La main coupée (Отрезанная рука) - Сувестр Пьер 34 стр.


— Qu’est-ce qu’il y a ? cria Juve.

D’un seul mot, M. de Vaugreland le renseigna :

— Volé, le Casino est volé. En allant chercher les encaisses pour la partie de ce soir, nous venons de trouver le coffre-fort forcé, vidé, presque vide. Ce sont des millions et des millions que l’on a emportés.

Juve tituba. Fandor, insouciant, se contenta de faire la moue, puis de remarquer à voix basse :

— Cela vaut encore mieux qu’un nouvel assassinat.

Mais précisément, à la remarque de Fandor, M. de Vaugreland se redressa, bondit hors de son fauteuil comme projeté par un ressort :

— Et ce n’est pas tout, clamait le malheureux directeur. Le vol, ce n’est encore rien. Regardez cette lettre, cette lettre abominable, cette lettre que l’on a trouvée dans les caves. Lisez-la, monsieur Juve.

Tout le monde à ce moment parlait à la fois. Juve, après quelques instants qu’il occupa à obtenir le silence nécessaire à la lecture du document, évidemment grave, qu’on lui communiquait, se saisit enfin de la lettre que brandissait M. de Vaugreland…

Et cette lettre, il la lut à haute voix :

Monsieur le directeur, « Je me nomme Ivan Ivanovitch, je suis commandant par la volonté du tsar, mon maître, du cuirassé russe leSkobeleff , ancré devant votre Casino.

« J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants :

« J’ai joué à la roulette, joué et perdu non seulement trois cent mille francs représentant ma fortune personnelle, mais encore trois cent mille francs constituant la caisse de mon bâtiment.

« Je n’ai point l’intention d’échapper au juste châtiment que mérite mon crime, mais j’entends qu’au moins soit remboursé l’argent que j’ai soustrait à mon État, à la caisse duSkobeleff .

« Ce remboursement, je le veux, vous le ferez.

« Considérez donc cette lettre comme un ultimatum. Rendez-moi les trois cent mille francs que j’ai dilapidés alors qu’ils ne m’appartenaient pas. Rendez-les-moi avant l’aube, ou je braque tous les canons duSkobeleff sur le Casino de Monte-Carlo, que je fais sauter.

« Choisissez :

« Restitution des trois cent mille francs qui représentent mon vol ou bombardement.

Je signe de mes qualités, monsieur le directeur :

Ivan Ivanovitch, Commandant duSkobeleff .

La lettre tremblait dans les mains de Juve, tandis qu’il lisait cet étrange factum.

— Bigre de bigre, murmurait le policier, c’est qu’il ne s’agit pas de rire. Ce bonhomme a l’air tout à fait décidé. Ah ! malédiction. Mais, qu’est-ce que cela veut dire ? Ivan Ivanovitch n’est donc pas Fantômas ? Ivan Ivanovitch n’est donc même pas un complice ?

***

À coup sûr, l’étonnement de Juve en lisant la lettre du commandant du Skobeleffétait fort naturel.

Mais pourquoi M. de Vaugreland manifestait-il une si parfaite stupeur ?

Cette lettre n’était-elle pas celle qu’Ivan Ivanovitch, une semaine auparavant, avait remise au directeur du Casino de Monte-Carlo ?

Il est vrai que M. de Vaugreland, jadis se trouvant en face d’Ivan Ivanovitch venu rapporter les trois cent mille francs payés par le Casino, avait paru ne rien comprendre à la restitution tentée par l’officier russe.

Alors, puisque nul ne connaissait l’existence de la première démarche du commandant, qui donc avait reçu Ivan Ivanovitch en se donnant pour le directeur ?

Qui donc lui avait prêté trois cent mille francs ?

Quel effroyable marché avait alors imposé à son débiteur ce mystérieux créancier ?

30 – LE COMMANDANT DU « SKOBELEFF »

… Et pourtant, une animation considérable régnait toujours au Casino.

C’étaient dans les galeries le perpétuel va et vient des promeneurs aux toilettes élégantes, les rires et les propos joyeux qui fusaient d’un groupe à l’autre.

À l’extrémité de l’Atrium, juchés sur les hauts tabourets du bar, s’empressant autour des tables, les amateurs de boissons américaines dégustaient paisiblement leurs consommations bizarres.

