Fandor hocha la tête, une fois encore il devait donner un démenti à Juve, mais il le fit en toute sincérité.
Depuis quelques instants déjà il observait l’officier, il avait la certitude que ça n’était pas lui qui avait ponté sur le sept.
Les autres numéros se couvrirent rapidement, les parieurs semblaient mettre une ardeur fébrile à jouer contre le chiffre fatidique. Et les petites cases du tapis vert se garnissaient comme par enchantement de billets et de pièces d’or.
— Rien ne va plus, dit le directeur du jeu.
Puis ce fut le silence pendant tout le temps de la course saccadée de la bille rebondissant à contresens sur le plateau de la roulette. Une entente parut alors intervenir entre la bille et les alvéoles. L’ardeur du début, la rapidité des mouvements s’atténuaient. La bille, conformément à son habitude, s’introduisait dans une petite case, en ressortait précipitamment, rentrait dans une autre qu’elle abandonnait encore. Elle sortait avec un peu plus de nonchalance d’un troisième alvéole. Et au fur et à mesure que diminuait la vitesse de ses mouvements, que sa marche devenait hésitante, s’augmentaient les émotions du public. La première, une vieille dame poussa un cri d’une voix chevrotante, cependant que des grognements gutturaux s’échappaient de la poitrine de deux gros Turcs à face jaune. Enfin, une clameur qui couvrit la voix du croupier, c’est à peine si on entendit annoncer le numéro gagnant : c’était le sept. Pour la première fois, on avait misé sur le sept, et le sept avait gagné. Le garçon de caisse envoyait avec son râteau une pile énorme d’or représentant trente-cinq fois la mise. Qui donc allait ramasser cette fortune ? Tous les yeux se tournaient anxieusement vers le point du tapis vert où les louis étaient accumulés. La stupéfaction s’augmenta encore : une légère bousculade se produisait et on vit successivement deux mains s’abattre sur le tas d’or vers lequel se penchaient curieusement plusieurs personnes. Deux joueurs allaient-ils donc réclamer la propriété du trésor ?
Ce mouvement durait un quart de seconde.
Juve et Fandor le remarquèrent, mais à ce moment même un double cri d’horreur s’échappait de leurs poitrines, répété une seconde ensuite par tous les témoins du fait invraisemblable qui venait de se produire, en l’espace d’un éclair. Une première main, une main blanche, sortie, semblait-il, de dessous une pèlerine noire, s’était abattue sur l’or, suivie d’une autre qui était celle du bonneteur Mario Isolino. L’Italien, poussé par la passion du jeu, incapable de résister, désobéissant aux ordres de Juve, s’était laissé aller à miser. Et c’est alors que le mystère ahurissant se révélait.
De la pèlerine d’où était sortie la main blanche, on ne voyait plus rien. Mais Mario Isolino venait de pousser un hurlement : on avait vu sur le tas d’or une main blanche, une main coupée au ras du poignet, une main seule, sans bras, une main morte.
Juve et Fandor se précipitèrent.
Ils regardèrent autour d’eux, fouillèrent fiévreusement l’assistance, cherchant à retrouver la pèlerine sous laquelle cette main s’était un instant dissimulée.
La pèlerine avait disparu.
— Encore le Russe, grommela Juve.
Les inspecteurs des jeux avaient surgi comme par enchantement. Par leurs soins, la table numéro sept était immédiatement évacuée, on écartait le public, on formait avec des gardiens un cercle infranchissable autour du tapis vert.
En outre, M. Amizou, le commissaire de police, mettait la main au collet de l’infortuné Mario Isolino, auquel on voulait évidemment demander des explications. Juve bondit auprès du commissaire, Fandor en fit autant.
En l’espace de quelques instants on avait entraîné l’Italien hors de la salle de jeu, l’or était rentré dans les caisses du croupier, un inspecteur s’était emparé de la main morte et l’avait dissimulée au fond de son chapeau.
— Allons. Rien ne va plus. Les jeux sont faits.
Tout recommençait comme si rien ne s’était passé.
Cependant, au « local » provisoire où l’on conduit normalement les escrocs et les grecs, salle vide et sans fenêtre, les intéressés venaient de se retrouver. Mario Isolino, bousculé, soufflait à grand bruit.
