L'assassin de lady Beltham (Убийца леди Бельтам) - Сувестр Пьер 16 стр.


— Mon Dieu, oui fit Juve qui, fixant M. Havard de son regard net et précis, déclara après un silence :

— Oui, j’ai la conviction que c’est dans les milieux qui sont familiers à M. Sibelle qu’il va falloir orienter nos recherches. Et cela sans plus tarder. Dès ce soir. Le temps presse !

11 – L’INCENDIE DU TRIPOT

— Voyons, messieurs, mesdames, la partie recommence : dépêchons ! Les cours sont forts, je mets la banque aux enchères : qui en veut à trente, quarante, quarante-cinq louis ?

Dominant le murmure confus de la foule qui s’empressait autour du personnage qui tenait ces propos, une voix s’éleva :

— Quarante-cinq louis.

— Vous entendez, messieurs, mesdames, reprit le premier interlocuteur, on a dit quarante-cinq louis ! N’y a-t-il personne qui veuille mettre plus ? Voyons, la banque vient de traverser une mauvaise passe, elle est certaine de gagner maintenant.

— Cinquante louis !

— Qui dit cinquante louis ?

Une voix féminine s’éleva :

— Moi.

Le personnage qui faisait les offres et poussait ses auditeurs à surenchérir était un petit homme très brun, aux allures remuantes, à l’aspect étranger. Il s’exprimait avec un fort accent italien et ne pouvait prononcer une parole sans l’accompagner perpétuellement de gestes aussi inutiles qu’expressifs. Il sauta de joie en entendant émettre une proposition à cinquante louis et, très ardent à obtenir mieux encore, il déclara :

— Nous allons avoir une partie superbe ! Il faut que la Banque prenne sa revanche. Voyons, mesdames, messieurs, je suis sûr que je vais trouver preneur à plus de cinquante louis… mettons cinquante-cinq.

Le bruit se faisait plus confus, plus intense, toutefois, nul ne mettait de surenchères. Il se passa quelques instants pendant lesquels le personnage à l’accent italien sembla ne rien trouver à dire, ce dont il se consolait en gesticulant et en parcourant le salon d’un bout à l’autre, sans but apparent.

Il revint près de la table de jeu et, résolu cette fois à ne pas tarder plus longtemps, il allait adjuger la Banque au dernier enchérisseur lorsque quelqu’un appela d’un ton autoritaire :

— Mario Isolino [12] !

Le petit homme bondit, et avec une rapidité merveilleuse sauta sur la chaise la plus voisine de lui, il proféra :

— Quel est le signor qui me demande ?

Une voix grave, celle qui, quelques instants auparavant venait de prononcer son nom, reprit :

— Mario Isolino inscris-moi, je prends la banque à cent louis !

L’Italien faillit dégringoler du haut de sa chaise tant il paraissait à la fois heureux et stupéfait. Et, tout en s’efforçant de rattraper son équilibre compromis, en faisant de grands moulinets avec ses petits bras, il répéta sur un ton véritablement admiratif et inspiré :

— Ah quelle superbe partie nous allons voir, mesdames et messieurs ! Il y a preneur à cent louis et c’est encore le Prince qui va tenir la banque.

Cette dernière déclaration déterminait de nombreux commentaires dans l’assistance et la conversation prenait désormais un ton plus catégorique, plus accentué. On s’étonnait, en effet, de voir un homme mettre autant d’acharnement à défier le sort.

Le Prince qui venait de s’inscrire pour prendre la banque à cent louis était, en effet, l’un des joueurs les plus malheureux que l’on eût vu depuis trois ou quatre soirs. Au cours des dernières soirées, il avait perdu des sommes colossales sans interruption pour ainsi dire ; mais il ne se décourageait pas, et sitôt la banque sautée entre ses doigts, il en reprenait une autre sans tenir compte des compétitions qui pouvaient se produire. Il surenchérissait toujours à seule fin de rester maître de la situation.

Le Prince, au bout de quelques instants, vint donc s’asseoir à la place réservée au banquier. D’un geste plein de nonchalance, il tira de la poche de son habit une liasse de billets qu’il jeta dédaigneusement à Mario Isolino.

— De la monnaie, ordonna-t-il, et des cartes neuves.

