Mais comme Juve allait reprendre la parole, Ribonnard tapa du poing sur la table :
— Et puis çà va bien, déclara-t-il, ce numéro-là nous verrons bien un jour ou l’autre ce qu’il deviendra ? Fumes-tu ?
Juve demeura interloqué. Il grillait précisément une cigarette. Que voulait dire Ribonnard ? À tout hasard Juve répondit :
— Oui, oui, bien sûr.
À quoi, Ribonnard riposta :
— Alors cavale mon poteau, j’te vas mener dans la turne que je fréquente, c’est encore la plus bath de Durban…
***
Deux heures plus tard, Juve n’était plus très certain d’être parfaitement maître de lui et cela n’était pas sans l’ennuyer.
Il n’y avait pourtant pas de sa faute et le policier n’avait à se reprocher aucune imprudence.
Après avoir répondu à Ribonnard qu’il « fumait », il avait accompagné l’apache, ne sachant trop où celui-ci le menait. Ribonnard, causant de choses et d’autres, de choses qui n’intéressaient pas Juve d’ailleurs, mais Juve avait peur d’attirer son attention en le questionnant, conduisit le policier à travers les rues tortueuses et désertes, jusqu’à une sorte de petite maison basse, située dans l’un des faubourgs de la ville, au centre d’un grand jardin, à l’aspect abandonné.
— V’là ma fumerie, avait annoncé Ribonnard.
Et, dès lors, Juve avait compris…
Au Natal, comme dans toutes les colonies qui sont la possession des Anglais, l’opium règne en maître. Le poison redouté, aux effets tragiques, qui cause d’épouvantables ravages, le poison auprès duquel l’alcool est un breuvage anodin, est apprécié de tous.
Ribonnard était devenu fumeur d’opium. C’était à une fumerie d’opium qu’il venait de conduire Juve.
Juve, immédiatement, décida en lui-même qu’il ne fumerait pas. Mais, en même temps, il se félicita de la bonne occasion qui lui était offerte d’être présenté dans un de ces bouges, car assurément, c’était un bouge qu’une fumerie fréquentée par Ribonnard.
N’était-ce pas, en effet, dans l’un de ces antres qu’il avait le plus de chances d’entendre parler des choses qui se rapportent, soit à Fandor, soit à Fantômas ?
Suivant son guide, Juve pénétra dans la fumerie, petite pièce basse, dont le sol, les murs et le plafond étaient tendus de peaux d’ours qui se joignaient, cousues ensemble, et calfeutraient la pièce, rendant l’air chaud et irrespirable !
Aux murs pendaient des tableaux, des statuettes de femmes aux formes grêles, aux attitudes équivoques. Sur le sol, des coussins épais étaient disposés, formant de véritables lits de repos. À droite de chacun d’eux était posé un plateau sur lequel brûlait continuellement un réchaud, pour allumer les pipes d’opium, puis encore un flacon où demeuraient d’épaisses liqueurs, puis encore et toujours, des objets destinés à faciliter les rêves des fumeurs, des vases de fleurs, des gravures, des coquillages.
Ribonnard s’était découvert en entrant.
Sans bruit, il s’étendit sur l’un des lits de coussins, ne paraissant plus même s’occuper de Juve.
L’apache, à coup sûr, était maintenant violemment intoxiqué d’opium. C’était l’heure de ses pipes, et comme tous les véritables fumeurs, il ne pouvait plus penser à autre chose qu’au capiteux engourdissement dont il allait goûter les extases infinies.
Juve, pour ne point se faire remarquer – il y avait dans la pièce, trois ou quatre fumeurs déjà installés – s’étendit, lui aussi, sur un lit de coussins.
Ribonnard, en entrant dans la fumerie, avait jeté quelque argent à la tenancière. Celle-ci dépêcha vers les deux hommes ses meilleurs serviteurs.
Une jeune femme, une Chinoise, s’approcha de Juve et lui proposa :
— Veux-tu que je fasse tes pipes, seigneur, ou les fais-tu toi-même ?
Juve, qui, de moins en moins, désirait fumer répondit, affectant l’impassibilité, la nonchalance du fumeur habituel :
— Laisse, je les ferai moi-même.
La Chinoise s’écarta.
