— Ce message est pour la Direction, monsieur… pour la Direction…
Mais, bien que l’officier russe insistât tout spécialement sur ces mots « pour la Direction », il vit son interlocuteur, tranquillement, continuer d’ouvrir l’enveloppe.
— Asseyez-vous donc, monsieur, déclara froidement le personnage, je vous en prie. Et veuillez m’excuser de prendre connaissance de cette lettre, c’est précisément en raison de sa destination que je me permets de l’ouvrir.
À cela, il n’y avait rien à répondre, Ivan Ivanovitch s’inclina.
À mesure qu’il lisait, cependant son interlocuteur, lui, donnait des signes d’une stupéfaction qui tenait de l’ahurissement.
Il avait lu la lettre, maintenant, d’un bout à l’autre, sans en sauter une ligne et il bégayait, tenant ses yeux toujours attachés sur le papier qui tremblait dans ses mains :
— Mais, c’est impossible. Je deviens fou. Mon Commandant, vous ne songeriez pas ? Ah, monsieur ! Véritablement, quelles menaces ! Ce n’est pas possible ?
Très nette, la voix d’Ivan Ivanovitch domina ce monologue effrayé. Le commandant du Skobeleffaffirmait :
— C’est tout à fait possible, monsieur, si possible, que cela est certain !
— Vous ne le feriez pas ?
— Je le ferai dès ce soir.
— Mais c’est abominable.
— C’est justice.
— C’est pire qu’un assassinat.
— Pardon, monsieur, c’est une exécution.
— Mais vous êtes fou !
— Je suis parfaitement raisonnable.
— Mais je vais appeler ? Vous ne vous rendez pas compte ?
— Si, monsieur. J’ai tout pesé, tout calculé. Et vous n’appellerez point. Et vous vous soumettrez. Car vous oubliez ceci.
Et en disant « ceci », l’officier tirait de sa poche un minuscule revolver qu’il braquait sur son interlocuteur épouvanté.
Alors, un lourd silence pesa sur les deux hommes.
Mais tandis qu’Ivan Ivanovitch demeurait fort calme, tandis que sa main braquant le revolver n’avait aucun tressaillement, celui qu’il menaçait s’écroulait littéralement dans un fauteuil, livide, blême, les yeux dilatés, tout le corps agité d’un violent tremblement.
À la fin, le malheureux reprit :
— Voyons, mon Commandant, ce n’est pas possible. Tout cela, c’est un cauchemar ? Vous êtes homme d’honneur. Non, non, je ne puis croire. Tenez, dites-moi que vous avez écrit cela dans un moment d’aberration ?
— Je vous répète, monsieur que j’ai pesé longuement chacun de mes mots. D’ailleurs, relisez, je vous prie, ma lettre, vous verrez qu’elle émane d’un homme qui reste de sang-froid. Allons, relisez, monsieur. Le temps passe et cette affaire presse.
Ivan Ivanovitch parlait avec un tel calme, une autorité si tranquille, que son interlocuteur, semblant supporter sa domination, presque hypnotisé par lui, hors d’état de discuter, obéit à son ordre.
D’une voix blanche, sans intonation, qui résonnait étrangement dans le petit salon, il lut à haute voix la lettre d’Ivan Ivanovitch. Cette lettre était ainsi conçue :
Monsieur le Directeur,
Je me nomme Ivan Ivanovitch. Je suis commandant par la volonté du Tsar, mon maître, du cuirassé russeSkobeleff , ancré devant votre casino.
J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants : j’ai joué à la roulette, joué et perdu non seulement 300.000 francs représentant ma fortune personnelle mais encore 300.000 francs constituant la caisse de mon bâtiment.
Je n’ai point l’intention d’échapper au juste châtiment que mérite mon crime, mais j’entends qu’au moins soit remboursé l’argent que j’ai soustrait à mon État, à la caisse duSkobeleff .
Ce remboursement je le veux et vous le ferez.
Considérez donc cette lettre comme un ultimatum : Rendez-moi les 300.000 francs que j’ai dilapidés alors qu’ils ne m’appartenaient pas. Rendez-les-moi avant l’aube ou je braque les canons duSkobeleff sur le Casino de Monte-Carlo que je fais sauter.