M. Amizou, le commissaire, l’interrogea brutalement :
— Vos nom, prénoms, domicile ? Que s’est-il passé tout à l’heure ? D’où vient cette main de mort ?
Le magistrat mit sous les yeux de l’Italien les doigts livides. Maria Isolino ne comprenait absolument rien à ce qui venait de se passer.
— Ah, que io regrette. Quel grand malhour. Santa Madona, sauvez-moi, se contenta-t-il de psalmodier.
Juve avait reconnu du premier coup d’œil la main tragique. La main morte était celle que, la veille, M. de Vaugreland avait trouvée dans son tiroir et que vraisemblablement il avait dû remettre au commissaire de police. Comment cette main se trouvait-elle là ?
M. Amizou voyant qu’il ne servait à rien d’interroger, fit fouiller le bonneteur, Mario Isolino se prêta volontiers à cette vérification, convaincu, d’ailleurs, semblait-il, qu’elle n’aurait pour lui aucune fâcheuse conséquence. Or, le pauvre Italien avait des bijoux plein les poches.
Le commissaire poussa une exclamation de triomphe, cependant que Fandor, qui se précipitait pour voir, ne put se retenir de crier :
— Par exemple, ce sont les bijoux volés hier à Daisy Kissmi.
— Il va falloir les rendre tout de suite à leur propriétaire, déclara le commissaire, dès qu’elle les aura reconnus. En attendant, conduisez-moi ce gaillard en prison.
— Grâce, implora le malheureux.
On n’en entendit pas plus.
Par une porte dérobée, un escalier de service, à l’abri des regards indiscrets, invisible, ignoré de tout le monde, le bonneteur fut conduit à une voiture stationnant à un endroit isolé du Casino. Elle conduisit le bonneteur au fort Saint-Antoine.
Dix minutes plus tard, Mario Isolino, entre les quatre murs de sa cellule, réfléchissait tout à loisir sur les vicissitudes de l’existence.
***
— Eh bien, miss Daisy, que pensez-vous de cette trouvaille ?
Fandor s’adressait ainsi à la demi-mondaine qui, juchée sur un haut tabouret du bar placé à l’entrée de l’Atrium, dégustait son quatrième cocktail de la soirée.
Conformément à son habitude, Daisy était agréablement ivre à cette heure. On l’avait appelée dans les bureaux de l’administration, on l’avait priée de décrire minutieusement les bijoux qui lui avaient été dérobés. La jeune femme s’était prêtée de bonne grâce à cette requête, puis soudain, à sa grande surprise, le commissaire de police lui avait dit :
— Voici vos bijoux, madame, je vous prie de bien vouloir signer ce reçu.
Daisy Kissmi s’exécuta, rentra en possession de son bien, qu’elle fourra négligemment dans son sac à main, puis elle retourna au bar. C’est là que Fandor l’avait rejointe.
À présent, le journaliste interrogeait la demi-mondaine.
— Vous devez être joliment heureuse d’avoir retrouvé vos bibelots ? Ce sont peut-être des souvenirs de famille ?
— Mais non, je ne suis pas contente. Ce était oune bien grande malheur pour moi qu’on ait retrouvé ces choses.
— Et pourquoi donc ?
L’Anglaise qui oscillait déjà sur son tabouret pencha ses lèvres à l’oreille de Fandor :
— Comprenez donc. Toutes ces pierreries elles étaient fausses. Du simple verre monté sur de l’argent doublé. Je n’avais jamais mes vraies pierreries quand je faisais la noce, et comme mes pierreries ils sont assurés par la Compagnie d’assurance, je comptais toucher la grosse somme d’argent puisqu’elles avaient été volées.
13 – UN AMATEUR
Qui fût entré par hasard dans la chambre de Juve et Fandor, à l’auberge de la Bonne Chance, eût évidemment reculé de stupéfaction en considérant le travail auquel se livraient nos deux amis.
Juve assis devant une petite table recouverte d’un linge blanc, Fandor appuyé au dossier de la chaise de Juve, tous deux regardaient des mains de morts, sur lesquelles de grosses mouches à viande venaient se poser en bourdonnant.
— Juve, disait Fandor avec une grimace de dégoût, c’est une chose épouvantable que cette enquête à laquelle nous nous livrons. Ma parole, vous feriez mieux, j’imagine, de porter ces débris à la morgue de Monte-Carlo. Je ne comprends pas ce que vous pouvez espérer découvrir en les examinant comme vous le faites ?
