Fandor avait reconnu la voix de Hans Elders. Celui-ci passait dans une courette voisine de l’atelier et simplement séparée par une cloison en vitres dépolies, dont les carreaux supérieurs étaient ouverts pour l’aération, ce qui permettait d’entendre ce qu’il disait.
— Bien, se dit Fandor, Hans Elders tombe à pic et puisque l’occasion s’en présente, je ne serais pas fâché d’avoir un entretien avec ce particulier-là.
Le journaliste plein d’audace et de courage allait sortir de l’atelier, mais il s’arrêta soudain et pâlit :
— Oui, disait Hans Elders, oui, policemen, je suis sûr que notre homme s’est caché quelque part dans les ateliers. Vous l’avez vu comme moi pénétrer dans la chercherie.chercherie. Que venait-il y faire ?
— Sans doute, répliquait une grosse voix inconnue de Fandor et dont la rude sonorité s’atténuait dans des inflexions respectueuses, sans doute vous voler des diamants, monsieur le directeur ?…
— Sans aucun doute, assurait Hans Elders. Mais Jérôme Fandor cherche aussi à se dérober aux autorités. Il n’ignore pas la grave inculpation qui pèse sur sa tête.
— Bien, pensa Fandor, de quoi diable suis-je encore inculpé ? Je n’ai véritablement pas de chance, depuis que je suis tombé dans ce sacré pays, moitié gratte-ciel moitié paillote.
— Mais de quoi suis-je accusé maintenant ?
Il allait être renseigné.
— Ce Jérôme Fandor, poursuivait Elders, qui se dit journaliste parisien, est sans doute un voleur, mais à coup sûr un forcené. C’est lui, messieurs les policemen, qui était le plus acharné à poursuivre le malheureux Jupiter. Je sais bien que la mort d’un noir est beaucoup moins importante que celle d’un blanc, mais Jupiter n’était pas un noir ordinaire, et le sang que l’on a fait couler l’autre soir, au théâtre avec une telle sauvagerie, crie vengeance… Vous savez d’ailleurs, messieurs, les ordres donnés par le gouverneur, il faut à tout prix vous emparer de ce Fandor… « mort ou vif », a dit sir Houston…, ce sont ses propres paroles !… mort ou vif… n’hésitez pas à tirer dessus s’il refuse de vous obéir dès que vous l’apercevrez.
Fandor tressaillit en entendant le claquement sec des revolvers qu’on armait :
— Cela va de mieux en mieux, pensa-t-il… va falloir s’arranger pour déguerpir avant d’être aperçu de ces gaillards-là. La justice au Natal me fait l’effet d’être terriblement expéditive, et mieux vaut éviter une rencontre que d’avoir à s’expliquer avec les revolvers de ces messieurs les agents.
Le journaliste scrutait des yeux la pièce dans laquelle il se trouvait. Celle-ci paraissait n’avoir qu’une seule issue et Fandor ne pouvait songer à en profiter, car c’était vers cette porte que se dirigeait le petit groupe d’agents piloté dans l’usine par le redoutable Hans Elders.
Fandor instinctivement recula à l’autre bout de l’atelier. Il aperçut une poignée. Le journaliste poussa un soupir de soulagement.
— Tant mieux, s’écria-t-il, voilà une issue.
Il appuya sur cette poignée, mais, soudain, il entendit un violent crépitement. C’était simplement, non pas un bouton de porte, mais un commutateur électrique qui venait d’allumer les lampes à arc.
Celles-ci, malgré le grand jour, scintillaient éblouissantes, et assurément leur allumage ne passait pas inaperçu, car de l’extérieur, Fandor entendit des exclamations étonnées émanant des lèvres de ceux qui le poursuivaient.
Il aurait voulu signaler sa présence, la crier sur les toits, qu’il n’aurait pas procédé autrement.
— Sacré nom de Dieu, jura Fandor, me voilà frais… dans quelques secondes, ces sauvages vont être sur mon dos et c’est bien le diable s’ils ne me démolissent pas au premier geste.
Instinctivement Fandor éteignait les lampes, mais au mouvement qu’il faisait pour y parvenir la manche de son veston déclenchait un autre commutateur, et soudain un ronflement formidable assourdit l’usine.