Choisissez :
Restitution des 300.000 francs qui représentent mon vol, ou bombardement.
Je signe de mes qualités, monsieur le Directeur.
Ivan Ivanovitch, Commandant duSkobeleff .
Il se tut.
— Que choisissez-vous, alors, reprit le Commandant, le remboursement ou le bombardement ?
El tel était le ton de sa voix qu’il n’y avait pas à s’y tromper.
— C’est abominable. C’est inouï. C’est monstrueux, Laissez-moi réfléchir. Laissez-moi…
Une imperceptible moquerie perça dans le ton d’Ivan Ivanovitch :
Ce n’est que trop juste, déclara-t-il.
Mais au moment même où il acquiesçait de la sorte, avec une brutalité inouïe, une force que décuplait son énervement, Ivan Ivanovitch se précipita sur sa victime :
— Réfléchir, cria-t-il, c’est bien, mais vous défendre ? non !
En une minute, l’officier qui, sans doute, avait longuement prémédité son attentat, tira de sa poche une cordelette et lia sur son fauteuil le représentant du Casino de Monaco. L’homme, mis hors d’état de bouger, Ivan Ivanovitch s’inclina encore devant lui :
— Allons, réfléchissez, monsieur. Décidez-vous : ou la restitution, ou le bombardement. Vous avez une demi-heure.
Ivan Ivanovitch, comme fort à l’aise, salua encore très bas celui dont il venait de se rendre maître…
En fermant la porte du petit salon écarté, où il allait laisser « réfléchir » sa malheureuse victime, il se contenta de répéter :
— À bientôt. À tout à l’heure.
Et, un rictus au coin des lèvres, presque un sourire, Ivan Ivanovitch, commandant du Skobeleffs’en alla fumer une cigarette dans le corridor voisin.
2 – À LA PENSION HÉBERLAUF
— Que faites-vous donc, monsieur Héberlauf ?
De sa voix criarde et désagréable, la grosse petite M meHéberlauf – une femme rougeaude et commune – interpellait son mari.
Celui-ci, un homme grand, sec, maigre, au visage parcheminé, à la mine maussade, à l’air triste comme un jour sans pain, avec des gestes hâtifs et maladroits, semblait s’empresser à remettre en ordre le rideau de vitrage d’une fenêtre derrière laquelle il se tenait tapi, paraissant désireux de surveiller quelque chose.
— Vous le voyez bien, madame Héberlauf, j’arrange le rideau de cette fenêtre…
— C’est bien long en tout cas, voilà plus d’une demi-heure que je vous cherche.
Cependant que M. Héberlauf, de plus en plus troublé, balbutiait de vagues excuses, sa femme traversait rapidement la pièce à l’entrée de laquelle elle venait d’apparaître. Elle allait à la fenêtre, directement, et repoussant son mari d’un geste brusque, elle souleva le brise-bise, puis colla son œil à la vitre afin de savoir si derrière ce rideau il ne se passait point quelque chose de nature à attirer l’attention de M. Héberlauf.
À peine eût-elle regardé, que M meHéberlauf poussa un cri de dépit. Elle venait d’apercevoir ce qui retenait son mari : derrière la baie vitrée de la villa d’en face, le profil net et pur d’une charmante jeune femme aux cheveux noirs de Chine et au teint bronzé.
Cette jeune femme, revêtue d’un élégant déshabillé d’intérieur qui découvrait tant soi peu ses épaules et sa nuque, portait au corsage un gros bouquet de fleurs rouges, et de sa main élégante et distinguée, elle s’éventait d’un large éventail enrichi de pierreries. Ses lèvres délicates pressaient une fine et longue cigarette dont la fumeuse aspirait de lentes et voluptueuses bouffées. C’était une danseuse espagnole fort connue à Monte-Carlo pour la façon dont elle interprétait le « tango », danse dont elle se prétendait la créatrice et du nom de laquelle elle avait baptisé sa villa.
La Conchita Conchas, tel était le nom de la belle, ne semblait prêter aucune attention aux regards indiscrets et peu sympathiques que lui lançait M meHéberlauf, dissimulée derrière son rideau. Mais la grosse dame n’était pas dupe de cette feinte indifférence.