— Fandor, tu parles comme un enfant. Tu ne comprends pas ce que je cherche ? Imbécile, tu as des yeux, et tes yeux ne voient pas.
— Possible, Juve. Mais les vôtres, que découvrent-ils ?
— Des choses passionnantes. D’abord, que sont ces mains, d’après toi ? Des mains d’homme ou des mains de femme ?
— Des mains d’homme, Juve, évidemment.
— Je suis de ton avis. Des mains d’homme du monde, ou des mains d’ouvrier ?
— Plutôt des mains d’ouvrier. Les ongles ne sont pas soignés.
— Tu as raison. Et maintenant une grosse question, Fandor.
— Quoi ?
— Ces deux mains appartiennent-elles, ou plutôt appartenaient-elles au même individu ?
— Euh… j’imagine…
— Oui, Fandor, tu imagines, mais tu n’en es pas certain. C’est pourtant ce qu’il faudrait savoir. Malheureusement, si la main gauche que nous avons retrouvée, d’abord dans le tiroir de M. Vaugreland, puis, ensuite, sur la table de jeu, est en parfait état et se prête à toutes les recherches, il n’en est pas de même de la main droite, celle que nous avons découverte dans l’aiguillage d’Arles. Elle est écrasée, broyée. Comment savoir ? Or, il faudrait savoir. Fandor, n’oublie pas une chose, c’est que nous sommes à Monaco, d’abord pour arrêter l’assassin de Norbert du Rand. Ensuite, peut-être, cela d’après nous et non selon une version officielle, pour arrêter Fantômas. L’assassin de Norbert ? hum, nous ne le connaissons pas encore. Quant à Fantômas ! Fantômas, nous le supposons, a semé sur notre chemin ces restes humains. Si nous voulons retrouver sa piste, il semble bien que la première manœuvre consiste à découvrir exactement le nom de sa victime. Que nous arrivions à retrouver le cadavre auquel on a amputé ces deux mains – si elles proviennent du même cadavre – si ces mains viennent de deux cadavres différents – et j’imagine que nous ne serons point longs à pouvoir soupçonner le personnage que Fantômas a choisi d’incarner.
— Évidemment, Juve. Seulement, c’est l’histoire des oiseaux que l’on prend en leur mettant du sel sur la queue. Le tout c’est d’arriver à mettre le sel. Je vois bien ce qu’il faut faire pour arrêter Fantômas. Ce que je ne vois pas du tout, c’est comment nous le ferons.
Soudain, on frappa à la porte de la chambre deux petits coups discrets.
Quel était le visiteur ?
Juve et Fandor se regardèrent interdits, car, à la vérité, ils n’avaient guère donné leur adresse depuis qu’ils étaient à Monte-Carlo. Ils n’attendaient personne.
— Ouvre, dit Juve, qui venait de rabattre le linge sur les deux mains. Ouvre Fandor.
Fandor entrebâillait prudemment la porte, puis, ayant reconnu le visiteur, l’ouvrit toute grande :
— Vous, Bouzille, que diable venez-vous faire ici ?
Bouzille rit béatement, salua Fandor avec un respect exagéré, puis se courba en une révérence profonde devant Juve qui déjà bougonnait d’être dérangé :
— Ce qui m’amène, commençait Bouzille, mes chers collègues, ce qui m’amène, c’est l’intérêt supérieur de la Justice.
— Dites donc, Bouzille, ne seriez-vous pas un peu fou ? Hein ? vos chers collègues ? En quoi donc êtes-vous notre collègue ? Vous voilà journaliste ?
Mais Bouzille prit l’air offensé :
— Journaliste ? Fi donc. Un métier où l’on écrit des choses qu’on ne sait pas. Non, merci monsieur Fandor. Je ne serai jamais journaliste.
— Et policier ?
— Policier, ripostait Bouzille, mais vous oubliez, monsieur Fandor, que je le suis déjà. N’est-ce pas grâce à moi que vous avez pu enquêter sur la bagarre des Héberlauf. N’est-ce pas moi qui vous ai conduits au Canadian-Bar ? N’est-ce pas…
Juve coupa la parole à l’excellent homme :
— Écoutez, Bouzille, nous n’avons pas de temps à perdre. Qu’est-ce que vous voulez ? Que venez-vous faire ici ? Dites-le et fichez le camp après. Nous avons à travailler.
