— Ah, ah, fit le policier, eh bien, toutes mes félicitations. Qu’est-ce que vous avez ? qu’écoutez-vous donc ?
—Êtes-vous seul, monsieur Ronier ? N’avez-vous reçu personne depuis quelques jours dans votre villa ?
— De qui parlez-vous ? D’un homme ? d’une femme ?
— La visite d’un homme.
— Eh bien, non, à part mon vieux domestique et vous, je n’ai reçu aucun représentant du sexe mâle.
— C’est que nous sommes chargés d’une arrestation.
— Oh, oh, fit Juve, et de qui donc s’agit-il ?
— Il s’agit, commença Pérouzin…
Mais Nalorgne lui coupa brusquement la parole :
— Du cocher Prosper, Monsieur Ronier, déclara-t-il, du cocher qui jadis était placé chez cet infortuné M. Hervé Martel, dont vous avez dû apprendre la fin tragique.
— Je sais, en effet, qu’il a été assassiné, je l’ai lu dans les journaux.
En réalité, c’était par un télégramme de Fandor que le faux M. Ronier avait été mis au courant.
Les associés, cependant, paraissaient fort désireux d’écourter leur visite et brusquement, sans préambule, ils prirent congé de Juve :
— À bientôt, monsieur Ronier, meilleure santé.
Ils étaient à peine sortis qu’Irma Pié, dite de Steinkerque, réapparaissait. Elle était bouleversée :
— Ah monsieur Ronier, je vous demande bien pardon, mais je me suis mal conduite.
— Une fois de plus.
— Oui, je me suis permis d’écouter à la porte ce que vous disaient ces messieurs. Et j’ai appris que l’on cherchait toujours le cocher Prosper. Hélas, j’étais déjà au courant des poursuites exercées contre lui, mais ma conscience va sans doute m’obliger à parler bientôt, à tout dire à la justice.
— Ah, fit Juve, subitement intéressé, que savez-vous donc ?
— Je sais, fit Irma, où il se cache. C’est une coïncidence extraordinaire, mais Prosper se trouve à quelques kilomètres du village de Saint-Martin, où habite ma famille. Précisément, comme je vous le disais, monsieur Ronier, je compte y partir demain pour aller voir mes parents. Que croyez-vous que je doive faire ? Faut-il aller raconter à la Sûreté ce que je sais ? Dois-je attendre, au contraire ?
— Attendez, chère madame, ne révélez rien encore, toutefois, faites-moi un plaisir, au lieu de partir demain pour Saint-Martin, partez donc ce soir.
— Oh, ce sera bien volontiers, monsieur Ronier. Vous savez, n’est-ce pas, ce que je veux aller demander à ma famille, ce sont les papiers qui me permettront peut-être un jour de devenir la femme légitime de quelqu’un qui… de quelqu’un que je…
— Jean, aidez donc Madame, ordonna le policier, à revêtir son manteau. Elle est très pressée. Il faut qu’elle s’en aille tout de suite.
Sitôt la demi-mondaine éloignée, le domestique vint retrouver son maître.
— Jean, il n’y a plus une minute à perdre. Vous allez téléphoner aux Ambulances Urbaines, il faut tout de suite une automobile pour me transporter.
— Vous voulez partir ?
— Non, je pars.
— Paralytique comme vous l’êtes ?
— Paralytique comme je le suis.
— Et où allez-vous ?
— À trois cents kilomètres d’ici, au fin fond de la Normandie.
***
Cependant, Nalorgne et Pérouzin s’étaient disputés en sortant de chez Juve :
— Quand il y a une gaffe à faire, vous êtes là !
— Je ne comprends rien, répondit Pérouzin, à vos perpétuels mystères. Nous avons obtenu de notre chef, M. Havard, de changer notre mission et il nous a chargés, au lieu de courir après le cocher Prosper, d’aller procéder à l’arrestation de ce Jérôme Fandor, l’auteur désigné par la rumeur publique, du mystérieux attentat ourdi contre le sous-marin, l’assassin présumé de la malheureuse Hélène. Nous sommes venus chez Juve qui s’obstine à se faire appeler M. Ronier, afin de déterminer si Fandor n’était pas caché chez lui et voilà tout.
— Vous alliez dire à Juve, poursuivit Nalorgne, le but de notre visite ?
