La fille de Fantômas (Дочь Фантомаса) - Сувестр Пьер


PIERRE SOUVESTRE

ET MARCEL ALLAIN

LA FILLE

DE FANTÔMAS

8

Arthème Fayard

1911

Cercle du Bibliophile

1970-1972

1 – LA TÊTE DE MORT

Dans le ciel sillonné d’éclairs fulgurants, c’était une cavalcade effrénée et compacte de gros nuages noirs que pourchassait le vent. Les éclairs illuminaient la nuit par d’éblouissants instants, puis, alors que le tonnerre retentissait, le désordre des cieux tourmentés se plongeait à nouveau dans l’obscurité.

Sur terre, c’était une buée chaude, lourde, fatigante. Des projecteurs électriques fouillaient les alentours du haut de leurs pylônes respectifs, émettant une lueur blafarde et tremblotante. Ils éclairaient une immensité de toitures basses, vitrées, simplement supportées par de hautes et minces fermes métalliques. Dans l’intervalle de ces toitures se trouvaient, au niveau même du sol de vastes cours dallées, dessinées selon un modèle uniforme et géométrique, et que séparaient par intervalles réguliers des canaux profonds, remplis d’une eau lourde et immobile.

Sous les vastes hangars, c’était un amoncellement de marchandises de toutes sortes d’une variété extraordinaire : ballots enveloppés de toile, objets divers renfermés dans des caisses pleines ou à claire-voie, mécanismes de machines posés là, dans un désordre apparent, aux membrures rigides et robustes.

Plus loin, c’étaient encore des paniers remplis de comestibles, dont le contenu exhalait une odeur violente.

Ailleurs, dans des sortes de parcs, piétinaient d’innombrables troupeaux de bétail, pressés les uns contre les autres.

La même cohue régnait dans les cours que ne recouvraient point les toitures vitrées, puis, à l’horizon, on devinait confusément une forêt de mâtures dressées vers le ciel, de cheminées fumant encore.

Enfin, de plus loin venait une brise saline et le murmure monotone et répété d’un océan qui gronde à mi-voix.

Ce qu’éclairaient ainsi les projecteurs électriques, pendant cette nuit d’orage, c’étaient les quais d’un port de mer, les docks où vraisemblablement, dans la journée, devait régner une animation fébrile.

Cette nuit-là, toutefois, en dépit du tapage que faisait l’ouragan, un calme absolu régnait dans les magasins. Nul ne s’y aventurait, l’endroit était désert, comme abandonné.

Aux extrémités, devant les portes percées dans les clôtures, sommeillaient évidemment des gardiens, qui avaient pour mission de n’ouvrir qu’aux heures d’accès prévues par le règlement.

Quelqu’un toutefois devait l’enfreindre, le règlement.

Vers onze heures du soir, à l’endroit où le muretin séparant les magasins de la grande rue qui les bordait à l’extérieur se trouvait avoir à peine un mètre cinquante de haut, un observateur aurait pu apercevoir une ombre se profiler tout d’un coup, se préciser, s’affirmer, puis avancer avec précaution au milieu de l’une de ces cours pavées qui bordaient, sans le moindre garde-fou, de profonds canaux où courait une eau noire.

Par dessus le mur, en effet, un cavalier venait de sauter qui, désormais orientait sa monture avec précaution.

Le cheval en marchant ne faisait aucun bruit, et assurément les fers de ses sabots, pour ne pas résonner sur les dalles de pierre, devaient avoir été entourés de feutre ou de laine afin qu’on ne les entendît pas. Vraisemblablement, l’étrange visiteur qui s’introduisait ainsi dans les docks désirait n’être pas remarqué.

Dirigeant sa monture avec une habileté remarquable, il évitait de la diriger vers les endroits découverts, affectait, au contraire, de longer les murailles, recherchait évidemment l’ombre, prenait les plus grands soins de ne pas apparaître dans l’éclat des phares.

Le cavalier, à deux ou trois reprises, se dressa sur ses étriers, regarda autour de lui comme s’il redoutait une surprise.