Alors, toujours désireux de ne point se faire remarquer, Juve, surveillant, sans en avoir l’air les gestes de Ribonnard, qui lui aussi, avait écarté la Chinoise, se livra à une étrange manœuvre.
D’une aiguille fine, il piqua dans le flacon d’opium qui se trouvait près de lui, un peu de la pâte molle et odorante qu’est le terrible poison.
Il approcha de la flamme la boulette ainsi formée, la tourna, la retourna, la grilla soigneusement, puis d’un geste que n’eût pas désavoué un fumeur professionnel, il l’enfonça dans la courte pipette qui sert à la fumerie proprement dite.
Juve n’avait plus qu’à aspirer la boulette encore incandescente.
Mais fumer était d’autant moins la préoccupation de Juve, qu’au moment précis où il grillait sa première boulette d’opium, il avait entendu dans le couloir conduisant à la salle, une phrase qui l’avait fait tressaillir :
— Oui, avait affirmé une voix jeune et bien timbrée, oui, c’est moi Teddy, et je viens fumer, madame, parce que j’ai du chagrin aujourd’hui.
Teddy.
Ce nom de Teddy, mais Juve l’avait entendu prononcer plusieurs fois, alors qu’on lui parlait de Hans Elders, alors qu’on lui parlait de Fandor.
Un étranger, un jeune homme, habillé en cavalier, se glissa à ce moment dans la fumerie, vint s’étendre sur le lit de coussins qui se trouvait à droite de Juve…
Juve se sentit terriblement anxieux.
Était-ce ce Teddy ?
Non, il y avait bien peu de chances, après tout, que ce fût précisément ce personnage que le hasard lui fît rencontrer.
En tout cas, Juve prenait une décision. Non seulement il ne fumerait pas, mais il ferait attention à résister à l’engourdissement tout spécial qu’il ressentait depuis son entrée dans la fumerie.
Juve, savait, en effet, qu’au cours de ses rêves fous, le fumeur d’opium parle souvent tout haut.
Si par hasard ce Teddy était le Teddy dont on lui avait rapporté certaines aventures, n’avait-il pas une chance extraordinaire d’être précisément son voisin dans cette fumerie ? Ne devait-il pas guetter ses paroles ?
Juve, surveilla d’abord le manège du jeune homme qui, par quatre fois, huma la grisante fumée de sa pipette.
Il vit alors le fumeur se renverser sur ses coussins, face livide, air hagard, yeux révulsés…
À coup sûr, le rêve du jeune homme commençait.
Juve, dès lors, tenant pour certain que son voisin ne pouvait plus remarquer l’insistance avec laquelle il le regardait, prenait moins de précautions. Il se retourna sur son lit pour être orienté de son côté.
Entre lui et le jeune homme, une seule barrière subsistait, peu gênante, le plateau sur lequel se trouvaient disposés les accessoires de la fumerie de Teddy et un grand vase de fleurs de cristal, que Teddy avait regardé, fixement, de ses yeux dilatés avant de se renverser en arrière pour s’abandonner aux hallucinations de l’opium.
Or Juve regardait depuis quelques instants Teddy, lorsque soudain il sentit une sueur froide lui perler aux tempes. Juve était haletant, Juve était livide. Juve était au comble de l’émotion.
Aussi bien ce qu’il voyait était affolant, ahurissant, effroyable.
Oui, ce que Juve voyait, au travers du vase de fleurs, posé entre ce vase de fleurs et Teddy, c’était… oh ! il ne pouvait pas en douter, c’était une tête de mort, c’était un crâne, un crâne dont il distinguait les moindres détails.
Et Juve, qui depuis le matin même entendait parler continuellement de tête de mort, qui savait qu’une tête de mort avait une grande importance dans les dangers où se débattait actuellement Jérôme Fandor, Juve qui savait que son voisin s’appelait Teddy et qui n’ignorait pas qu’un Teddy connaissait Fandor, Juve, à la vue de ce crâne, pensait mourir de surprise.
Le policier qui, malgré lui, se sentait de plus en plus étourdi par la lourde atmosphère de la fumerie, par les relents d’opium qu’il respirait, fit effort sur lui-même :
Ce crâne qu’il voyait à travers ce vase, il voulait le voir de plus près. Il voulait être certain qu’il le voyait.