Depuis quelques jours déjà son cœur d’épouse avait éprouvé quelques angoisses, car elle soupçonnait M. Héberlauf d’être en train d’ébaucher des relations qui ne pouvaient que devenir coupables avec la danseuse dont la séduction s’exerçait sur tous les élégants de Monaco lorsqu’elle apparaissait entre dix et onze heures sur la scène du Casino.
Avec un air courroucé, M meHéberlauf se retourna vers son mari.
— Restez ici, monsieur Héberlauf, ordonna la grosse femme, et expliquez-moi donc une bonne fois comment il se fait que vous soyez toujours à la fenêtre lorsque cette affreuse Espagnole est campée devant la sienne, et fait des mines de coquette à son balcon.
M. Héberlauf haussa les épaules :
— Pure coïncidence sans doute, déclara-t-il, je vous assure, madame Héberlauf, que je ne m’étais même pas aperçu de la présence de cette… personne.
— Ouais, fit M meHéberlauf, vous êtes bien trop hypocrite pour l’avouer…
Et comme son mari ne disait mot, elle ajouta :
— Je vous préviens, d’ailleurs, que si vous entretenez la moindre relation avec la danseuse d’en face, et cela je le saurai, car je ne suis pas pour rien un ancien chef de la police, vous aurez sur les doigts. D’abord, nous quitterons le pays immédiatement.
— Quitter le pays, s’écria M. Héberlauf, ce serait véritablement de la folie. Depuis que le sort aveugle nous a injustement frappés, nous n’avons jamais vécu d’heures aussi calmes et aussi fortunées qu’en ce moment présent.
M meHéberlauf, malgré son courroux et sa mauvaise humeur ne put s’empêcher d’approuver d’un léger hochement de tête.
… Qu’était-ce donc que les Héberlauf ?
C’était un couple étrange et quelque peu déplacé, semblait-il, dans ce milieu élégant, riche et aristocratique qui constitue la clientèle habituelle du pays avoisinant le rocher monégasque.
M. Héberlauf pouvait avoir une cinquantaine d’années, il affectait une allure de pasteur protestant et sa femme, plus jeune à peine, de cinq ou six ans, présentait l’aspect d’une bourgeoise bonne et digne.
Curieuse destinée que celle des Héberlauf.
M. Héberlauf, il y avait quelque trente ans, avait débuté en qualité de pasteur. Il avait rencontré dans sa paroisse une fille de petits négociants qu’il avait épousée.
Grâce à l’ingénieuse activité de sa femme, le pasteur quitta rapidement le village où il exerçait son ministère et vint à Glotzbourg, à la Cour de Hesse-Weimar. Obtenant peu à peu les bonnes grâces du roi Frederick-Christian II, il finit par entrer dans la police secrète et à devenir directeur de la Sûreté du Royaume.
M. Héberlauf portait le titre, mais c’était en réalité M meHéberlauf qui exerçait les fonctions. Un jour, ce mari voulut agir par lui-même, mais, malheureusement, il commit de telles erreurs qu’on lui imposa sa démission et qu’il dut quitter le pays en toute hâte.
Les Héberlauf, très désemparés, coururent alors le monde, errèrent de Berlin à Londres, de Londres à Paris.
Ils s’arrêtèrent à Monaco et, séduits par le charme de la Cote d’Azur, désireux de s’y fixer définitivement, ils y ouvrirent une pension de famille.
La pension était ouverte déjà depuis deux mois, et les Héberlauf avaient une pensionnaire.
C’était une jeune fille élégante, blonde, aux grands yeux mystérieux et rêveurs. Elle paraissait une vingtaine d’années au plus et si elle n’avait parlé le français avec l’accent le plus pur, on l’aurait volontiers prise pour une Américaine. Cette jeune fille semblait riche, elle possédait de nombreux bagages en arrivant chez les Héberlauf et, depuis qu’elle s’était installée, c’étaient des toilettes à n’en plus finir, toutes plus charmantes les unes que les autres, qu’elle faisait défiler sous les yeux ahuris du couple qui la logeait. D’où venait-elle ? Quel était son nom ? Les Héberlauf l’ignoraient. La jeune fille s’était inscrite sous le nom de Denise.