Deux ou trois fois aussi, il calma l’ardeur de son cheval, flattant de la main la noble bête, dont l’encolure se cambrait élégamment à l’invite de la bride. Le cavalier avança encore un peu plus loin, pénétra sous les hangars.

Après environ une demi-heure d’hésitations, de marches et de contremarches, arrivé dans un des docks les plus encombrés de marchandises, le cavalier mit pied à terre et attacha son cheval à un poteau.

Puis, sans plus se préoccuper de sa monture, il s’enfonça au milieu des colis qui remplissaient le local, uniquement guidé par la lueur blafarde des projecteurs qui s’infiltrait à travers la toiture.

C’était un jeune homme à la silhouette élégante, à l’allure déterminée. Il était de petite taille, mais paraissait solidement bâti, et pouvait avoir une quinzaine d’années au plus, tant son visage, cependant basané par le soleil, avait les traits à la fois délicats et juvéniles.

Sur ses cheveux naturellement bouclés et assez longs, il portait avec chic un grand chapeau de feutre gris. Sa taille, bien prise, était sanglée d’une ceinture, laquelle portait au côté gauche un étui à revolver.

Vêtu d’une sorte de costume de chasse ample et seyant, ce jeune homme avait une culotte bouffante, dont les extrémités se dissimulaient dans de petites bottes molles en cuir jaune que terminaient des éperons courts.

L’adolescent s’avança.

Ayant soudain avisé un gros ballot enveloppé d’une toile grise, d’où s’échappaient des brindilles de paille, il ne put retenir un mouvement d’émotion. À deux ou trois reprises, il parut vouloir, s’étant armé d’un couteau, éventrer ce ballot, mais il s’arrêtait, prêtant l’oreille, comme s’il avait redouté la venue de quelqu’un, d’un surveillant des docks, d’un témoin gênant ou redoutable. Toutefois, dès qu’il croyait être seul, il semblait revenir à sa première intention et se disposer à mettre à exécution son projet primitif.

Le jeune homme s’y décida enfin.

D’un coup sec de son arme, il trancha la toile grise qui, par sa blessure béante, vomit des flots de paille. Le jeune homme s’accroupit devant le paquet qu’il venait de mettre en si mauvais état.

Aidant la paille à sortir, de ses mains, il arrachait les longues tiges, les rejetant autour de lui, de part et d’autre, le geste vif.

Les bras enfoncés jusqu’aux coudes dans le ballot de toile, l’œil brillant, le visage énergique, il inventoriait fiévreusement le cœur du gros paquet.

Un cri soudain s’échappa de ses lèvres, un cri de joie.

Puis ses muscles se tendirent, ses épaules se courbèrent. Faisant un suprême effort, l’étrange personnage arracha du ballot quelque chose de sombre, de dur et de résistant. Il posa sur le sol sa trouvaille et la considéra un instant avec une profonde émotion.

C’était une boîte de métal, une sorte de coffret de fer, aux lignes précises et nettes. Un coffret en forme de cube, qui pouvait avoir trente centimètres de côté.

Le cavalier, comme s’il venait de faire là une découverte extraordinaire, s’empara fiévreusement du coffret par une poignée, assujettie au couvercle.

Puis, sans souci du désordre qu’il avait créé, sans chercher le moins du monde à dissimuler les traces du rapt qu’il venait de commettre, l’adolescent, quittant en toute hâte l’endroit où il se trouvait, alla retrouver à quelques pas de là son cheval, ayant bien soin de ne pas lâcher le coffret qu’il venait d’extraire de sa mystérieuse enveloppe.

Mais à peine avait-il repris place sur le dos de sa monture, que celle-ci se cabrait, effrayée, cependant que le cavalier poussait un sourd gémissement.

Le cheval, malgré les invites pressantes de son maître, refusait énergiquement d’avancer. Il tremblait de tous ses membres, ses oreilles pointaient, ses naseaux transparents palpitaient avec frémissement.

Hélas, il n’était pas difficile de comprendre ce qui épouvantait la pauvre bête.

