La main coupée (Отрезанная рука) - Сувестр Пьер 4 стр.


— Héberlauf, ce digne pasteur protestant, est en train de se laisser prendre aux sortilèges de l’Espagnole.

Et le Russe, après avoir souri, haussa les épaules.

— Pauvre grand imbécile, murmura-t-il avec amertume, s’il se doutait seulement de la série d’ennuis qui résulteront pour lui d’un instant de plaisir, il tournerait les talons et repartirait à toute allure vers sa pension de famille. Enfin, après tout, ça le regarde.

Et Ivan Ivanovitch, serrant le poing, proféra ces paroles mystérieuses :

— Tant pis pour lui, tant pis pour eux, tant pis pour nous.

***

Dans les vastes salons où fonctionnaient sans interruption une dizaine de tables de roulettes, le jeune Norbert du Rand était en grande conversation avec Isabelle de Guerray.

Isabelle de Guerray était une demi-mondaine fort connue à Paris et sur la Côte d’Azur, ainsi d’ailleurs qu’on l’avait rappelé à la potinière de l’après-midi, ce même jour, au thé de M meHéberlauf.

Elle avait été très belle assurément, mais il y avait quelque temps de cela.

Sa ligne sculpturale depuis lors s’était quelque peu empâtée.

Certes, Isabelle de Guerray, experte en l’art de se vêtir, savait dissimuler adroitement, grâce à des corsets bien étudiés, à des vêtements savants, toutes les imperfections que lui imposait la maturité. Mais hélas, elle devait remplacer la fraîcheur naturelle de toute femme de vingt ans par un assortiment de fards et de poudres qui faisaient dire d’elle :

« Elle est encore très bien pour son âge. »

Ou encore :

« Isabelle de Guerray fait toujours son effet… aux lumières. »

Avait-elle été brune ou blonde ? Peut-être des hommes de l’âge du vieux Paraday-Paradou auraient-ils pu le dire ? toujours est-il qu’à l’heure actuelle, elle était simplement rousse, d’un roux tirant sur l’acajou.

Isabelle de Guerray, dans un angle du salon, avait chambré le jeune Norbert du Rand. Avec une grâce charmante et un art savant elle embaumait les narines du jeune homme en orientant son éventail dans la direction de cette face encore enfantine et quelque peu stupide.

Norbert du Rand, toutefois, ne semblait guère séduit par les artifices de grâce que déployait la célèbre demi-mondaine. Il s’inquiétait surtout de savoir si on regardait le couple qu’il formait avec elle.

Isabelle de Guerray fut catégorique :

Prêtez-moi vingt louis, mon cher, déclara-t-elle, en découvrant d’un sourire affecté, des dents d’une blancheur resplendissante. J’imagine que je vais avoir la veine ce soir.

Norbert du Rand rayonna de satisfaction : il était enchanté de la demande de l’élégante, il aimait à faire parade de sa richesse, il se vantait de n’avoir jamais refusé un prêt de ce genre, quelle qu’en fût l’importance.

Puis il devait bien à Isabelle de Guerray cette gracieuseté, ne portait-il pas encore au doigt la pittoresque aigue-marine que lui avait offerte la demi-mondaine ?

À peine, toutefois, Norbert du Rand avait-il glissé dans la main gantée de blanc d’Isabelle de Guerray les quelques billets sollicités par elle, que la demi-mondaine s’éclipsa, traversa rapidement le salon et s’en alla rejoindre un jeune homme aux apparences modestes, mais à la tenue correcte.

Alors, elle changea complètement d’attitude, loin de paraître provocante et hardie, de chercher à se rendre désirable comme elle avait l’habitude de le faire en présence des hommes, la célèbre habituée des grands restaurants de nuit se composa une mine décente et timide pour aborder le jeune homme qu’elle venait de voir passer.

En s’apercevant de ce manège, Norbert du Rand eut une grimace de dépit :

— Je ne me trompe pas, murmura-t-il. Isabelle me lâche pour courir après un caissier. Les histoires qu’on raconte sont peut-être vraies ? Va-t-elle épouser ce Louis Meynan ? Voilà qui serait amusant. Mais alors, je lui rends ma bague et je leur réclame mes vingt louis.

