— Si qu’on parlait d’affaires, proposait-il, qu’est-ce que vous avez comme boulot aujourd’hui ? J’ai dans l’idée, je ne sais pas pourquoi, que vous devez avoir quelque chose à me communiquer, pas vrai, Nalorgne ?
Nalorgne s’était assis derrière son bureau. Il tirait d’un tiroir fermé à double tour un petit dossier où il tira un papier qu’il passa à Prosper.
— Voilà une belle affaire.
— Hé, je vois que vous ne vous mouchez pas du pied. Dix mille balles qu’il y a à toucher. Cré cochonnerie, c’est tentant en effet. Seulement, je ne vois pas comment on pourrait procéder.
Le cocher reposait sur le bureau le papier qu’il venait d’examiner. C’était une facture au nom de la maison Norel, constructeurs d’automobiles. Cette facture dûment acquittée, grâce à l’habileté spéciale de Pérouzin, était au nom d’Hervé Martel.
— Cré bon sang, continua le cocher, c’est rien que de le dire, je trouverais ça bien rigolo de me présenter ou de faire présenter cette facture-là à mon ancien patron. Ah, le mec, comme qu’il sauterait, quand ça serait qu’un autre encaisseur, un vrai, viendrait lui demander de payer à nouveau et qu’il comprendrait le truc. Seulement, dame, Nalorgne, je ne vois pas comment du tout opérer ? Avez-vous quelqu’un ?
Le coup que préparaient ensemble le trois voleurs était tentant en effet. Hervé Martel devait payer le lendemain dix mille francs à la maison Norel, dernier versement de l’automobile qu’il avait achetée récemment. Nalorgne s’était procuré le renseignement, avait même réussi à obtenir, en allant acheter une pièce détachée aux usines Norel, un modèle de facture qu’un petit imprimeur avait parfaitement imité, que Pérouzin avait artistement dessiné et Hervé Martel paierait certainement les dix mille francs à qui lui présenterait cette facture irréprochable.
Seulement Martel les connaissait tous trois.
— Avez-vous quelqu’un, Nalorgne ? répéta Prosper. Il y a longtemps, je vous le dis, que nous devrions avoir pris un employé. L’extension des affaires nous y oblige et c’est bien le diable si l’on ne peut pas découvrir à Paris un bonhomme honnête, sérieux, de confiance.
Depuis quinze jours, en effet, les deux associés, sur le conseil de Prosper, inséraient dans les grands journaux de petites annonces, demandant pour encaissements un employé bien rémunéré.
Ils donnaient alors une adresse poste restante, convoquaient les candidats dans des cafés de la périphérie, car ils ne se souciaient guère de révéler leur véritable adresse, mais jusqu’à présent, nul ne s’était présenté qui leur eût donné satisfaction. Nalorgne, en principe, trouvait tous les candidats trop intelligents.
— Très peu de ces gaillards-là, Pérouzin, ils débineraient le truc et nous vendraient à la police.
Pérouzin, lui, trouvait tous les candidats trop bêtes, trop simples d’esprit :
— Je crois, répétait-il, je crois que décidément nous ferions mieux de ne point traiter avec ceux-là. Pas assez débrouillards.
— Bon sang de coquin de sort, jurait l’ancien cocher, c’est tout de même malheureux que vous ne soyez pas fichus de découvrir un loustic capable de nous rendre les services dont nous ayons besoin, je vous ai bien trouvés, moi. Ah sapristi, j’commence à croire que vous manquez de flair. Enfin, qui avez-vous vu aujourd’hui ?
Pérouzin, seul, s’était occupé de la question, car Nalorgne avait été chercher des renseignements sur les échéances de fin de mois.
— Je n’ai vu qu’une seule personne, dit-il, je l’ai vue au Café blancde la place de Courcelles. C’est un petit vieux monsieur, pauvre mais propre, un certain Bertrand, ancien officier, paraît-il, il a l’air très sérieux et il m’a proposé d’entrer chez nous, à l’essai, pour une quinzaine.
— Eh bien, c’est parfait, cela.
— Il a l’air stupide, dit Pérouzin.
— Qu’est-ce que ça fait ?
L’ancien cocher prépara un véritable plan de combat :
— Vous avez son adresse à ce Bertrand ?
— Oui, 9, rue Saint-Antoine.