— Eh bien, où était le mal ?
— Toujours votre indiscrétion proverbiale, Pérouzin. Du moment que Fandor n’était pas chez Juve, nous n’avions pas besoin d’ébruiter le but de notre mission.
— Mais, qu’allons-nous faire, maintenant ?
— Mais nous allons prendre le premier train pour Cherbourg. C’est là que doit être l’assassin, c’est là que nous l’arrêterons.
— Dieu vous entende, Nalorgne.
***
— Tiens, qui vient là ? En face de moi, dans cette glace ? Quel est donc ce monsieur si brun, avec cette grosse moustache ?
Le promeneur qui monologuait de la sorte éclata soudain de rire :
— Parbleu, c’est moi. Il faut pourtant que je m’y fasse. C’est égal, je suis joliment bien grimé puisque je ne parviens même pas à me reconnaître lorsque je me rencontre ou lorsqu’un miroir me renvoie mon image.
Le personnage qui monologuait ainsi devant une devanture de magasin, dans la rue principale de Cherbourg n’était autre que Jérôme Fandor. Le journaliste était méconnaissable en effet. Fandor avait teint sa chevelure blonde en noir d’ébène. Il avait peint les sourcils, peint le visage, grossi sa moustache en y ajoutant de grosses touffes de poils, si bien que le jeune homme paraissait à présent âgé d’au moins quarante-cinq ans, soit quinze ans de plus que son âge.
— Parfait, parfait, se répétait Fandor, puisque moi-même je m’y trompe, les autres ne seront pas plus malins que moi. Grâce à ce savant camouflage je m’en vais pouvoir poursuivre mes enquêtes au milieu de ceux qui me recherchent, et cela en toute sécurité.
— Pardon, monsieur, le cent cinquante de la rue de la Marine, s’il vous plaît, c’est où ?
Or, qui interrogeait ainsi l’ami de Juve camouflé en quidam ? qui, sinon les inénarrables Nalorgne et Pérouzin.
— Bon, se dit le journaliste, en voilà une rencontre. Qu’est-ce qui peut bien amener mes deux gaillards rue de la Marine ? et au numéro cent cinquante, mon domicile, encore ?
Déjà, Pérouzin, le spécialiste des gaffes, s’était chargé de répondre :
— Nous recherchons un malfaiteur car nous sommes agents de la Sûreté de Paris.
— Et ce malfaiteur s’appelle ?
Nalorgne voulut empêcher Pérouzin de répondre. En vain.
— Il s’appelle Jérôme Fandor.
— Comme ça se trouve, dit Fandor, avec le foudroyant esprit d’à propos dont il avait déjà donné tant de preuves. Moi-même je suis détective attaché à la Sûreté de Cherbourg.
— Un collègue, fit Pérouzin.
— Vous l’avez dit, fit Fandor, lui rendant son shake hand, messieurs, je suis décidément charmé de faire votre connaissance.
— Monsieur et cher confrère, demanda Nalorgne, est-ce que par hasard, vous vous occuperiez de la même affaire que nous ?
— Si je m’en occupe, mais je ne fais que ça. J’ai même des renseignements très précieux à vous communiquer. Nous n’avons rien à craindre. Le personnage que vous recherchez ne quittera pas Cherbourg de si tôt. Et si vous voulez m’en croire, nous allons entrer dans ce petit café, et sceller, en cassant le cou à une bonne bouteille, l’entente cordiale de la Sûreté parisienne et de la police de Cherbourg.
Après avoir protesté pour la forme, Nalorgne et Pérouzin acceptèrent. Une fois attablé avec les deux associés, Fandor demanda :
— Avez-vous déjà pris contact avec les autorités de la ville ?
— Pas encore. Nous pensions aller voir le commissaire de police d’ici un instant.
— Inutile. Sa femme est en train d’accoucher, justement. On ne l’a pas vu au bureau depuis quarante-huit heures, et après, faudra arroser ça. Mais puisque vous n’avez vu personne en ville, comment avez-vous donc appris l’adresse de Jérôme Fandor ?
— Ah çà, déclara Pérouzin, c’est parce que nous ne sommes pas des imbéciles.
— Je ne l’ai jamais cru, assura Fandor, mais encore ?