Et cependant que cette animation régnait à l’entour du Casino paradisiaque superbement illuminé, du milieu des salles de jeu où la foule était encore peut-être plus nombreuse qu’à son ordinaire, retentissaient, dans le bruissement de l’or, les perpétuelles sollicitations des croupiers :

« Faites vos jeux, messieurs, faites vos jeux. » Ou leurs ordres : « Rien ne va plus. »

Il faisait ce soir-là une température d’une douceur exquise et la brise marine apportait dans les grandes galeries une fraîcheur qui contrastait agréablement avec l’atmosphère surchauffée des salons.

Du fond du bar où elle était déjà installée, Daisy Kissmi qui, pourtant, était fort troublée par la mort d’Isabelle de Guerray, convaincue que pareil sort lui adviendrait un jour, se grisait plus que jamais.

Elle venait de faire remarquer à Conchita Conchas, installée non loin d’elle, que le gros Pérouzin, ancien notaire devenu inspecteur, ne quittait pas l’entrée de l’Atrium :

— Aoh, s’écria-t-elle, que peut-il bien faire celui-là. et comme il doit avoir chaud avec son gros ventre.

Conchita Conchas ne prêtait que peu d’attention aux propos de l’Anglaise.

D’abord, elle ne connaissait même pas de vue l’inspecteur Pérouzin.

De tout le personnel des agents spéciaux du Casino, elle n’avait retenu que la silhouette bizarre du seul inspecteur Nalorgne. La jeune femme, superstitieuse, le savait ancien prêtre et il devait, assurait-elle, porter la veine ou la guigne, à volonté.

Conchita, d’ailleurs, était en grande conversation avec M. Héberlauf, auquel ressemblait, disait-elle, Nalorgne.

Quant à Héberlauf, il n’était pour le moment préoccupé que d’une chose : c’était de l’instance en divorce qu’il voulait introduire contre sa digne épouse qui, contrairement à ce que l’on pouvait supposer, avait découché toute une nuit sans que nul pût savoir ce qu’elle avait fait dans la soirée.

Et, enfin, dans ce bar, se trouvait encore la petite Louppe qui, cessant d’être gavroche et mutine, écoutait, en ouvrant de grands yeux effarés, les propositions que lui adressait le vieux diplomate Paraday-Paradou. Celui-ci promettait à l’ex-maîtresse du député Laurans une situation sociale de premier ordre en Tripolitaine, si elle consentait à l’épouser, bien qu’il n’eût pas beaucoup d’argent.

Cependant que ces propos s’échangeaient au bar, l’inspecteur Pérouzin surveillait, en effet, minutieusement, l’entrée des salles de jeu.

Nalorgne s’était installé à la porte qui donnait accès sur la galerie et la gracieuse M meGérar, que l’on prenait pour une grande dame en quête d’aventures, errait entre les tables de la roulette.

Dans le bureau directorial où M. de Vaugreland allait et venait ne tenant pas en place, Juve et Fandor se considéraient, la mine soucieuse.

Ce soir, malgré leur calme imperturbable, ils ne pouvaient s’empêcher d’éprouver une certaine appréhension.

Il n’y avait pas à en douter, la menace d’Ivan Ivanovitch était formelle. L’officier russe se livrait à un effroyable chantage et comme vraisemblablement il se rendait compte qu’il était impossible qu’on lui remboursât les sommes qu’il avait perdues, peut-être allait-il commettre la folie irréparable de bombarder le Casino avant de faire sauter son navire.

Toutefois, l’émotion qu’avaient éprouvée les trois hommes à la lecture de cette lettre comminatoire s’était atténuée dans une certaine mesure.

On espérait vivement qu’Ivan Ivanovitch s’en tiendrait à sa déclaration et qu’il ne procéderait pas comme il l’avait écrit.

Alors ? on allait le voir au Casino, il allait tenter la suprême démarche avant d’adopter la suprême solution ?

Par moments, Juve se demandait si tout cela était possible ? si un homme sain de corps et d’esprit, si un officier était capable de penser, d’écrire une telle lettre ?

Mais dès lors qu’il en doutait, le policier se souvenait que lui-même, lui, l’homme froid, l’homme de devoir par excellence, il avait été un moment dompté par la terrible passion du jeu qui étourdit, qui rend fous ceux-là mêmes qui semblent les plus inaccessibles à ce vice funeste.