Tous les fumeurs étaient plongés dans une extase béate. Nul ne remarquait ses gestes.
Juve se dressa, s’assit sur son séant, se pencha pardessus le vase pour apercevoir le crâne.
D’un geste machinal, Juve, alors, se prit le front à deux mains :
— Voyons, voyons, se disait-il, est-ce que je suis ivre ? est-ce que rien que cette odeur d’opium m’a grisé complètement ? j’avais bien cru voir un crâne, je me suis trompé ?
Juve se recoucha…
Mais comme il avait repris sa première position, voilà qu’à nouveau, au travers du vase de fleurs, il apercevait la lugubre tête de mort.
Juve, cette fois, d’un seul bond se redressa.
Non, il n’était pas victime d’une hallucination, il voyait clair, il y avait un crâne, là, que diantre.
Penché par-dessus le vase, Juve à nouveau dut se convaincre de la réalité des choses : il n’y avait pas de crâne.
Le policier vécut alors une minute d’indescriptible stupeur. Il voyait quelque chose qui n’était pas, qui n’existait pas et il en avait conscience.
— Était-ce donc là, se demandait-il encore une fois, l’effet de l’opium ?
Mais le rêveur qui s’abandonne à l’opium ne raisonne pas, et Juve raisonnait.
Soudain le policier sursauta.
Brutale, nette, violente, une détonation venait de retentir, un coup de canon.
Alors, dans l’état d’énervement où il était, Juve perdit son célèbre sang-froid.
Tandis que les autres fumeurs demeuraient impassibles, indifférents aux détonations qui se succédaient, Juve, lui, se leva, courut à la porte, quitta la fumerie, se retrouva dans la rue et, avec des gestes de fou, il se précipita vers le port d’où semblait provenir le bruit.
À peine Juve pouvait-il jeter un coup d’œil vers la haute mer qu’il comprit immédiatement le motif de cette canonnade.
Au large, on voyait le British Queenqui brûlait.
Le vent et la marée le drossaient vers la côte. C’était sur lui que les canons terriens crachaient leur mitraille, sur lui que, sans doute l’on voulait couler avant qu’il eût apporté contre terre les germes de peste et les malheureux qu’il recelait encore.
Et Juve songeait :
— Ah, malédiction, malédiction, que veut dire encore cela ?… J’ai laissé Fantômas à bord, est-ce lui l’auteur de cet incendie ? s’est-il échappé ? s’échappera-t-il ?
24 – L’AMOUR VEILLE
Les cieux se teintaient de rose, dans la direction du couchant et les bruits de la montagne, les chants des bateliers s’atténuaient.
Il semblait que la nature entière se recueillait dans un pieux silence avant l’approche de la nuit prochaine.
Jérôme Fandor ouvrit les yeux.
Il reposait, mollement étendu sur un tapis de mousse épaisse ; autour de lui s’élevaient, semblait-il, des roseaux desquels se dégageait une humidité fraîche.
Le journaliste d’ailleurs se sentait tout ankylosé, tout engourdi, il avait froid, il frissonna.
Fandor était envahi par une sorte de torpeur qui lui interdisait tout mouvement.
Il écouta figé dans le bien-être de cette quiétude apparente.
Aucun bruit, à peine au loin, et par intervalles, le murmure cristallin d’un ruisseau qui coulait en minuscules cascades.
Le journaliste reprenait difficilement ses esprits, et instinctivement, le corps lassé, brisé, il allait se laisser aller à sa somnolence, lorsque tout son corps sursauta et qu’un cri d’épouvante s’échappa de ses lèvres.
S’approchant de son visage, cependant qu’une haleine brûlante lui caressait la figure, Fandor venait d’apercevoir la gueule immense et redoutable d’un monstre.
Quel était ce nouveau cataclysme ?
Fandor se recula en arrière, mais il respira, un peu rassuré. La gueule qui venait de le terrifier était celle d’un grand chien qui s’était approché de lui et le regardait, semblait-il, avec compassion.
Cependant qu’il demeurait stupéfait, Fandor sentait sur ses mains glacées une sensation douce de chaleur.
Il remua, c’était un autre chien qui le léchait.
Enfin Fandor en voyait un troisième, qui, à quelque distance de lui, nonchalamment étendu sur le sol, le considérait de ses gros yeux bienveillants.