C’étaient les machines électriques qui se mettaient en branle.
— Cette fois, conclut Fandor, je suis foutu.
La porte de l’atelier s’ouvrit.
— Hands up !
Haut les mains. Fandor connaissait l’ordre.
Les mains hautes, c’est-à-dire l’impossibilité de résister, de prendre une arme, d’effectuer le moindre geste sans être immédiatement considéré en état de rébellion et frappé par une balle meurtrière.
Fandor leva donc les mains, résigné, attendant son sort lorsque soudain ses doigts dressés au-dessus de sa tête étaient frôlés par quelque chose, qu’instinctivement Fandor regardait. C’était une grosse courroie de transmission déclenchée quelques instants auparavant par la maladresse du journaliste.
Embrayée sur une poulie, la large courroie montait jusqu’au sommet de l’atelier, passait à travers la toiture, pour aller se perdre on ne savait où.
En l’espace d’une seconde, le journaliste comprit le parti qu’il pouvait en tirer.
Avant que les policiers qui allaient se précipiter sur lui aient eu le temps de comprendre son intention, Fandor, qui de ses deux mains nerveuses et robustes s’était agrippé au cuir de la courroie de transmission, était enlevé par celle-ci comme un fétu de paille.
La courroie l’entraînait vers la toiture de l’atelier, Fandor bénéficia d’une ouverture ménagée dans le vitrage pour le passage de la transmission.
Il passait ainsi cependant que du bas de l’atelier, on tirait à coups de revolver sur cet audacieux évadé.
— Ouf.
Mais l’élan qui lui avait été imprimé au moment de son départ se multipliait, et tandis que la courroie continuant à courir sur la poulie redescendait à l’intérieur de l’atelier, Fandor était précipité dans le vide. Le malheureux eut une seconde la sensation qu’il allait s’écraser sur le sol.
Fandor ne tomba pas sur un sol de terre ou sur de la pierre, mais il s’effondra au milieu d’un marécage de boue grasse et légère qu’agitait une grosse meule de pierre.
Fandor suivait le chemin des terres que l’on remuait sans cesse pour leur faire rendre des diamants. La grosse meule de pierre l’entraînait avec une violence irrésistible, Fandor tombait sur les palettes de bois d’une énorme roue à aube, comme une roue de navire sur laquelle il effectuait un parcours acrobatique, involontaire et en arc de cercle.
Le journaliste moulu, aveuglé, à demi étouffé, ayant de l’eau, du sable et de la boue dans les yeux, les oreilles, la bouche et les narines, était incapable de faire le moindre effort pour réagir, pour lutter contre la tourmente qui l’emportait. Une fois de plus cependant Fandor jugeait avec un imperturbable sang-froid la situation dans laquelle il se trouvait :
Il avait vu quelque part des herses énormes, des roues dentées aux engrenages se mêlant les uns aux autres. Il avait remarqué d’effroyables plateaux broyeurs hérissés de pointes. Il se disait que peut-être, d’ici quelques instants, d’une seconde à l’autre, le hasard de la machinerie inconsciente allait le livrer à l’un de ces monstres de fer, et qu’après cet effroyable contact, son corps sortirait des mâchoires horribles, réduit à l’état de bouillie.
Mais soudain, Fandor qui peu à peu perdait la notion des choses et se sentait défaillir, fut brusquement plongé dans une eau d’une fraîcheur extrême et emporté par un courant de flots tumultueux. Le journaliste suffoqua.
Faisant pourtant d’inimaginables efforts, il réussit à deux ou trois reprises à revenir à la surface de ce tourbillon d’eau glacée. Mais le courant soudain plus rapide encore l’entraîna.
Les eaux tonitruaient, résonnant dans un tube sombre et sonore, Fandor fut emporté.
Dans l’espace d’une seconde, il avait vu le gouffre ou chavirait son corps impuissant à résister.
— Le siphon se dit-il, je suis pris dans le siphon des eaux qui alimentent les machines à vapeur.
Puis ce fut la nuit.
22 – À LA DÉRIVE
Cependant sur le British Queen, la peste continuait ses ravages.
