange avec Youri.
J’ai plongé une derrière fois mes yeux dans les étoiles vertes, puis j’ai envoyé un regard explicite au Russkof. Youri comptait les alvéoles de sa vieilles pompes de sport.
Quand on l’avait quittée, Dakota s’était contentée de prendre un autre exemplaire de Life des années 60. J’avais l’impression d’avoir servi d’interlude entre la mort de Kennedy et celle de Marilyn Monroe.
On est remontés au rez-de-chaussée, Youri et moi, sans se dire un mot.
La nuit était bien avancée. Il faisait hyper-chaud.
Les constructeurs de la résidence n’avaient pas prévu que le climat deviendrait tropical, un jour dans ce pays, et il n’y avait pas de circuit de clim dans l’immeuble, à part de petits modules individuels, des trucs d’occase marchant à l’azote liquide et qui tombaient tout le temps en rideau, comme chez moi.
– Paie-moi une bière, enfant de salaud, que j’ai fait, en m’appuyant sur le bord du billard.
Youri a foncé au bar et nous a ramené deux copies vietnamiennes de Corona, avec le citron dans le goulot, la totale.
On a commencé à boire en se dirigeant vers la terrasse qui surplombait la vallée. “ La nuit était couleur télé câblée sur un canal mal réglé ”, la phrase d’introduction de Neuromancer, de William Gibson, le bouquin fétiche de tout pirate de la conurb, me revenait, comme une boucle de sampling. Le ciel était très exactement de cette couleur.
On s’est assis sur de vieux fauteuils déglingués, et on a contemplé le spectacle. J’ai avalé d’un coup la moitié de la Corona viet, et j’ai poussé un râle d’aise.
– Bien, j’ai commencé, on revient pas sur le malentendu initial, je croyais t’avoir dit un jour que je pouvais plus me lancer dans ce genre de conneries mais bon… (j’ai levé gentiment la main pour éviter qu’il m’interrompe, comme il s’apprêtait à le faire, avec sûrement une fausse excuse pourrie)… On passe… Maintenant t’imagines bien qu’il va falloir que je tienne mes engagements. Un mois, deux maxi… Et, bien sûr, t’as parfaitement conscience que j’suis plus en possession des kits du gang, les neurovirus, les langages de programmation-cerveau, le séquenceur de molécules fractales, le neuroPC Intel-Toshiba gonflé à mort, tout ça, mon pote, c’est au musée de la TechnoPol maintenant.
– Je sais bien, qu’il a fait tout doucement.
J’ai attaqué la seconde moitié de la bouteille, tout en louchant vers lui.
Il avait son expression habituelle, quand il est sur un truc qui le rend nerveux, par exemple quelque chose d’important qu’il sait, et que vous ne savez pas.
– Crache-moi le morceau, j’ai fait direct.
Il s’est dandiné sur le fauteuil, avec un petit sourire, et en envoyant des ondes de gratitude par tous les pores de la peau.
– J’peux avoir un kit complet, top-classe… J’ai une connexion avec une Triade…
J’ai étouffé un mauvais rire.
– Me fais pas rigoler.
Il s’est raidi.
– Je t’assure. Par les deux mômes, Pat et MC, des potes à eux qui trafiquent avec les gangs de Chinatown.
J’ai hoché la tête en silence.
Putain, je me disais, est-ce qu’on pouvait rêver plan plus pourri?
J’ai fait face à Youri. On rigolait plus maintenant.
– Ecoute-moi bien, je lui ai dit, on est plus en 2015, d’accord? Le plan Papy-fait-de-la-résistance, t’oublies… Alors j’ai juste besoin d’un neuroPC dernière génération, vierge et anonyme, avec les logiciels de base et un séquenceur de molécules standard. Tu t’occuperas d’aller acheter tout ça dans une vraie boutique, avec une vulgaire carte de paiement déplombée que je te filerais… Mais, nom de Dieu, tu me parles plus de tes coups foireux avec les Triades, bien compris?
J’ai bien vu qu’il morflait. J’y allais sans anesthésique. Fallait que je crève l’abcès.
– D’accord, merde?
– Ouais, d’accord, il a soufflé.
– Mets pas les mômes dans nos business merdeux. D’accord?
– Ouais, d’accord.
– Super! Maintenant, si tu nous ramenais deux autres bières, qu’on boive un coup, fait soif, non?
Quand on a eu nos deux nouvelles bières, je me suis tourné vers lui. On faisait face à la vallée, ça semblait s’étendre jusqu’à l’autre bout du monde.
J’ai avalé une large rasade de Corona viet.
– Maintenant qu’on a réglé tous ces petits détails, mon vieux, on va passer au gros morceau, j’ai lâché.
– Qu’est-ce tu veux dire?
– Que j’veux tout savoir sur la gonzesse qui lit des Life dans ta bibliothèque, bien sûr.
Dakota Novotny-Burroughs était le produit d’un des mélanges les plus subtils que pouvait encore engendrer cette putain de planète, comme me l’expliqua Youri.
Sa mère, tout d’abord, Jessica Ivanovna Novotny, était la fille d’une Palestinienne chrétienne de Gaza et d’un Russe d’lrkoutsk. Par cette ascendance elle avait du sang arabe et paraît-il français, d’une part, et russe avec un quartier bouriate, une ethnie sibérienne, d’autre part. Née au milieu des années 90, au Kazakhstan, près de Baïkonour, où son père travaille, la vocation d’ingénieur-astronaute de Jessica Novotny s’était déclarée très tôt, au sortir de l’enfance. A dix ans, c’est déjà une habituée des centrifugeuses et des simulateurs. A vingt-six ans, elle devient un des plus jeunes membres d’équipage jamais recensés sur les premières grandes stations internationales. En 2025, à l’âge de trente et un ans, elle est envoyée comme chef d’une équipe de pionniers de la nouvelle agence de l’ONU, pour l’agencement d’un train spatial en orbite circumlunaire.