Le mariage de Fantômas (Свадьба Фантомаса) - Сувестр Пьер 11 стр.


Il fit quelques pas encore, se heurta à un nouvel obstacle.

— Pardon, excuse, mademoiselle, dit-il, tirant son chapeau poliment, s’inclinant jusqu’à terre.

Mais Barnabé éclatait de rire :

— Ah nom de Dieu, fit-il, qu’est-ce que j’ai ? c’est pas une demoiselle, c’est un arbre avec une carcasse de fer en guise de crinoline.

Zigzaguant toujours, le fossoyeur poursuivit son chemin, et il arriva enfin à l’extrémité du boulevard, à hauteur de l’ancien hippodrome.

Là, d’un pas trébuchant, il descendit le trottoir, puis s’assit sur la bordure de pierre et demeura pensif, la tête entre les mains. Il allait peut-être s’endormir là, lorsqu’une douce fraîcheur au bas des jambes l’arracha à sa torpeur.

— Oh que c’est bon, que c’est bon, murmura-t-il, c’est épatant ce qu’il y a des choses agréables dans la vie.

Il regardait instinctivement pour discerner la cause de cette délicieuse sensation :

— Tiens, fit-il hébété, c’est mes pieds qui se sont plantés dans le ruisseau. Je comprends que je sentais du froid.

Barnabé, toutefois, au risque de la congestion, ne remuait pas et regardait l’eau trouble du ruisseau qui coulait par-dessus ses chaussures mutilées. Puis, relevant lentement la tête, son regard s’arrêta stupéfait, retenu semblait-il, par une masse sombre placée à proximité de lui.

Barnabé considérait avec stupéfaction une silhouette humaine, puis il observa, désignant du doigt un grillage qui l’entourait.

— Faut-y que ce type-là soit méchant pour qu’on l’ait enfermé dans une cage.

Et aussitôt, par une rapide association d’idées d’ivrogne, Barnabé s’effrayait d’être auprès d’un aussi redoutable personnage. Et de sa voix de plus en plus éraillée, il se mit à geindre.

— Au secours, au secours !

Deux agents qui l’observaient depuis quelques instants, s’approchèrent lentement ; l’un d’eux, d’un geste paternel, lui toucha l’épaule :

— Hé là, mon brave homme, faudrait voir à rentrer chez vous.

Barnabé était respectueux de l’autorité. Il ôta son chapeau, salua les agents :

— Salut, messieurs, fit-il, j’ai bien l’honneur de vous saluer, excusez-moi de vous avoir dérangés, seulement, c’est rapport à cet individu, vous qui êtes dans la police, vous seriez-t-y pas capables de me dire pourquoi c’est-y qu’on l’a enfermé dans cette cage de fer ?

Les agents suivaient du regard le doigt de Barnabé et malgré la solennité que leur imposait l’uniforme, ils ne purent s’empêcher de rire. L’un d’eux haussa les épaules et expliqua :

— Allons, mon ami, vous avez trop bu, et vous dites des bêtises. Ce que vous croyez être enfermé dans une cage, c’est tout simplement une statue. Allons, circulez, rentrez chez vous sans faire de scandale, faute de quoi nous serions obligés de vous emmener au poste.

Péniblement, Barnabé s’était relevé, il protesta :

— Ça jamais, jamais, foi de Barnabé, on ne m’a conduit au poste, ce n’est pas que je n’aime pas les agents, mais je ne veux point aller chez le commissaire de police. Non, je ne veux pas.

— Alors, rentrez chez vous.

— Mais c’est ce que je fais, messieurs les agents, c’est ce que je fais.

Non sans peine, Barnabé traversa la chaussée, puis guidé par son instinct, il aborda la rue Caulaincourt. Au bout d’un quart d’heure, il parvint au point surplombant le cimetière de Montmartre, puis fatigué d’un tel effort il s’accota à la balustrade par-dessus laquelle son regard trouble et vacillant plongeait dans l’obscurité noire du cimetière silencieux. Incorrigiblement bavard lorsqu’il avait bu, Barnabé monologuait, il esquissait des sourires, il avait des gestes de satisfaction :

— Parbleu, je m’y retrouve, grommela-t-il, ça c’est mon quartier, et là-dessous voilà mon chantier de travail. Tiens, je les connais tous là-dedans, c’est mes clients. Voilà le caveau des Morel.

Barnabé haussait les épaules :

— Oh, les Morel, des purées, trois francs par mois pour l’entretien, c’est pas avec ça que je pourrai me payer une automobile. Parlez-moi des Artinien. V’là du monde bien, et puis c’est des gens qui font travailler, on en a descendu cinq dans le caveau, en moins de deux ans. Ah, conclut-il, en étouffant un soupir, voilà comme il en faudrait toujours de la clientèle. Ce qu’il y a de bon, d’ailleurs, dans le métier, c’est qu’on ne chôme jamais. Y a pas de morte-saison.