Sur ce, Norbert du Rond perdit de vue la demi-mondaine.

— Faites vos jeux, messieurs, faites vos jeux !…

Emporté par la foule, Norbert allait insensiblement quitter les salles de jeu et rentrer dans l’Atrium où l’orchestre de tziganes s’installait, lorsque quelqu’un lui toucha le bras. C’était Ivan Ivanovitch.

L’officier regarda Norbert pendant quelques secondes, en silence.

Celui-ci, intrigué de l’inspection muette dont il était l’objet, ne broncha pas.

Ivan, enfin, interrogea :

— Où allez-vous, mon cher, vous ne jouez donc pas ce soir ?

— Peuh, fit Norbert, tout seul, c’est ennuyeux et j’en ai assez des voisins inconnus qui me bousculent : des gens avec lesquels on ne peut pas échanger une parole, une idée. Des gens qu’on ne connaît pas et qui sont assis à côté de vous, sur vous, pour ainsi dire.

Les yeux d’Ivan Ivanovitch brillaient d’une étrange lueur. D’un geste saccadé il tira sa montre de son gousset :

— Dix heures trente cinq, murmura-t-il, le temps de faire une fortune.

Avant de reprendre :

— Pour avoir remarqué tous ces détails, ces inconvénients, mon cher Norbert du Rand, il faut que vous n’ayez vraiment pas le tempérament du joueur.

Norbert haussa les épaules :

— Je n’en sais rien, ma foi, lorsqu’il m’est arrivé de m’installer à des tables de roulette ou de baccara, j’ai toujours risqué des sommes si insignifiantes pour ma fortune que peu m’importait de perdre ou de gagner.

— Vous éprouveriez peut-être des émotions plus agréables si vous risquiez un gros coup.

Avec une certaine méfiance Norbert du Rand qui, comme tous les riches, était avare, toisa son interlocuteur :

— Qu’est-ce que vous appelez « gros coup » ?

Ivan cette fois avait pris le jeune homme par le bras : il l’entraînait insensiblement vers la septième table de roulette, parce qu’elle était un peu moins entourée que les autres et qu’ils pouvaient plus facilement s’en approcher.

— Le gros coup, insinuait Ivan Ivanovitch, il ne s’agit pas de vouloir le faire, il faut savoir être assez habile, assez prudent et assez audacieux pour risquer peu en débutant, pour modérer ses mises lorsqu’on est dans une passe de perte, et pour charger le tableau lorsqu’on sent venir le gain. Il y a là une question de flair, d’instinct, devrais-je dire. Soyez assuré qu’un joueur qui a du tempérament et qui en même temps est maître de lui-même doit réussir, s’il observe ces prescriptions.

Norbert, intéressé, souriait :

— Les observeriez-vous, vous-même ?

Ivan serra les poings, son regard s’assombrit.

— Hier peut-être, dit-il. Mais pas aujourd’hui, aujourd’hui je puis faire mieux.

— Vraiment ?

Ivan Ivanovitch lançait des regards de côté comme s’il redoutait d’être entendu. Il était bien joueur, joueur dans l’âme, bien convaincu sans doute de son secret, de son procédé, s’il en avait un, car il se méfiait à l’extrême et semblait terrifié à l’idée que quelqu’un pourrait le surprendre, deviner la manière dont il atteindrait la fortune.

Après avoir médité une seconde, Ivan Ivanovitch éloignait à nouveau Norbert du Rand de la table de jeu.

Il   le conduisait dans la galerie et comme celle-ci, par hasard, était à peu près déserte, l’officier, sans prendre la peine d’atténuer le son de sa voix, suggérait anxieusement, plein d’angoisse, au jeune Norbert du Rand :

— Il faut jouer. Il faut que vous jouiez ce soir. Jouez gros, jouez tout ce que vous avez, vous gagnerez une fortune, je le sens, je le sais, j’en suis sûr.

La conviction de cet homme était telle, que, malgré son scepticisme habituel, Norbert du Rand se sentit ébranlé. Pourquoi ne jouait-il pas, après tout ? Qu’est-ce qu’il risquait ?

Certes, il était bien trop terre à terre pour éprouver un sentiment superstitieux. Mais l’aventure l’amusait.