La lutte contre l’épidémie devenait chaque jour plus difficile. Les nombreux cadavres qui pourrissaient sur le navire rendaient l’air absolument irrespirable, les boîtes de conserves qui avaient fait jusqu’alors l’unique nourriture étaient épuisées et il allait falloir manger des aliments suspects.
C’est précisément ce qui faisait l’objet de la conversation des quatre passagers réunis dans la salle à manger.
C’était un Belge appelé Le Clain qui parlait. Ancien étudiant en médecine, il avait quitté l’art de soigner les malades pour embrasser la carrière d’explorateur, plus en rapport avec ses goûts aventureux.
Il se rendait en Australie pour dresser la carte des régions inexplorées. Ses premières études l’avaient qualifié pour prendre la direction des mesures sanitaires, après la mort des médecins à bord. Il était secondé dans son œuvre de dévouement par le naturaliste Towtea, le jeune et déjà célèbre auteur de travaux nombreux sur les capillaires, par le professeur français, Raymond, et enfin par la toujours gracieuse et active Miss Dorothea.
— La lutte est impossible, disait Le Clain. Ce matin j’ai constaté quinze cas nouveaux. Nous n’avons plus les locaux suffisants pour isoler les derniers malades, et ils vont être obligés de rester parmi nous, cela revient à dire que nous sommes tous condamnés et que nous n’avons plus qu’à attendre notre tour. Si nous avions du sérum, peut-être pourrions-nous essayer de résister encore. Mais nous n’en avons pas et notre dernier espoir d’en avoir s’est évanoui avec le départ du médecin de Durban.
— Mais est-ce qu’il n’y a vraiment plus moyen de communiquer avec la terre ? demanda Towtea en se tournant vers miss Dorothea.
— C’est complètement impossible, répondit la jeune télégraphiste. Par suite de la mort de presque tous les hommes d’équipage, les machines du bord se sont arrêtées et personne parmi nous n’est capable de les mettre en mouvement. Il n’y a plus de courant. Mes appareils sont morts.
— Il faut donc nous résigner ?
— Peut-être avons-nous encore un peu d’espoir, répondit Raymond.
Le professeur était resté muet pendant toute cette conversation. Il réfléchissait.
Depuis un instant, il ne quittait pas des yeux un individu qui se trouvait dans la salle à manger, debout devant un sabord et qui leur tournait le dos. Il le désigna du doigt.
— Est-ce que vous connaissez cet homme ? demanda-t-il à ses compagnons.
Ils répondirent tous que non, il y avait seulement quelques jours qu’ils l’avaient aperçu parmi eux.
— C’est sans doute un passager de deuxième classe qui a fui de notre côté, parce que le fléau était trop violent dans l’autre partie du navire.
— Eh bien, reprit Raymond, je suis persuadé que cet homme possède du sérum…
— Du sérum, s’écrièrent-ils tous à la fois, ce n’est pas possible.
— J’en suis certain. Ce matin, comme je passais devant une cabine, j’ai vu par terre, sur le pas de la porte, une capsule de verre brisée. Je l’ai ramassée et j’ai pu me convaincre qu’elle avait contenu du sérum. J’ai voulu savoir qui habitait cette cabine, quel était le possesseur du précieux remède, et, par la porte entrebâillée, j’ai aperçu l’individu que vous voyez en train de ranger dans une boîte un certain nombre de tubes semblables à celui que j’avais ramassé.
— Mais alors, nous sommes sauvés, s’écria Towtea. Je vais lui demander de donner de son remède. Il ne refusera certainement pas et alors nous pourrons recommencer et avec succès cette fois, la lutte contre le fléau…
Il s’était élancé déjà, mais Raymond l’arrêta du geste.
— Ne vous précipitez pas, vous allez peut-être tout compromettre par trop de hâte. Songez que cet individu doit avoir des raisons pour ne pas nous offrir le sérum. Il faut agir avec précaution et nous arranger pour qu’il ne puisse pas refuser…
— Si vous voulez, dit Le Clain, voici comment nous procéderons. L’un de nous ira lui adresser la requête, cependant que les autres se tiendront à portée de sa cabine, prêts à s’emparer des boîtes au cas où il les refuserait. Je crois que l’intérêt général autorise cette violence à laquelle bien entendu, nous ne nous livrerons qu’à la dernière extrémité.