— Eh bien, Nalorgne va lui écrire de se trouver demain matin, à sept heures, au Café blanc, place de Courcelles. Vous irez tous les deux, Nalorgne et Pérouzin, vous débattrez les conditions de ses honoraires. Il faut avoir l’air sérieux. Puis vous lui donnerez la facture Norel et vous l’enverrez encaisser à huit heures du matin, bien exactement, chez Hervé Martel. Mon ex-patron a horreur de se lever de bonne heure. Il sera furieux qu’on vienne toucher si tôt, il engueulera notre représentant, mais il paiera. Ah, la bonne farce. Moitié moitié, cinq mille balles pour vous, cinq mille balles pour moi. Ça vaut la peine.
Nalorgne et Pérouzin étaient bien de cet avis, mais Nalorgne, cependant, élevait une timide objection :
— Venez avec nous, Prosper, vous verrez l’individu, vous verrez ce Bertrand, s’il vous plaît.
Autant eût valu chanter. Prosper était déjà debout :
— Ta, ta, ta, faisait-il, vous parlez comme un gosse, non, je n’irai pas au Café blanc, inutile. Il vaut beaucoup mieux que je m’en aille rôder aux environs de chez Hervé, si jamais il y avait un coup de Trafalgar. Je vous téléphonerais à votre café, pour vous prévenir d’avoir à revenir d’urgence au Contentieux. Car, bien entendu, vous ne donnez pas l’adresse du Contentieux à ce Bertrand. Vous direz que vous êtes très pressés, qu’il vous rapporte les fonds au café où vous allez, en l’attendant, préparer tout une tournée d’encaissement. Quand il reviendra avec les sous, vous trouverez bien moyen de l’occuper jusqu’au soir et nous verrons ensemble s’il convient alors de l’employer à d’autres expéditions.
— Vous avez raison, disait-il, vous parlez comme un sage.
— Parbleu, je parle d’or.
***
— Ainsi, monsieur Bertrand, c’est bien entendu. Si, pendant huit jours, vous nous donnez satisfaction, si vous êtes ponctuel, régulier, si vous ne donnez lieu à aucune plainte de la part de nos clients qui sont tous des gens respectables, de gros industriels, de riches financiers, nous vous engagerons chez nous aux appointements mensuels de 1.200 francs, qui seront, après un an de loyaux services, élevés à 1.300 francs. Cela vous va-t-il ?
Dans le petit Café blanc, qui fait le coin de la place de Courcelles, un petit café modeste, tranquille, où les consommateurs ne sont jamais bien nombreux, Nalorgne et Pérouzin négociaient, avec M. Bertrand, l’arrangement prochain.
M. Bertrand apparaissait comme un petit vieillard, d’âge indéfinissable, plus près de la soixantaine, cependant, que de la cinquantaine. Il était grand, mais courbé, maigre, il avait une face osseuse, embroussaillée d’une barbe forte et longue, une moustache relevée à la mousquetaire. Sa mise était simple, correcte. Un paletot lustré par l’usage, mais scrupuleusement brossé, un melon que les averses avaient un peu déformé, des bottines de coupe assez fine, bien cirées, mais prêtes à craquer. C’était le type du vieux militaire, vivant chichement d’une parcimonieuse retraite et perpétuellement en quête d’une petite occupation, d’un modeste emploi permettant d’ajouter quelque aisance au strict nécessaire que l’État fournit à ses anciens serviteurs. M. Bertrand, à toutes les paroles de Nalorgne, à tous les gestes de Pérouzin, s’inclinait, saluait, souriait, ne sachant, évidemment, dans sa candeur naïve, comment manifester son contentement et le vif désir qu’il avait d’arriver à une entente définitive avec ceux qu’il n’osait pas appeler encore ses patrons.
— Eh bien, monsieur Bertrand, puisque nous sommes d’accord, au travail. C’est un peu imprudent, ce que nous allons faire, mais vous nous inspirez confiance. Tenez, vous allez entrer immédiatement en fonctions. Voici une facture, une facture de la maison Norel, que nous sommes chargés d’encaisser chez un monsieur. Il est en ce moment huit heures moins vingt, hâtez-vous de vous rendre à cette adresse, car il faut toucher à huit heures exactement. On devra vous remettre dix mille francs. Je n’ai pas besoin de vous recommander de faire attention pour qu’il n’y ait pas d’erreur. En matière de finances, une erreur est toujours désagréable et je dois vous prévenir que mon associé et moi sommes intraitables à ce sujet. Nous ne nous trompons pas dans nos comptes, nous ne voulons pas que l’on se trompe. Allons, dépêchez-vous, monsieur Bertrand, vous en avez pour une demi-heure, trois quarts d’heure au plus, vous nous retrouverez ici, car pendant que vous allez effectuer cet encaissement, nous verrons à établir la liste des courses urgentes que nous aurons à vous donner pour tout à l’heure.