Cependant, alléchés par la guigne persistante de la banque, les joueurs venaient nombreux autour du tapis vert et sur chacun des tableaux, des louis s’accumulaient.

On considérait avec un certain respect ce banquier, ce personnage que l’on ne connaissait uniquement que par son titre, et qu’on appelait communément « le Prince » sans savoir rien de ses titres de noblesse, sans connaître le nom qui, régulièrement, devait succéder à la particule.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années environ, robuste, élégant, vêtu avec minutie et qui portait, à la mode des hommes du second Empire, le large favori épanoui sur la joue, cependant qu’une épaisse moustache grisonnante était soigneusement frisée sur sa lèvre supérieure.

Quiconque aurait considéré le début de cette partie avec un but autre que celui de connaître le résultat immédiat du jeu n’aurait pas été sans remarquer que, depuis qu’il se faisait le banquier bénévole de cette succession de parties, le Prince changeait régulièrement des liasses de billets de banque neufs contre des pièces d’or. Enfin, si l’on avait examiné avec attention ces billets, on se serait aperçu qu’ils comportaient les caractéristiques particulières du genre de celles que Juve, le matin de cette journée avait signalées à M. Havard, chef de la Sûreté.

***

Dans ce cercle de la rue Fortuny, fonctionnait une entreprise clandestine de jeux de hasard et il fallait, pour être admis, s’être recommandé de quelque habitué et être présenté par un personnage garantissant que vous n’apparteniez point à la police. La clientèle se renouvelait peu et si les joueurs, sans cesse pourchassés et troublés par l’incursion des autorités, changeaient fréquemment de local, le même petit groupe se retrouvait assez régulièrement dans les hôtels ou appartements qu’il leur fallait occuper, puis abandonner, pour échapper aux poursuites.

Cette clientèle, très mêlée, en effet, était bizarre, composée de gens de toute sorte. On remarquait notamment, parmi les personnes les plus assidues autour des tapis verts de la rue Fortuny, une demi-mondaine bien connue dans Paris, répondant au nom de Chonchon [13]. Elle était fort bien considérée par le tenancier de l’établissement, par l’Italien Mario Isolino, personnage douteux, dont quelques années auparavant, la conduite scandaleuse au casino de Monaco avait fait sensation dans la Principauté tout entière.

Chonchon, lorsqu’elle perdait, vociférait bien des : « Vous êtes des voleurs ! Je veux qu’on me rende ma galette ! », mais on la tolérait tout de même, car elle entraînait toujours dans son sillage une douzaine de jeunes gens qui, sous prétexte de se faire bien voir d’elle, perdaient sans se plaindre de grosses sommes au baccara.

Il y avait aussi, amusant l’assistance par ses bons mots et ses saillies, un gros négociant connu dans l’alimentation parisienne, qui s’appelait Célestin Labourette.

Il était marchand de porcs aux Abattoirs, et au grand scandale de certaines personnes qui ne comprenaient pas comment on avait pu accepter un pareil individu, Célestin Labourette répondait par anticipation en se tapant sur les cuisses :

— Je vends des cochons ? Eh ben quoi, il n’y a pas de sots métiers ! Et ça ne m’empêche pas d’être un brave homme qui est aimé des jolies petites femmes. Pas, Chonchon ?

— Oui, mon gros loup, répliquait la demi-mondaine, ultra richement entretenue par le marchand de porcs.

Célestin Labourette, d’ailleurs, ne semblait avoir gardé aucun souvenir de l’effroyable attentat dont il avait été victime quelques mois auparavant, laissé pour mort par la sinistre bande du Bedeau [14]. Plus que jamais heureux de vivre, le gros marchand de porcs faisait perpétuellement tinter l’or dans ses vastes poches.

Parmi les familiers du tripot, se trouvait également la comtesse de Blangy, du moins la grande dame mystérieuse et troublante que l’on connaissait depuis quelques mois sous ce nom ronflant dans la société parisienne.

Ce soir-là, la comtesse de Blangy, ou pour mieux dire lady Beltham, était présente. Son teint pâle, son regard inquiet, faisaient un contraste étrange avec l’attitude cupide ou indifférente des autres joueurs qui s’empressaient autour du tapis vert.