— Bravo, s’écria Towtea. Vous eussiez dû naître général d’armée, le plan est génial. C’est moi qui vais aller parler à ce monsieur, et vous vous placerez tous deux à l’entrée de l’escalier conduisant aux cabines…
Le passager inconnu avait bien compris, en voyant les regards des quatre interlocuteurs dirigés de son côté, qu’il était question de lui.
Il se tenait donc sur ses gardes, et lorsque Towtea lui fit la demande d’avoir un entretien avec lui, il acquiesça d’un geste bref.
— Monsieur, commença le naturaliste, ma démarche est peut-être incorrecte, mais la situation terrible dans laquelle nous nous trouvons nous élève au-dessus des convenances et vous m’excuserez. Nous avons appris que vous possédiez du sérum contre la peste. En ce moment ce sérum est absolument indispensable à la sauvegarde des quelques survivants du navire, et comme c’est nous jusqu’ici qui avons assuré la tâche et le rôle d’infirmiers volontaires, nous vous prions de nous le remettre.
— Monsieur, votre demande me surprend étrangement. Je n’ai jamais eu en ma possession le moindre tube de sérum. Croyez que si j’en avais eu, je n’aurais pas attendu jusqu’à présent pour le mettre à la disposition de votre science et de votre dévouement.
— Monsieur, insista Towtea, il est inutile de nier, on a vu les tubes dans votre cabine…
— On s’est trompé certainement. La peur de la peste a dû produire des hallucinations chez ceux qui vous ont renseigné.
— Non, la personne qui les a vus avait tout son sang-froid et tout son bon sens. Je vois que vous refusez de vous dessaisir de ces tubes précieux. Pourquoi ? je n’en sais rien. Vous en avez dix fois plus qu’il n’en faut pour votre consommation personnelle. Vous n’avez pas juré la mort de nous tous. Songez au nombre de ceux qui ont déjà péri. Songez que le salut des survivants est entre vos mains ? Ne refusez pas de les sauver. Regardez miss Dorothea qui vous observe avec des yeux angoissés, car elle s’est aperçue que vous me disiez non. Elle aussi sera atteinte par le fléau si vous ne nous venez pas en aide. Laisser disparaître tant de beauté, tant de jeunesse… Vous ne le voudrez pas, ce serait monstrueux.
— Brisons là, monsieur, je vous ai déjà donné une réponse, je n’ai pas de sérum. Je ne puis donc vous être utile en rien et je ne désire pas être importuné plus longtemps.
— Eh bien, puisqu’il en est ainsi, nous allons avoir le regret de nous passer de votre bonne volonté, et nous allons fouiller votre cabine. Ces deux messieurs qui sont là-bas en haut de l’escalier n’attendent qu’un signe de moi.
Au même instant il invitait de la main Raymond et Le Clam à accomplir leur mission et ceux-ci se mettaient en devoir de descendre l’escalier.
Mais ils avaient à peine tourné le dos et descendu une marche qu’un grand cri les figeait sur place et les forçait à se retourner.
— Arrêtez, ou je vous brûle la cervelle !
Qui donc avait crié ?
C’était l’inconnu.
Il avait tiré de sa poche un browning de fort calibre, et il le braquait sur les assistants d’une façon menaçante. Il paraissait fort en colère et semblait disposé à faire un véritable massacre, plutôt que de laisser approcher.
— Vous ne manquez pas d’audace, criait-il, de vouloir pénétrer malgré moi dans ma cabine ! Et de quel droit, s’il vous plaît ? Pour avoir du sérum ? Eh bien oui, j’en ai, mais vous crèverez tous sans que je vous en donne ça. Vous voulez le prendre sans ma permission ? Que l’un d’entre vous essaye… Une balle dans la tête le guérira à tout jamais de la peste et de ses horreurs.
Les passagers qui se trouvaient dans la salle au début de la discussion, mais qui n’y avait pas pris part, s’étaient levés au premier cri. Puis, sous la menace du revolver, ils avaient fui en désordre dans un coin de la salle et ils s’y tenaient terrifiés. Seuls Le Clain et Raymond restaient toujours debout sur le haut de l’escalier, et Towtea se tenait à quelques pas de l’inconnu.