M lleDenise.
C’était tout ce que l’on savait d’elle. Elle écrivait peu, elle ne recevait jamais de lettres.
Néanmoins, la conduite, les apparences de la pensionnaire des Héberlauf n’étaient nullement équivoques. Cette jeune fille aux allures hardies, aux gestes délibérés, semblait parfaitement honnête et correcte.
Elle était même hautaine et l’on sentait, rien qu’à son regard, rien qu’à son attitude, que quiconque lui aurait manqué de respect se serait fait mal recevoir.
M meHéberlauf, voyant que la menace avait porté sur son énigmatique et placide mari, persistait dans ses affirmations :
— Oui, monsieur Héberlauf, si vous voulez vous traîner dans la débauche, nous quitterons le pays en dépit des affaires brillantes que nous sommes sur le point de réaliser.
— Oui, madame Héberlauf, en effet, pour peu que cela continue, nous allons vite nous enrichir. Nous n’avons certes qu’une cliente pour le moment, mais elle paie largement et nous amènera certainement d’autres pensionnaires. Tenez, madame Héberlauf, je crois bien que ce jeune homme, si comme il faut, qui vient tous les jours jouer au tennis avec elle, ne tardera pas à nous demander de lui louer une chambre.
À cette éventualité, M meHéberlauf se rassérénait :
— M. Norbert du Rand, disait-elle, je l’espère bien aussi, il ne manque pas une seule des parties de tennis, il doit être amoureux de M lleDenise.
Héberlauf se frottait les mains.
— S’ils ont envie de se marier, nous n’y verrons pas d’inconvénients, loin de là. Me souvenant de mon ancien ministère, j’aurai plaisir à bénir leur union.
— Héberlauf, grommela son épouse, vous ne faites pas la moindre attention à ce que vous dites, vous semblez tout prêt à accorder le saint sacrement du mariage à des gens dont vous ne connaissez rien, si ce n’est qu’ils paient leurs notes chaque semaine régulièrement. Moi je suis plus difficile que vous : assurément, cette demoiselle Denise me plaît beaucoup, mais encore faudrait-il savoir d’où elle vient, qui elle est, ce qu’elle veut ?
— Peu importe, M meHéberlauf, peu importe, notre pensionnaire, M lleDenise, est ce qu’elle veut. Cantonnons-nous dans notre rôle de « logeurs » sans nous préoccuper du reste et sans donner libre cours à notre curiosité. Dieu merci, nous ne sommes plus obligés de faire de la police.
Puis le personnage ajoutait, heureux que sa femme ne lui ait point reparlé de l’histoire de la fenêtre derrière laquelle il paraissait contempler la danseuse espagnole Conchita Conchas :
— Madame Héberlauf, je descends à la cave pour compter les bouteilles de vin.
***
Il était trois heures de l’après-midi et le tennis quotidien battait son plein.
M lleDenise, la mystérieuse jeune fille, unique pensionnaire pour le moment des Héberlauf et qui venait de défrayer les conversations de ce couple, était la reine de la réunion et semblait ne se préoccuper en aucune façon de l’opinion que les uns et les autres pouvaient avoir d’elle.
Elle était très simplement vêtue d’un complet de flanelle rayée et coiffée d’un béret blanc que maintenaient, à sa chevelure d’or, deux grosses épingles.
Avec animation, elle achevait une partie, ayant pour partenaire une autre jeune fille qui venait volontiers en voisine faire une heure de sport avec elle.
Cette jeune personne, petite, mièvre, très brune, M lleGeneviève Albertard, était la fille unique d’armateurs marseillais qui, après avoir réalisé une certaine fortune, étaient venus s’installer dans ce pays de rêves que l’on appelle la Côte d’Azur, choisissant pour étape finale de leur existence la célèbre Côte de la Condamine, sur laquelle ils possédaient, non loin du cap d’Aglio, une jolie propriété.
Le cercle des joueurs se complétait d’ailleurs par quelques autres personnages appartenant au sexe masculin. Et tandis que les deux jeunes filles achevaient avec un entrain endiablé une partie chaudement disputée, les hommes devisaient à l’ombre d’un grand palmier qui s’élevait à l’extrémité du court de tennis.