Il avait vu autour des tapis se dérouler des drames effroyables.

M. de Vaugreland interrompit Juve dans ses réflexions.

— Monsieur, fit-il, alors qu’il revenait précipitamment de la fenêtre à laquelle il s’était accoudé, je crois que c’est lui.

Juve et Fandor se précipitèrent aussitôt au balcon : Juve ne voyait rien, mais Fandor crut distinguer derrière un massif la silhouette trapue de l’officier russe.

— C’est bizarre, murmura Fandor, on dirait qu’il est en tenue.

— Ce ne serait pas possible, fit M. de Vaugreland, les officiers en uniforme ne sont pas admis au Casino. Ivan Ivanovitch ne l’ignore pas et s’il veut passer inaperçu le moyen n’est guère bon.

Le directeur s’arrêta :

On venait de frapper à la porte de son bureau.

— Entrez, fit-il…

Un huissier se présenta, porteur d’un télégramme. Ayant déchiré le pointillé, le directeur lut à haute voix :

La dépêche était ainsi conçue :

Amiral commandant escadre Villefranche à directeur Casino. Envoyons torpilleur reconnaître mouvements duSkobeleff , nous vous tiendrons au courant.

C’était signé :

Amiral Kéradak.

M. de Vaugreland poussa un soupir de satisfaction :

— Ah, fit-il, voilà qui me rassure un peu ; l’amirauté de Toulon a pris en considération les craintes, discrètes d’ailleurs, que je lui exprimais tout à l’heure.

Cependant, Juve insista, pressé d’en finir. Il dit à M. de Vaugreland :

— Cela ne doit pas se prolonger plus longtemps. La situation est délicate, nous perdons un temps précieux. Avec votre autorisation, monsieur le directeur, je m’en vais mettre la main au collet d’Ivan Ivanovitch ?

— Comme vous voudrez, dit Vaugreland.

Il sonna au téléphone privé qui communiquait avec les salles de jeux :

— Allô, allô, c’est vous, madame Gérar ? bien, c’est M. de Vaugreland. Voulez-vous prier les inspecteurs Pérouzin et Nalorgne de se rendre directement dans le jardin et d’approcher de la personne que vous savez qui s’y promène ? M. Juve les rejoindra dans une seconde, le temps de descendre.

M. de Vaugreland, une fois l’ordre donné, devint tout pâle.

Il regarda Juve :

— Alors, c’est bien décidé ?

— Naturellement, répondit le policier.

Celui-ci quitta le bureau directorial, suivant, à quelques secondes de distance, Fandor qui le précédait.

Les deux hommes devaient traverser la salle de jeux. L’un comptait passer par l’Atrium, c’était Fandor, l’autre par l’extrémité de la galerie – c’était Juve – pensait gagner directement le jardin.

Mais l’inspecteur de la sûreté avait à peine descendu quelques marches que Fandor rebroussa chemin, se heurtait à lui :

— Eh bien, annonça le journaliste, voilà du nouveau.

— Qu’y a-t-il donc, Fandor ?

— Il y a que cet animal s’est introduit dans la salle.

— Dans la salle ? s’écria Juve, c’est impossible, les issues étaient gardées.

— Parbleu, oui, jusqu’au moment où le directeur a donné l’ordre à ses hommes d’aller au jardin. Ivan Ivanovitch, qui guettait évidemment cet instant, a profité d’une seconde d’inattention, de l’absence de Pérouzin ou de Nalorgne pour pénétrer. Ah, il n’a pas perdu de temps.

M. de Vaugreland qui, après avoir fermé à double tour la porte de son cabinet, s’était élancé à la suite de Juve, entendit les derniers mots de cette conversation et en comprit le sens.

Il leva les bras au ciel :

— La malchance, murmura-t-il, s’en mêle, c’est affreux.

— Quoi ? demanda Juve en descendant, nous allons l’arrêter dans la salle, discrètement, voilà tout. Nous l’amènerons ici, il faudra bien qu’il s’explique.

Alarmé, M. de Vaugreland l’interrompit :

— Vous n’y pensez pas. On ne peut pas l’arrêter dans la salle, il y a là des grands ducs, des gens de la cour de Russie. Cela ferait un scandale énorme, d’autant plus que tous les regards doivent être braqués sur Ivan Ivanovitch.