Le cavalier lui-même pâlit, cessa de vouloir imposer sa volonté à sa monture et regarda autour de lui.

Autour de lui, c’était une odeur âcre et puissante qui montait d’une légère fumée blanche aux flocons infimes dès le début de leur apparition, mais qui ne tarda pas à gonfler.

Puis, dans le silence, s’éleva un petit crépitement, très significatif.

Un peu de tous les coins des docks surgirent alors des lueurs sinistres.

Il n’y avait pas à en douter, c’était l’incendie qui s’éveillait, le feu qui commençait à prendre.

Un terrible malheur, un effroyable désastre, non seulement menaçait, mais s’abattait soudain sur les immenses magasins gorgés de marchandises.

L’instant, toutefois, n’était propice ni aux hésitations ni aux commentaires.

Avant de se demander le pourquoi des choses, il fallait se prémunir contre elles.

Le cheval refusait toujours d’avancer.

Il s’y décida néanmoins à l’invitation impérative d’une double pression des jambes, aggravée de violents coups de cravache. La bête, en poussant un hennissement douloureux, bondit en avant, l’écume aux lèvres, et le cavalier dut s’arc-bouter sur ses étriers pour empêcher le malheureux animal, qui s’élançait droit devant lui, à demi emballé, d’aller se briser la tête sur un obstacle.

Mais soudain, alors que le cavalier et sa monture débouchaient des docks et venaient en pleine lumière dans une cour déserte, un coup de feu retentit.

***

À ce même instant, suffoqué, à demi-mort, les yeux révulsés, les mains en sang, les genoux déchirés, la poitrine haletante, un homme ou pour mieux dire un spectre humain s’arrachait avec une peine infinie de l’immense caisse, dont les parois noircies par l’incendie étaient en train de se calciner.

L’homme hurlait.

Les flammes couraient sur ses vêtements en loques, mais l’individu n’avait cure du danger.

Il aspirait de larges bouffées d’un air saturé de poussière et de fumée âcre. Il fit encore un effort suprême, sortit définitivement de la caisse dans laquelle il semblait avoir été enfermé, prit contact avec le sol… Aussitôt ses jambes fléchirent… il tomba les genoux contre terre, puis se releva, ouvrant des yeux fous, hagards.

Brusquement, il dut faire un bond de côté pour éviter d’être écrasé par une pyramide de caisses, qui, rongées par l’incendie, s’abattaient dans un fracas épouvantable.

L’homme se comprima la tête de ses deux mains décharnées, il gronda comme un fauve, comme une bête traquée, aux abois.

Ce malheureux, cette loque humaine, cet être affolant, aux allures fantasmagoriques, ce rescapé de l’incendie, ce pseudo-cadavre évadé d’une quasi-bière… c’était Jérôme Fandor.

Jérôme Fandor, le célèbre journaliste, l’ami intime du célèbre policier Juve, Jérôme Fandor, qui, aux côtés de l’inspecteur de la Sûreté, s’acharnait depuis de si nombreuses années à la poursuite de l’insaisissable Fantômas.

Était-ce possible que ce fût lui, était-ce possible qu’il se trouvât dans cette situation critique ?

Quelles étaient donc les aventures qui avaient pu le mettre en aussi fâcheuse posture ?

Un mois auparavant, Jérôme Fandor se trouvait à Londres, dans la modeste chambre qu’il occupait dans un hôtel du quartier français.

C’était un soir du mois d’avril. Jérôme Fandor venait de télégraphier à son ami Juve, lequel se trouvait à Paris, qu’il venait de faire une découverte sensationnelle, c’est-à-dire tout simplement qu’il venait de retrouver la trace de Fantômas. Fandor était en train d’écrire une lettre à son ami, dans laquelle il lui confirmait et lui détaillait l’information de sa dépêche, lorsque soudain il avait été assailli, étroitement ligoté par un audacieux bandit qui ensuite, lui avait révélé sa personnalité.

Fandor avait été fait prisonnier par l’effroyable Fantômas.

Le monstre toutefois ne l’avait pas mis à mort.