Parmi les nouveaux venus, une jeune et jolie femme américaine, Sarah Gordon, faisait l’objet de nombreux commentaires :

— Vous savez mon cher, disait un cercleux au visage fatigué et banal, que c’est une jeune fille qui est venue seule à Paris, uniquement accompagnée d’une vieille miss au visage parcheminé, au nez surmonté de lunettes. Figurez-vous qu’elle prétend, sous la seule protection de ce chaperon, faire connaissance avec toutes les joies de la grande vie parisienne, épuiser les plaisirs de la capitale ?

— Ah ! Et quel est ce jeune homme perpétuellement sur ses talons ?

Miss Gordon, riche, jeune et célibataire, était naturellement le point de mire de la société parisienne, aussi n’avait-on pas été sans remarquer qu’elle était souvent accompagnée par un jeune homme glabre, à la tournure élégante et que l’on savait être un acteur répondant au nom de Dick.

Vraisemblablement, l’artiste était épris de l’Américaine, il suffisait, pour s’en assurer, de le regarder quelques instants. Toutefois, la jolie Sarah Gordon paraissait ne prêter aucune attention à ce soupirant, sans doute de trop médiocre importance à ses yeux.

Dans la foule encore des habitués du tripot, on remarquait Malvertin, le fils du grand carrossier, l’avocat Duteil que sa réputation d’austérité au Palais n’empêchait pas de venir de temps à autre taquiner la dame de pique, puis encore Valaban, gros propriétaire de chevaux de courses, puis aussi le boxeur Smith, robuste et gigantesque individu auquel ses poings et ses biceps assuraient régulièrement une rente de cinq cent mille francs par an.

Cependant la partie avait commencé, et Mario Isolino qui en assumait la direction, affectait désormais un air grave et solennel.

La joie régnait parmi les joueurs, car la tradition établie depuis plusieurs soirs déjà, se poursuivait :

— La banque perd, la banque perd encore, murmurait-on.

Or, tandis que s’épanouissaient les visages des pontes et que les sommes qu’ils avaient risquées étaient sans cesse rendues, considérablement augmentées, soudain, un coup de sifflet retentit.

D’un geste brusque, Mario Isolino s’élança sur la table de jeu, et, recouvrant de son corps souple et agile les monceaux d’or qui s’y trouvaient accumulés, il cria d’une voix angoissée :

— Sauve qui peut ! Voilà la police !

Au même instant, des rumeurs et des éclats de voix se percevaient dans l’escalier qui conduisait à la salle placée au premier étage. Mais, dans l’espace d’une seconde, le croupier avait fait disparaître l’argent étalé sur la table, puis des gens bien stylés, des serviteurs, au courant évidemment de ce qu’il fallait faire dans de semblables circonstances, éteignaient brusquement l’électricité. La salle aussitôt fut plongée dans l’obscurité absolue. D’une voix que trahissait l’angoisse et la terreur, Mario Isolino résolu à bien se tenir jusqu’au bout, déclara nettement :

— Ne bougez pas messieurs et mesdames, vous n’avez rien à craindre, et si d’aventure on se permet d’entrer ici, dans mes appartements, vous n’aurez qu’à faire connaître vos noms et domicile et dire que vous êtes de mes amis. Moi, je confirmerai vos déclarations.

Cependant, les recommandations de Mario Isolino semblaient ne faire qu’une médiocre impression sur le groupe d’inconnus qu’il se disposait à faire passer pour ses amis. Peut-être se trouvait-il, parmi eux, des gens qui ne tenaient pas outre mesure à révéler leur identité, et c’est pourquoi, malgré la recommandation de Mario Isolino invitant les uns et les autres à se tenir tranquilles, on perçut des bruits de course, de pas précipités, de fuites éperdues, voire même le tapage d’une vitre brisée, comme si quelqu’un au risque de se rompre le cou, s’était élancé à travers une fenêtre.

***

Vers onze heures du soir, Juve et M. Sibelle s’étaient rencontrés à la Préfecture de police, puis ils avaient pris un fiacre qui les avait descendus à l’entrée du parc Monceau. Ils avaient alors quitté leur véhicule. Les deux hommes s’acheminaient lentement dans la direction de la rue Fortuny. Au bout de quelques instants, Sibelle interrogea :

— Je suis fort heureux, mon cher Juve, de vous prêter mon appui ce soir, puisque vous estimez en avoir besoin. Mais je me demande à quoi je pourrai vous servir ?