— Pourquoi ? interrogea Fandor.

— Mais à cause de son uniforme, s’écria M. de Vaugreland.

Fandor semblait de plus en plus stupéfait. Il y avait en effet quelque chose que le jeune homme ne s’expliquait pas. Il répondit en hochant la tête, à mi-voix et comme s’il se parlait à lui-même :

— Le plus curieux, c’est qu’Ivan Ivanovitch, que je viens de voir à l’instant dans la salle, n’est pas en uniforme mais en habit.

… Juve ne prenait point part à la conversation, mais il précédait ses deux compagnons, s’approchait des tables de jeux :

M. de Vaugreland courut à lui, s’appuya à son épaule pour lui murmurer à l’oreille :

— Je vous en prie, monsieur, fit-il, ne l’arrêtez pas encore. Voyons ce qu’il va faire.

Puis il ajoutait, dans l’espoir de convaincre Juve :

— D’abord nous ne sauterons certainement pas, tant qu’il sera au Casino… le fait qu’il est là, dans les salles, nous garantit évidemment contre le bombardement.

— Cela, observa Juve, c’est à savoir. Les désespérés de cette espèce n’y regardent pas de si près.

Mais M. de Vaugreland insistait.

— Bon, dit Juve, haussant imperceptiblement les épaules, j’attendrai.

Ivan Ivanovitch, c’était bien lui et lui en habit et non pas en uniforme, comme on l’avait cru un instant, après avoir erré dans la salle de jeux, avec un visage impassible, une apparence nonchalante et tranquille, s’était lentement approché des tables de roulette.

Il avait tiré quelques pièces d’or de ses poches.

Le directeur, Fandor et Juve le surveillaient de loin et, pour parer à toute éventualité, sur le désir du policier, M. de Vaugreland envoya M meGérar chercher les inspecteurs Pérouzin et Nalorgne qui, lorsqu’ils revinrent du jardin, déclarèrent, naturellement, qu’ils n’avaient pas vu Ivan Ivanovitch.

Fandor, de ses yeux perçants, surveillait le jeu de l’officier russe :

— Mais c’est qu’il gagne, murmura-t-il à l’oreille de Juve.

M. de Vaugreland en parut tout satisfait :

— Puisse-t-il gagner, toujours et beaucoup.

Il s’arrêta : son vœu n’allait pas être longtemps exaucé.

La bille venait, en effet, de s’arrêter, après deux ou trois coups favorables, sur un numéro qui, certes, n’était pas celui choisi par l’énigmatique joueur, car on voyait la physionomie d’Ivan Ivanovitch s’altérer soudain. Un pli soucieux marquait son front, ses lèvres avaient un rictus farouche. L’officier russe, toutefois, n’abandonnait pas la partie, il avait encore fouillé sa poche et, certainement décidé à risquer le tout pour le tout, il plaçait devant lui une liasse de billets de banque :

— C’est le fond de sa caisse, observa M. de Vaugreland. Cet homme joue désormais son existence.

Et Fandor ne manqua pas d’ajouter, toujours gouailleur :

— Son existence et la nôtre, monsieur le Directeur, ne l’oubliez pas.

— Ah, si seulement, balbutiait M. de Vaugreland, de plus en plus affolé, si seulement il pouvait gagner.

Sur la table de roulette, la bille, impassible, continuait sa course saccadée et ses bonds en désordre :

— Rien ne va plus, criait le croupier.

Ivan palissait de plus en plus. Les billets de banque qu’il tenait sous ses doigts tremblants, trempés de sueur, diminuaient rapidement.

Et, au fur et à mesure que l’officier perdait, M. de Vaugreland qui, caché dans la foule, assistait en témoin à cette lutte engagée avec le hasard, sentait de plus en plus chavirer sa raison. Ah, comment prévenir le danger qui menaçait tout ce monde, comment éviter, non seulement le formidable scandale, mais encore l’épouvantable drame qui, dans quelques instants, allait avoir à la fois son début et son dénouement ? Car il était bien certain que les pertes que continuait à subir l’officier russe allaient le déterminer à quelque extrémité redoutable. Ne pouvait-on l’empêcher à tout prix… oui, à tout prix ?

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