Avec l’ironie gouailleuse qui le caractérisait lorsqu’il venait de remporter une victoire, sur des adversaires tels que Juve ou Fandor, Fantômas avait informé le journaliste que, s’il épargnait son existence, c’était afin de le conserver comme otage et de pouvoir, à l’occasion, obtenir de Juve une certaine discrétion.

Fantômas avait alors conduit Fandor dans une sorte de cellule hermétiquement fermée, dont l’éclairage et l’aération étaient assurés par un ingénieux dispositif de lumière électrique et d’air sous pression.

Cette cellule était assez confortablement aménagée pour que l’on pût y vivre, Fantômas n’avait d’ailleurs pas dissimulé à Fandor que ce local constituerait son domicile pendant plusieurs semaines, et qu’il n’y serait pas abandonné, que chaque jour – pour le distraire sans doute – il recevrait la visite de son terrible geôlier.

Fandor n’avait eu qu’à acquiescer aux ordres de Fantômas.

Mais contrairement à la promesse du monstre, celui-ci n’était plus jamais venu revoir le journaliste.

Que s’était-il passé ? Pourquoi Fantômas n’avait-il pas tenu promesse ?

Fandor l’ignorait.

Mais ce qu’il savait, c’est qu’au bout de quarante-huit heures à dater de son incarcération, la cellule dans laquelle il se trouvait s’était mise à remuer, avait été agitée, secouée dans tous les sens.

Aux secousses violentes avait succédé l’immobilité complète, puis étaient venus des balancements, de longues oscillations écœurantes et berceuses, qui rendaient Fandor malade et lui laissaient supposer qu’il subissait les terribles atteintes du mal de mer.

Fandor, tout d’abord, avait cru que sa cellule était fixée sur un châssis d’automobile, ou montée dans un wagon de chemin de fer. Il avait ensuite compris qu’elle se trouvait à bord d’un bateau.

Des jours interminables s’étaient alors succédés.

Fandor avait dans cette cellule les provisions nécessaires. L’aération et l’éclairage, d’autre part, étaient si bien compris, que le journaliste n’avait à souffrir ni de l’obscurité, ni du manque d’air.

Mais ses tortures morales déjà suffisantes devaient s’aggraver, au bout de trois semaines environ, de tortures physiques… des tortures que, dès le début, il avait appréhendées.

À de nouvelles secousses avaient succédé, une fois encore, une immobilité complète, mais, peu à peu, la lumière avait diminué, Fandor avait vu ses provisions s’épuiser, il lui fallait rationner sa nourriture et enfin, chose plus grave, l’air avait commencé à s’alourdir, l’atmosphère à se raréfier.

— Coûte que coûte, s’était alors dit Fandor, il faut sortir de là ou se résigner à mourir.

Le journaliste était brave et audacieux.

Encore qu’épuisé et affaibli, déprimé par les effroyables heures qui avaient succédé à son incarcération, il avait, au cours de ses longues semaines de détention, minutieusement étudié les clôtures de sa cellule.

Et Fandor avait à peu près découvert le secret de la fermeture, qui le séparait du monde des vivants.

Avec une patience et une énergie extraordinaire, Fandor s’était évertué à se frayer une issue dans ce local, véritablement blindé de tous les côtés, et au fur et à mesure que ses forces s’affaiblissaient, il sentait le succès se rapprocher.

Réussirait-il à s’évader avant de s’évanouir de faiblesse ?

Un nouvel élément, une dernière épreuve accroissait encore les forces, décuplées par l’émotion, de la malheureuse victime de Fantômas.

Fandor allait réussir à ouvrir et déjà, par les interstices, les fentes qu’il avait provoquées, il apercevait des rayons lumineux… mais par ces mêmes fentes, pénétrait soudain dans sa cellule un air brûlant, irrespirable, un air de feu.

Fandor, véritablement surhumain cette fois, avait néanmoins triomphé du dernier obstacle.

Il avait renversé la paroi la moins résistante de son effroyable prison et, sortant le corps à l’extérieur, promenant ses regards de tous côtés, il avait regardé… Il avait vu.

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