M. Bertrand s’inclina, salua, resalua. Pérouzin le congédia d’un geste superbe :
— Au revoir, mon ami, à tout à l’heure.
M. Bertrand n’était pas sorti que les deux hommes d’affaires se communiquaient leurs impressions.
— J’ai peur, répétait Pérouzin, j’ai peur qu’il ne soit bien bête.
— C’est le type qu’il nous fallait, au contraire. Vous allez voir, mon cher Pérouzin, que dans une heure d’ici nous serons plus riches de dix mille francs, de cinq mille francs plutôt, car il faudra laisser la moitié du gain à Prosper. Ah, il nous coûte cher, Prosper.
***
Une heure plus tard, M. Bertrand, ayant dûment touché les dix mille francs d’Hervé Martel,— car le courtier maritime, n’ayant aucune raison de se défier d’une facture aux apparences régulières qui lui était présentée à la date prévue, avait payé sans la moindre difficulté,— regagnait le Café blanc.
M. Bertrand, sans doute depuis le moment où il sentait dans sa poche la liasse des dix billets de mille francs, avait gagné beaucoup d’assurance, car c’était presque sans timidité qu’il entra dans la petite salle basse.
Or, l’encaisseur en entrant dans la salle, demeura figé de surprise.
La table où Nalorgne et Pérouzin l’avaient entretenu une heure plus tôt, était débarrassée, vide. Pérouzin et Nalorgne n’étaient point dans le café.
— Ça par exemple murmura le digne M. Bertrand, à voix haute et s’adressant à la cantonade, ça, par exemple, c’est un peu fort.
Et il appelait le garçon :
— S’il vous plaît, les deux messieurs qui étaient là tout à l’heure, que sont-ils devenus ?
— Ils sont partis.
— Il y a longtemps ?
— Une demi-heure. Ils ont été au téléphone et ils sont partis.
— Et ils n’ont laissé aucune commission pour moi ?
— Pour vous ? non, pourquoi ?
— Vous êtes certain qu’ils n’ont pas prévenu à la caisse ?
— Dites donc, mademoiselle la caissière, les deux clients qui étaient là tout à l’heure, sont partis sans rien dire, n’est-ce pas ?
— Sans rien dire, affirma la caissière. Est-ce qu’ils n’ont pas payé, par hasard ?
— Si, si, ils ont payé. Seulement, c’est monsieur…
— Eh bien, c’est raide, commença l’encaisseur, figurez-vous que j’ai encaissé pour leur compte dix mille francs, à côté, avenue Niel. Un service que je leur rendais. Ils devaient m’attendre ici, et je ne sais pas leur adresse.
— C’est curieux, en effet, déclara la caissière, et vous ne les connaissez pas ?
— Ils venaient de m’embaucher. Ce sont les directeurs d’une agence commerciale.
— Ils vont peut-être revenir.
— Peut-être. Oui. Je vais attendre.
M. Bertrand commanda un mazagran, mit une grande heure à le déguster, mais ni Nalorgne, ni Pérouzin n’apparaissaient.
À la fin, M. Bertrand s’impatienta ;
— C’est effrayant, murmurait-il, parlant toujours à voix haute et feignant de s’adresser à l’un des garçons, je me demande vraiment ce que je dois faire.
— À votre place, moi, j’irais chez le commissaire. C’est peut-être bien des crapules ces clients-là et on ne sait jamais ce qui peut arriver.
— Ah mon Dieu, vous me faites peur, si c’étaient des escrocs, en effet. Et dire que je n’y songeais pas. Mais pourquoi se seraient-ils enfuis ?
— Est-ce qu’on sait jamais ?
La caissière, elle-même, intervint :
— Allez donc chez le commissaire, monsieur, en tout cas, si par hasard ils reviennent ici, on leur dira que vous avez été déposer l’argent au poste et comme ça vous n’aurez pas d’histoire.
M. Bertrand dut se rendre compte que c’était en effet le parti le plus sage, car il paya sa consommation :
— Eh bien, c’est entendu, madame, je vais au commissariat. Si par hasard ces messieurs revenaient, veuillez les prier de m’attendre.