Soudain, le fossoyeur tressaillit, tourna la tête :

— De quoi ? qu’est-ce que c’est ?

Et il regarda d’un air surpris. Quelqu’un venait de le tirer par le bras, c’était une femme. Barnabé esquissa un sourire, puis, se rapprochant de la nouvelle venue :

— Oh, oh, fit-il, voilà un chopin [9].

Mais comme il arrivait près de la femme, il s’en écartait aussitôt avec un geste de dépit :

— Ah non, fit-il, rien à faire, t’es trop moche.

Et il ajouta, fier de lui-même :

— On en a d’autres, et mieux que ça !

La femme ne se vexait pas de cette marque de mépris, mais elle revenait à la charge. C’était une femme âgée, aux allures misérables, elle prit le fossoyeur par le bras.

— Viens, dit-elle d’une voix étranglée par l’émotion, que je te montre quelque chose.

Barnabé se laissait entraîner, traversait le pont et, sous la conduite de cette femme, allait s’accoter à la balustrade opposée du côté donnant sur la partie ouest du cimetière, qui s’étend à perte de vue dans la direction de Clichy.

Ils demeurèrent quelques instants immobiles, attentifs, son étrange interlocutrice ne prononçait pas une parole :

— Eh bien, de quoi ? fit Barnabé, qui commençait à s’impatienter.

La femme ne bougeait point, et le fossoyeur allait l’interroger encore, lorsque sa compagne, étendant le bras dans la direction du cimetière, murmura d’un ton angoissé :

— Regarde, nom de Dieu, regarde.

Barnabé, de son œil vague, obéit. Tout d’abord il ne voyait rien, mais ses yeux, peu à peu, s’habituaient à l’obscurité, parvenaient à la fouiller. Soudain il s’écria :

— Ah bon Dieu de bon Dieu !

Puis il se sentit pâlir. La vieille femme cependant se serrait contre lui :

— J’ai peur, balbutiait-elle, qu’est-ce que c’est ?

À son tour, Barnabé prononça des paroles vagues, incompréhensibles, il se cramponna à la balustrade du pont, voulut détourner la tête, cesser de regarder ce qu’il voyait, mais ses muscles ne lui obéissaient pas et ses yeux dilatés par l’épouvante continuaient à contempler fixement le spectacle qui s’offrait à eux.

— Là, là, désignait la vieille femme. Le vois-tu encore ?

— Je le vois, répliqua Barnabé que la vision extraordinaire dégrisait peu à peu.

Le fossoyeur et sa compagne pouvaient être surpris, étonnés, abasourdis.

Dans le mystère du cimetière, soudain ils avaient vu surgir une forme vague, imprécise d’abord, qui, peu à peu, se silhouettait plus nettement. Une tête leur était apparue, une tête humaine, blafarde et glabre, dont la moitié était toute noire, alors que l’autre moitié apparaissait blanche. Puis, un corps s’était dessiné, un corps vêtu d’habits vraisemblablement ; sur la poitrine c’était encore une tache blanche, affectant la forme d’un plastron de chemise, cependant que des membres humains constituant le reste du corps semblaient également dissimulés sous des vêtements noirs. Aux extrémités des bras pendaient deux mains toutes blanches et immobiles. Cette apparition se déplaçait, sans paraître marcher, avec des mouvements doux, indéfinissables ; tantôt la vision éclairée par le reflet des becs de gaz, s’affirmait nettement, tantôt au contraire elle devenait invisible. On la croyait partie, elle réapparaissait quelques secondes après, surgissant derrière un caveau, se dressant au-dessus d’une tombe, glissant entre deux monuments, passant sous le feuillage épais d’un arbre.

— Cré nom de nom ! répétait Barnabé qui sentait une sueur froide couler le long de ses joues, c’est un revenant, un fantôme, cré nom, j’ai jamais eu le trac dans ma vie, et ce coup-ci, je commence à avoir les foies !

Il voulait fuir ce spectacle extraordinaire. Impossible. Sa compagne, en proie à l’émotion que l’on devine, poussait des hurlements, appelait au secours.

Quelques passants s’étaient approchés, cherchaient à comprendre ce qui motivait l’agitation de ces deux personnages, puis quelqu’un d’abord, deux ou trois personnes ensuite, comme Barnabé et la vieille femme aperçurent l’étrange apparition en train d’évoluer dans le cimetière.