— Eh bien, déclara Nalorgne, c’est à la Poste qu’on nous a renseignés. Nous avons fait connaître notre qualité au receveur et, sans lui dire le motif pour lequel nous désirions rencontrer M. Fandor, nous nous sommes fait indiquer son domicile. Il y viendra d’ailleurs bientôt et c’est là que nous le pincerons.
— Ah bah, comment savez-vous cela ?
— Simple déduction. On a présenté une lettre recommandée chez M. Fandor. Il était absent. La concierge a dit qu’il serait certainement là pour la seconde levée. Le facteur a promis de revenir à seize heures. Nous serons sur place.
— Vous nous ferez visiter Cherbourg une fois l’arrestation opérée ? demanda Nalorgne, cependant que Pérouzin précisait :
— Vous qui êtes de la police et sur place, vous devez connaître les endroits où l’on s’amuse, les cafés où l’on trouve des petites dames ?
— Je crois bien, je ne connais que ça. Autre chose. Voulez-vous me permettre d’émettre une opinion ?
— Parlez.
— Tout d’abord, est-ce que vous possédez le signalement de Jérôme Fandor ?
— Bien sûr, répondit Nalorgne, c’est un garçon ni grand ni petit, tenez, à peu près votre taille. Mais les cheveux aussi blonds et le teint aussi clair que votre peau est basanée et vos cheveux noirs.
— Bien, Vous seriez donc capables de le reconnaître dans une foule ?
— Mais naturellement.
— Dans ces conditions, je vais vous dire ce qu’il faut faire. Parfaitement inutile que vous alliez rue de la Marine, au domicile de ce journaliste. Il se sait traqué, ça je vous jure qu’il le sait, ne reparaîtra pas chez lui. Il va faire tout son possible pour quitter Cherbourg, voyons. Or, il y a trois moyens de s’en aller de Cherbourg.
— Lesquels ?
— Primo, s’embarquer à bord d’un des navires qui font escale à Cherbourg. (Fandor n’emploiera pas ce procédé de fuite car il sait par expérience que l’on est toujours pincé, lorsqu’on s’évade de cette façon). Rappelez-vous seulement que Fantômas lui-même, Fantômas fut pris à bord d’un transatlantique entre Liverpool et le Canada.
— C’est exact.
— Reste deux autres moyens. Secundo, partir par le train. Je vous conseille vivement d’aller l’un et l’autre vous poster à la gare et d’y exercer une surveillance active. Méfiez-vous des gens à grande barbe, des voyageurs porteurs de lunettes bleues. Ces physionomies-là doivent toujours être suspectes aux policiers subtils, car elles cachent un déguisement le plus souvent.
— Mais vous avez absolument raison, s’écria Pérouzin enthousiasmé.
— Et le troisième moyen ? demanda l’autre.
— Le troisième, partir à pied dans la campagne, fournir des réponses trop nombreuses pour qu’on puisse suivre la piste. Donc, il faut s’occuper du deux.
— Ne perdons pas une minute. Allez à la gare et restez-y jusqu’à ce que je vous rejoigne. Moi, je m’en vais pendant ce temps-là dans les rues, interroger les passants, questionner les agents de police, confesser les cochers de fiacre. Et ce soir, à nous les petites dames.
Deux minutes plus tard, le faux policier, en effet, se retrouvait bien dans la rue. Le journaliste consultait sa montre :
— Quatre heures moins dix, et le facteur qui doit venir à quatre heures, je n’ai que le temps.
Fandor approchait du numéro cent cinquante de la rue de la Marine, lorsqu’il s’arrêta soudain :
— Bougre de bougre, j’allais faire une jolie gaffe, rentrer chez moi, méconnaissable comme je suis, mais la logeuse ne me recevrait pas.
Fandor n’hésita pas. Il entra chez le pharmacien :
— Monsieur, lui dit-il, j’ai une terrible rage de dents et des migraines épouvantables.
— Il faut, déclara l’apothicaire, vous protéger la figure contre le vent et le froid.
— Voulez-vous me donner de l’ouate, des bandes de toile fine ?
Le pharmacien déféra au désir du client.
Ne laissant passer que les yeux, Fandor paya rapidement et disparut de la boutique, laissant le pharmacien tout ahuri par la fébrile activité de ce client. Puis, hardiment, il se présenta au bureau de l’hôtel modeste où il avait loué une chambre meublée. En présence de la logeuse il poussa des soupirs à fendre l’âme :
— Que je souffre ! que je souffre, vite, donnez-moi ma clef, madame, le vingt-cinq, que je monte me coucher.