L’officier n’avait-il pas dit :

« Ma méthode consiste à jouer peu lorsqu’on perd et à ponter gros lorsqu’on gagne ».

Norbert pouvait toujours risquer quelques vingtaines de louis. On verrait bien ensuite.

— Et vous, interrogea-t-il en regardant l’officier, jouerez-vous aussi ?

Ivan détourna la tête : ses yeux obstinément fixaient la pointe de ses souliers.

— Non, grogna-t-il, je ne peux pas, je ne peux pas, je ne jouerai pas.

Mais, comme s’il faisait un effort pour formuler une telle demande, il poursuivit d’une voix sourde :

— Je vous demande simplement ceci : jouez comme je vous le dirai, suivez mes conseils aveuglément et le bénéfice, eh bien, le bénéfice…

Norbert avait compris ; avec un tact parfait il ajouta, complétant la pensée que n’osait formuler l’officier :

— Nous le partageons.

***

Quiconque aurait écouté leur conversation aurait été à coup sûr fort peu édifié sur la situation sociale des gens qui s’entretenaient entre eux.

Il y avait là trois messieurs, entre trente et quarante-cinq ans, qui fumaient de voluptueux cigares sans paraître se préoccuper le moins du monde des drames qui se déroulaient sans cesse autour des tapis verts.

L’un d’eux, un homme ventripotent, à la barbe poivre et sel peignée en éventail, qui revenait de boire un cocktail au bar, quittait à l’instant ses compagnons pour aller saluer une jolie dame brune qui passait au milieu la salle, un programme du théâtre à la main :

— Quelle charmante soirée, ma chère amie, faisait le gentleman, en baisant respectueusement la main de son interlocutrice, que saluaient de loin les deux autres fumeurs.

La dame en profita pour avouer sa fatigue :

— Je suis exténuée, disait-elle à haute voix, je vous en prie, mon cher ami, si vous avez une chaise ou un fauteuil, faites m’en donc profiter.

Le personnage ventripotent désignant du doigt un canapé disponible, la jeune femme brune allait s’y installer.

Elle était ainsi un peu à l’écart de la foule et brusquement le ton de la conversation se modifia.

Ce n’étaient plus les phrases polies, nuancées et banales d’un entretien mondain. Certes, les gestes et les physionomies ne se modifiaient point, mais ils démentaient les paroles échangées entre la femme et les trois hommes.

— Madame Gérar, disait l’un d’eux, rien de neuf, n’est-ce pas, au sujet de cette Hongroise qui a tant perdu avant dîner ?

— Non, monsieur Ballier, je l’ai surveillée à l’hôtel… évidemment cette perte la touche un peu, mais elle est riche et peut la supporter.

Le personnage ventripotent s’adressa ensuite à son voisin :

— Nalorgne, questionnait-il, avez-vous surveillé encore cette table ?

— Oui, Pérouzin, répondit l’interpellé, le sept est en veine, il sort tout le temps.

— Ah, fit Pérouzin, et aux autres tables ?

— Aux autres tables il sort normalement, plus ou moins. Rien de remarquable. C’est à la table sept que le sept est extraordinaire.

Ces quatre personnes qui se trouvaient ainsi en présence et qui paraissaient être de riches désœuvrés venus faire une saison à Monaco, n’étaient autres en effet que des inspecteurs des jeux, ayant pour mission, non seulement de surveiller discrètement les parties, mais encore de s’attacher sur les traces des joueurs que des différences trop graves ou trop répétées pouvaient conduire à quelque extrémité.

Car on ne veut pas admettre que le malheur s’abatte à Monaco et, de même que dans les sanatoriums de tuberculeux on renvoie les moribonds avant l’heure dernière, on vous expulse volontiers de Monte-Carlo, on vous aide même à en partir avant que vous soyez complètement décavé et réduit aux pires extrémités.

Mais si M. Ballier était un inspecteur éminemment professionnel et que M meGérar, fille d’une directrice d’hôtel, avait été très naturellement orientée vers cette profession d’inspectrice, leurs deux autres collègues n’avaient pas toujours appartenu à la confrérie des contrôleurs des jeux.