M. Bertrand, dix minutes plus tard, renseigné par un agent de police, arrivait au poste du quartier. Il avait déjà la main sur la poignée de la porte et se disposait à entrer dans le corps de garde, lorsque des pas précipités retentirent derrière lui. En moins de rien, il se sentait violemment saisi au collet, en même temps qu’une voix furieuse lui hurlait à l’oreille :
— Ah, mon bonhomme, vous revoilà, eh bien, vous n’y couperez pas. Ah sapristi, vous en avez un toupet, vous. Qu’est-ce que vous veniez faire ici ?
C’était Hervé Martel, descendu de son automobile devant le commissariat de police, au moment même où M. Bertrand y arrivait. Hervé Martel était blême de fureur, M. Bertrand blême de rage.
— Mais lâchez-moi donc, criait l’encaisseur, pour qui me prenez-vous ? qu’est-ce que vous avez ?
Puis soudain, il reconnut la personne chez qui il avait été toucher les fonds le matin même :
— Hein ? quoi ? c’est vous ?
— Hé oui, bandit, voleur, escroc, faussaire.
Tandis que, sur le trottoir, les badauds s’amassaient, les agents du poste, tirés de leur somnolence par les éclats de la dispute, se hâtèrent de séparer les deux hommes :
— Allons, entrez, entrez, vous vous expliquerez devant le commissaire.
Devant le commissaire, en effet, les deux hommes s’expliquèrent.
— Monsieur, déclarait Hervé Martel, désignant M. Bertrand, s’est présenté chez moi à huit heures du matin, muni d’une fausse facture de la maison Norel. Croyant avoir affaire à un honnête encaisseur, j’ai naturellement soldé mon dû. Ah, ouitche, il n’y avait pas vingt minutes que cet escroc était parti de chez moi que le véritable encaisseur de la maison Norel se présentait.
— Mais je ne savais pas que ma facture était fausse, protestait M. Bertrand, je ne savais pas que je vous escroquais, et d’ailleurs, vos dix mille francs les voilà. Tenez, je les ai encore sur moi. Je venais les rapporter au commissaire.
***
Mais pourquoi les associés n’avaient-ils pas attendu ce pauvre Bertrand, encore au commissariat en train d’essayer de convaincre ses interlocuteurs ?
M. Bertrand n’était pas parti du Café blancdepuis dix minutes pour aller effectuer l’encaissement qu’on lui avait confié, que Nalorgne et Pérouzin avaient la vive surprise d’entendre un garçon de café crier à haute voix leurs noms :
— Au téléphone, MM. Nalorgne et Pérouzin.
— Allo, cria Nalorgne.
— C’est vous, Nalorgne ? c’est bien vous ? demanda une voix inconnue.
— C’est moi. Que me voulez-vous ?
— Fichez le camp avec Pérouzin, fichez le camp tout de suite, dare dare. Rentrez au Contentieux. Le truc est brûlé. On vous recherche. Allez, débinez.
Ils étaient partis sans demander leur reste.
Nalorgne et Pérouzin, une heure plus tard, car ils avaient fait, par prudence, d’énormes détours, réintégraient leur Contentieux.
— Nous n’avons plus qu’à attendre, disait Pérouzin, Prosper va nous rejoindre évidemment.
— Certainement, nous serons renseignés dans dix minutes.
C’est à trois heures seulement qu’ils entendirent une clef grincer dans leur serrure.
— Voilà Prosper.
Prosper, seul, en effet, possédait une clef de l’officine.
Des pas cependant se faisaient entendre dans le corridor. Puis on traversait le salon d’attente, enfin la porte du cabinet de travail s’ouvrit.
Ce n’était pas Prosper, c’était M. Bertrand. Seulement le M. Bertrand qui entrait dans le cabinet de travail n’avait véritablement rien du M. Bertrand qu’ils avaient vu le matin même au Café blanc. Il était plus grand, moins maigre, il avait surtout une tout autre assurance.
Et puis, voilà qu’il savait les noms des deux associés :
— Bonjour Nalorgne, bonjour Pérouzin, vous allez bien ?
De stupéfaction, ni l’un ni l’autre des deux associés ne répondaient.
M. Bertrand continua :
— Hé, hé, ma parole, seriez-vous devenus muets ? ou encore ne me reconnaîtriez-vous pas ? Vous savez bien qui je suis, voyons ?
Nalorgne, ébahi par l’arrivée de ce visiteur inattendu, se demandant ce que tout cela pouvait signifier, balbutia :
— Vous êtes notre employé, monsieur Bertrand ?… mais comment se fait-il ?