Le journaliste était de plus en plus abasourdi.
Où se trouvait-il ? que lui était-il arrivé ?
Fandor, en se remuant, se rendait compte que ses vêtements étaient recroquevillés, durcis, raides et pénibles au corps, comme s’ils avaient longtemps séjourné dans de l’eau.
Fandor se soulevait sur son séant, essayait de regarder par-dessus les roseaux au milieu desquels il se trouvait dissimulé.
Or, voici qu’à l’horizon, très loin, il voyait se profiler la silhouette rectiligne et hachée de toitures et de cheminées, cependant, qu’au premier plan il apercevait un immense tuyau, haut peut-être de deux mètres, et qui semblait un reptile gigantesque serpentant le long du sol.
— Ah ! mais, s’écria Fandor, je me souviens maintenant.
La mémoire lui revenait en effet.
Le journaliste se rappelait parfaitement les aventures dont il avait été le héros et la victime, à partir du moment où, fuyant Hans Elders et les policemen qui le recherchaient dans la taillerie de diamants, il avait été emporté par la courroie de transmission et précipité, après diverses péripéties et de nombreux dangers, dans le gros siphon par lequel passaient les eaux alimentant les machines de l’atelier.
— Encore une fois, s’écria le journaliste, j’ai vu la mort de près, mais j’ai passé à côté d’elle…
Il se rendait compte maintenant que ballotté comme une épave dans le courant, il avait été déversé par le gros tuyau dans la rivière.
Mais désormais Fandor se demandait comment il se faisait qu’il se trouvait couché sur cette berge, surélevée au-dessus du niveau du fleuve ? Et puis quels étaient ces chiens ? ces trois chiens, ces molosses aux crocs formidables qui, énigmatiques et silencieux, semblaient veiller sur lui ?
Fandor lentement se retourna.
Alors qu’il effectuait cette volte-face, une nouvelle surprise venait de le faire tressaillir à nouveau.
Attaché par la bride à une branche d’arbre, et broutant paisiblement les feuilles nouvelles, se trouvait un cheval, tout sellé et qui semblait attendre le retour de son cavalier.
Cette fois, plus d’hésitation, il reconnaissait la monture.
— Le cheval de Teddy, s’écria-t-il, ah, par exemple.
Une crainte nouvelle assaillit son esprit. Comment se faisait-il que le jeune garçon eut ainsi abandonné sa bête, et pourquoi n’était-il pas à côté de Fandor, puisque le cheval s’y trouvait bien ?
Fandor s’était levé.
Il fit quelques pas lorsque ses pieds heurtèrent dans un repli de terrain un corps inerte.
— Ah, hurla Fandor… ah ! mon Dieu, c’est Teddy.
C’était en effet le jeune ami du journaliste. Il gisait au fond d’une ornière, crotté, pâle, immobile, évanoui.
Sans doute le jeune homme avait fait une chute, il portait à la tempe une légère blessure, quelques gouttes de sang perlaient à son front.
Fandor s’était penché aussitôt sur l’adolescent.
— Que lui est-il arrivé, mon Dieu, murmura-t-il…
Et le journaliste était à la fois intrigué et confus, car il imaginait que Teddy, qui professait à son égard une telle sympathie et se dévouait si volontiers à sa cause, avait dû attraper quelque mauvais coup en le sauvant, lui, Fandor.
À la position occupée par l’enfant par rapport à celle de Fandor l’instant précédent et eu égard à la topographie des lieux, le journaliste se rendait compte qu’il avait dû être amené jusqu’à la rive du fleuve par un courant favorable, puis, que quelqu’un, déployant une force extraordinaire, l’avait hissé à travers les broussailles et le sol détrempé, jusque sur la berge.
Ce quelqu’un, ce devait être Teddy, qui devait s’être évanoui après cet effort surhumain.
Teddy respirait faiblement, doucement…
Et Fandor, penché sur son visage, épiant le moindre geste, étanchait machinalement avec son mouchoir le sang qui lui perlait au front, cependant qu’il humectait ses lèvres avec un peu d’eau fraîche. Teddy reprenait difficilement connaissance. Toutefois, il respirait avec nervosité, par saccades et Fandor, figé dans sa contemplation, remarquait un détail étrange.