Pérouzin, l’homme ventripotent à la barbe poivre et sel peignée en éventail, était un ancien notaire de province, quant à Nalorgne, homme au teint brun, aux yeux creux, au visage émacié, c’était un ancien prêtre que les hasards de l’existence et la loi de Séparation avaient, après mille péripéties, conduit à exercer cette profession ignorée du grand public.

Un peu plus tard, les inspecteurs se retrouvaient parmi les joueurs autour de la septième table de roulette où le numéro sept sortait avec une telle insistance.

Assurément, dans l’esprit des inspecteurs, cette régularité ponctuelle avait quelque chose de suspect : il importait de surveiller un peu tout le monde, aussi bien les joueurs que les croupiers, que la roulette elle-même.

La clientèle de la septième table était d’ailleurs particulièrement variée et cosmopolite.

On remarquait, assis à côté d’une douairière qui étalait avec ostentation une rivière de diamants sur une poitrine gélatineuse et opulente, un vieil Arménien, au nez crochu, à la chevelure hirsute et qui sans cesse maniait l’or avec une crispation nerveuse dans les phalanges des doigts.

En face se trouvaient deux jeunes snobs, deux frères probablement, tirés à quatre épingles, qui perdaient avec régularité et au fur et à mesure que la soirée s’avançait ; ces deux frères qui avaient joué ensemble, en bonne intelligence, se foudroyaient mutuellement du regard, paraissant prêts à s’invectiver, à se rendre mutuellement responsables de la malchance qui s’acharnait sur eux.

Au bout de la table, deux petites Américaines tapageuses, mais jolies, semaient l’or au hasard avec une désinvolture incroyable. Derrière elles se tenait, impassible, flegmatique, un homme à la chevelure blanche et rare, au visage brique, leur père évidemment. Ce vieillard immobile, avec des gestes d’automate, faisait perpétuellement la navette entre les bureaux de change et la table de roulette, munissant ses filles des banknotes dont elles avaient besoin.

Isabelle de Guerray était installée à côté du croupier.

Depuis deux heures déjà elle perdait et la malheureuse s’acharnant à jouer, continuait à perdre. Certes, ce n’était plus la femme élégante et précautionneuse qui songe à l’effet qu’elle produit, qui ne fait pas un geste, pas un mouvement de nature à contrarier la belle ordonnance de sa personne. Isabelle de Guerray, au cours de la partie, avait subitement vieilli de dix ans. Les traits de son visage s’étaient tirés. Au sourire habituellement stéréotypé sur ses lèvres, avait fait suite un rictus amer et farouche. De grosses rides étaient tracées dans le fard de ses joues par la sueur qui perlait en larges gouttes sur son front préoccupé.

Elle avait une respiration rauque et sifflante, instinctivement, au fur et à mesure que chaque partie se déroulait, elle comprimait les battements de son cœur d’une main tremblante aux veines bleutées, saillant sous la peau, une vraie main de vieille femme.

Et toujours la litanie des croupiers persistait, toujours la même :

— Faites vos jeux, messieurs, faites vos jeux.

La foule alors s’animait, s’agitait, on causait entre soi, on se suggérait des chiffres.

Puis retentissait le « Rien ne va plus ». C’était alors le silence que troublaient simplement les saccades de la bille courant à contresens sur le plateau de la roulette.

Elle allait bondissant et rebondissant, puis, une fois qu’elle s’était logée, retentissait la voix du directeur de la partie, prononçant l’arrêt définitif.

Or, trois fois sur quatre ce soir-là, à la septième table de la roulette de Monaco, c’était le sept, rouge, impair et manque qui passait.

Onze heures sonnaient.

Depuis une demi-heure environ Ivan Ivanovitch, penché sur l’épaule de Norbert du Rand, n’avait pas relevé la tête. Le jeune homme avait suivi ses conseils et gagné, imperturbablement.

— Jouez le sept, avait ordonné Ivan Ivanovitch…

Norbert avait obéi et, à chaque fois, c’était le numéro fatidique qui était sorti.

On avait d’abord été surpris, interloqué, puis, par esprit de contradiction, par raisonnement aussi, on s’était dit qu’il fallait jouer contre le sept.

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