Juve, malheureusement, ne se rendait pas compte qu’il était plus difficile, sans doute, d’impressionner Bouzille que d’arrêter Fantômas.
Le bonhomme ne marquait nulle émotion, manifestait moins encore l’intention de s’en aller.
Bouzille qui était debout, s’assit. Il se carra confortablement dans un fauteuil, puis il reprit :
— Monsieur Juve, mon cher collègue, non, là, franchement, vous n’êtes pas aimable. On n’agit pas comme ça avec un confrère.
Alors Juve se leva :
— Foutez-moi le camp, nom de Dieu.
— Mais non, monsieur Juve, mais non, protesta Bouzille, faut pas dire ça. Je viens collaborer avec vous.
— Collaborer ? À quoi ?
— Dame, à vos enquêtes.
— Alors, vous avez quelque chose à dire ?
— Oui, bien sûr, monsieur Juve.
— Eh bien, dites-le, sapristi.
Mais Bouzille secoua la tête, d’un air obstiné :
— Non, non pas comme ça, monsieur Juve. Toute peine mérite salaire. Faut me faire votre prix.
— Comment mon prix ?
— Mais oui, monsieur Juve, votre prix. Je vais vous dire quelque chose d’intéressant, ou vous le faire dire. Ça vaut bien quelque chose ? ça vaut bien dix francs ?
Juve, qui, de plus en plus s’énervait, empoigna Bouzille par les épaules :
— Foutez-moi le camp ! répétait-il. Vous n’avez rien à dire du tout, et tout cela sont des manières pour vous faire donner dix francs.
Mais, par bonheur, Fandor était plus patient que Juve.
— Laissez donc, dit-il, on ne sait jamais.
Et, interrogeant à son tour le chemineau, Fandor reprenait :
— Voyons, Bouzille, qu’avez-vous à dire ?
— Faut me donner dix francs, monsieur Fandor.
— On vous les donnera après, Bouzille.
— Non, monsieur Fandor, faut me les donner avant.
— Alors, vous n’avez pas confiance en nous ?
— Est-ce que vous avez confiance en moi, vous ?
Fandor comprit qu’il n’obtiendrait rien du chemineau.
Bouzille avait de nombreux défauts, et quelques qualités. Il était voleur à l’occasion, chapardeur, plutôt, mais n’avait jamais escroqué personne.
— Bouzille, reprit Fandor, Juve veut vous flanquer à la porte et il a raison. Foutez-nous le camp. Voilà dix francs. Mais disparaissez. Si vous n’avez rien à nous dire, vous êtes un escroc, et je vous retire mon amitié.
— Ah, monsieur Fandor, ne dites pas ça.
Bouzille, qui venait d’empocher la pièce d’or que Fandor lui avait tendue, malgré un haussement d’épaules de Juve, se leva, gagna la porte.
— D’ailleurs, dit encore Bouzille, avant de disparaître, vous avez bien raison, monsieur Fandor, d’avoir confiance en moi. J’ai rien à vous dire, moi, mais je m’en vais tout de même vous rendre un rude service. Si on frappe à votre porte, il faudra ouvrir.
Et sur cette phase cryptique, Bouzille disparut définitivement.
Dix minutes plus tard, Juve et Fandor qui, d’ailleurs, avaient complètement oublié les propos de Bouzille et s’étaient replongés dans l’examen des deux mains, ne furent pas peu surpris d’entendre frapper à la porte.
— Tiens, murmura Fandor, est-ce que ce serait le visiteur annoncé par notre collègue ?
Le journaliste n’eut pas le temps d’achever.
À peine avait-il ouvert, qu’un visage passait par l’entrebâillement de la porte, celui d’un homme riant d’un large rire et déclarant le plus tranquillement du monde, avec un fort accent marseillais, en apercevant les restes anatomiques sur la table :
— Eh, les voilà, les belles petites.
— Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? Entrez donc.
L’homme entra, et toujours avec le même accent :
— Ce que je dis ? té, mais je dis que les voilà, les belles petites.
Or, pendant qu’il parlait, Juve et Fandor, interloqués, le considéraient, ne sachant que penser.