— Vous le verrez bien, répliqua Juve qui ne paraissait guère soucieux de s’ouvrir à M. Sibelle.

Loin de répondre à ses questions il l’interrogeait :

— Vous êtes sûr, monsieur Sibelle, demanda-t-il, du lieu de rendez-vous qu’ont choisi et qu’ont adopté les gens dont je vous ai donné le signalement ?

Le chef de la brigade des jeux hocha la tête :

— Je connais leur repaire, fit-il. Ils y sont installés depuis douze jours, c’est dans ce petit hôtel de la rue Fortuny dont vous apercevez d’ici les toitures pointues. Je ne leur ai pas encore rendu visite, mais, les ayant expulsés d’une maison de la rue Legendre, j’ai eu connaissance, par mes inspecteurs spéciaux, de leur installation rue Fortuny, voici déjà trois ou quatre jours. Nous allons pouvoir opérer une descente et, s’il y a lieu pour vous, de procéder à des arrestations. Je vous prêterai main forte. Quant à moi, je me contenterai de la saisie des jeux et de la vente du mobilier que j’effectuerai dès demain sans difficulté, j’ai déjà l’acheteur.

Juve regarde son collègue avec un certain étonnement :

— Vos façons de procéder m’étonnent un peu, dit-il. Elles ont l’air d’être réglées à l’avance comme une scène de comédie. Avant d’avoir levé le rideau, vous connaissez l’intrigue et même le dénouement.

— C’est parfaitement exact et que voulez-vous y faire ? Les tenanciers des tripots clandestins et leur clientèle connaissent la loi aussi bien que nous, pour ne pas dire mieux. Lorsque nous avons saisi les espèces et reconnu que les personnes présentes justifient de leur identité, nous sommes obligés de relâcher tout le monde. L’hôtel est toujours loué à la journée, les meubles ne valent rien et, sitôt qu’on en ordonne la mise en vente, je me trouve en présence d’un acquéreur qui rachète le tout à un prix très suffisant. Inutile de vous dire, mon cher Juve, que cet acheteur n’est autre que le tenancier pincé la veille et que nous le retrouverons le lendemain au plus tard, avec le même mobilier, dans un établissement similaire [15].

— Je me rends compte, en effet, qu’il s’agit d’une simple comédie. Le seul intérêt des descentes de police du genre de celles que nous allons faire est de permettre, occasionnellement, la capture de quelque malfaiteur, si parfois il s’en trouve dans la clientèle de ces tripots.

— C’est rare, car, voyez-vous, les joueurs constituent un monde très fermé qui fait sa police lui-même et dans lequel se mêlent rarement des voleurs ou des bandits de droit commun. Je fais exception pour ce qui concerne les grecs [16], les tricheurs de toute espèce contre lesquels nous ne pouvons pas sévir.

Cependant les deux hommes étaient arrivés devant le petit hôtel de la rue Fortuny désigné par M. Sibelle. Tout paraissait y être fort calme. Par les fenêtres closes ne filtrait aucune lumière et il semblait au premier abord que dans cette maison aux allures bourgeoises on devait être profondément endormi.

À l’extrémité de la rue se profilaient quelques silhouettes de passants aux allures innocentes.

M. Sibelle murmura à l’oreille de Juve :

— Ce sont mes hommes qui veillent.

À la porte du petit hôtel, il sonna trois coups puis un quatrième qu’il prolongea. Il observa en souriant :

— Je connais le signal des habitués pour se faire ouvrir.

M. Sibelle ne se trompait pas. Quelques instants après la porte s’entrebâillait. Le visage glabre et méfiant d’un laquais se profila, mais cela ne dura qu’une seconde. L’homme avait entrevu M. Sibelle et, d’un geste brusque repoussé le battant de la porte. Le chef de la brigade des jeux, qui s’attendait évidemment à être reconnu, avait prévenu ce mouvement. Il avait engagé sa canne entre les deux battants. La porte ne pouvait plus se refermer. Cependant que, d’une poussée violente il faisait reculer le laquais et s’élançait à l’intérieur de la maison suivi de Juve, M. Sibelle donnait un coup de sifflet. Aussitôt, accourant vers l’hôtel, une série d’individus jusqu’alors dissimulés dans la rue Fortuny apparaissaient et venaient se mettre aux ordres du chef.

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