— C’est-y possible, mon Dieu, d’avoir des douleurs pareilles voulez-vous que je vous prépare quelque chose, mon bon monsieur ?
— Non, non, merci, madame, avec du repos, ça ira mieux. Au fait, disait-il, je n’y suis pour personne, si l’on venait me demander, sauf toutefois pour le facteur qui doit m’apporter une lettre.
La recommandation faite, Fandor gagna la chambre qu’il occupait au premier étage, se débarrassa de son pansement, puis, s’asseyant sur une chaise, il attendit.
Un bon quart d’heure passa. Soudain, un coup discret retentit à la porte.
Le journaliste ouvrit :
— Donnez-vous donc la peine d’entrer.
— Monsieur Jérôme Fandor, n’est-ce pas ? interrogea l’employé des postes, qui ayant tiré de son grand sac une lettre ainsi qu’un livre à signer, tendait les deux objets à Fandor.
Le journaliste trempait sa plume dans l’encre.
« C’est amusant pensa-t-il, de signer de mon nom sur ce livre, alors que la police entière semble être à mes trousses. On ne dira pas que je cherche à me cacher ».
Le facteur était prêt à partir, Fandor le rappela :
— Une minute, mon brave, prenez donc ce petit pourboire.
Le journaliste tendit cinquante centimes au brave homme, mais la pièce lui glissa des doigts, roula sur le plancher, jusqu’auprès de la fenêtre, tout à l’opposé de la porte. Le facteur se précipita.
Comme l’excellent employé cherchait à retrouver cette petite gratification, Fandor, décidément en gaieté, tout à coup, changea d’idée :
— Après tout, fit-il, il est bon que je fasse connaître à mes poursuivants mon intention de ne plus demeurer ici.
Il prit son chapeau et jeta sur la table une pièce de vingt francs, en criant au facteur :
— Vous paierez ma note et garderez la différence, je n’en ai pas pour quatorze francs.
Puis, prestement, il disparut, enfermant l’homme des P.T.T. à double tour. Lorsqu’il passa devant la loge, il lança à la logeuse cet étrange adieu :
— Je vous souhaite bien le bonsoir, madame, mais je vous conseille de monter délivrer un prisonnier, si vous ne voulez pas avoir d’histoires avec l’administration.
Parvenu dans une rue déserte, Fandor tira enfin de sa poche la lettre recommandée qu’il avait reçue. L’adresse était rédigée d’une écriture de femme dont la seule vue fit tressaillir le journaliste : l’enveloppe portait le cachet de Saint-Martin (Manche).
La lettre disait :
Mon cher Fandor,
C’est une mourante qui vous adresse son suprême adieu. Vous savez que j’ai voulu en finir avec la vie, je n’ai pas complètement réussi, mais le Ciel va exaucer mes vœux. On m’a transportée dans ce château, non loin de vous, je mourrais contente, si je pouvais une fois encore vous voir, vous dire combien je vous aimais, oui, aimais.
Hélène.
18 – CONCERT AU VILLAGE
Saint-Martin compte trois cents habitants.
La mère et le père Pié habitaient à la sortie du village, une maisonnette si modeste, si petite, qu’elle n’attirait point le regard. On l’eût volontiers ignorée derrière les grands arbres qui la séparaient du chemin, si perpétuellement, elle ne s’était emplie de criaillements, de bruits de disputes, de jurons, de courses précipitées. Deux vieillards qui habitaient là, qui s’aimaient tendrement et se le prouvaient en se disputant du matin au soir.
Des paysans, des paysans de vieille souche, attachés à leur sol, amoureux de leurs terres, avares de leurs biens, voilà ce qu’étaient les Pié, dont le mari, jadis, avait été charron, dont la femme avait été mercière et qui maintenant, retirés des affaires, étaient persuadés avoir fait fortune parce qu’ils pouvaient sans trop de mal joindre les deux bouts, alors même que les blés étaient mauvais ou que l’avoine n’avait pas donné.
Le père Pié immobilisé sur le seuil, criait :
— T’as toujours peur de tout, la mère. T’as peur, et l’on ne peut pas tant savoir seulement pourquoi ? Des idées que tu te fais.