Rapidement, la foule grossissait. Quelle émotion sur le pont Caulaincourt ! On s’attroupait. Les voitures avaient peine à passer. Des cochers tempêtaient, cependant que les conducteurs d’automobiles, impatients de poursuivre leur course folle à travers Paris, faisaient ronfler leurs moteurs et retentir leur corne d’appel.

La police – enfin intriguée – arriva sur les lieux, s’efforça de rétablir la circulation. En vain. Les agents ne comprenaient pas les explications qu’on leur fournissait dans l’assistance :

— Il y a des voleurs dans le cimetière, disaient certains, cependant que d’autres, plus troublés, plus émotionnables aussi sans doute, affirmaient :

— Non, ce sont des revenants, ce sont les morts qui reviennent.

Les agents indécis ne savaient que faire. Ils se contentaient de pousser, avec une patiente énergie, ceux qui s’obstinaient à stationner.

Mais on leur obéissait avec peine. Puis une femme tomba par terre, eut une crise de nerfs, on s’empressa autour d’elle, on faillit l’étouffer en voulant lui prodiguer des secours. Quelques personnes se dévouant la descendirent vers le boulevard pour la conduire dans une pharmacie. Elle avait certainement vu, celle-là, vu le fantôme. D’ailleurs plus nombreuse devenait la foule, plus on acquérait la certitude que les deux premiers témoins de ce spectacle inadmissible, n’avaient pas été l’objet d’une hallucination. À un moment donné, une clameur angoissée retentit et la foule, se bousculant, recula de la balustrade, courut au côté opposé. Tout le monde venait de voir le spectre se rapprocher, venir au pied du pont puis disparaître dessous. Quelques jeunes gens plus audacieux que les autres dégringolaient rapidement le petit escalier qui, du pont Caulaincourt, conduit à l’avenue Rachel. Suivis par d’autres, ils se rapprochaient de l’entrée du cimetière. La grosse porte de fer était close depuis longtemps, cependant on y carillonnait. Le tintement clair de la sonnette résonna dans un silence impressionnant.

— Il faut faire une perquisition tout de suite, avertir la police, avait suggéré quelqu’un.

En attendant on réveillait le gardien. Au bout de quelques instants une petite porte sur le côté s’entrebâillait, un homme à demi vêtu, les yeux encore bouffis de sommeil, apparaissait. Il recula épouvanté à la vue de la foule massée dans l’avenue Rachel.

— Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce qu’il y a ? interrogea-t-il.

 En vain lui aussi s’efforçait-il de comprendre les explications qu’on lui donnait, il répéta, machinalement, les paroles en apparence incohérentes qui retentissaient à ses oreilles :

— Des voleurs ? des spectres ? des revenants ? qu’est-ce que vous me chantez là ?

L’homme poussa un cri, agita les bras, protesta :

— Non, non, on n’entre pas, c’est défendu.

Mais en vain, cherchait-il à s’interposer. La foule envahit le cimetière et par la porte ouverte les gens s’introduisirent en masse dans la nécropole.

Il y avait là des élégants, des fêtards en habit coiffés de hauts-de-forme et qui ricanaient, serrant de près des femmes aux toilettes tapageuses avec lesquelles ils venaient de boire dans les établissements de nuit de Montmartre.

Au milieu d’eux grouillait une troupe miséreuse de pauvres gens mal vêtus, de vieilles déguenillées, d’hommes à face patibulaire. Et tout ce monde-là fraternisait, se rapprochait, semblait d’accord pour atteindre un même but : on voulait à toute force visiter le cimetière, savoir, avoir la clé de l’énigme qui préoccupait tout le monde depuis déjà plus de trois quarts d’heure.

Les agents, impuissants à mater la foule, s’étaient résignés à la suivre et les deux sergents de ville qui avaient été attirés par l’attroupement du pont Caulaincourt, pénétrèrent, eux aussi, dans le cimetière. Barnabé, moins ivre qu’une heure auparavant, semblait diriger la marche des gens qui, désormais troublés par le silence impressionnant des tombes et quelque peu gênés par le voisinage des caveaux mortuaires, semblaient de moins en moins désireux d’aller plus avant au fur et à mesure qu’on avançait. Une petite femme, qui n’avait pas lâché le bras de son ami, après avoir été des plus acharnées à pénétrer dans le cimetière, se roidit contre l’émotion et supplia, tremblante :

— Allons-nous-en.

Son compagnon ne demandait pas mieux que de la satisfaire ; il regrettait aussi de s’être ainsi avancé, il fit volte-face avec sa compagne. Ce mouvement semblait être un signal, et bon nombre de ceux qui s’enfonçaient dans l’obscurité froide du champ de repos les imitaient, reculaient, s’en allaient, regagnaient avec satisfaction le monde des vivants.

Et, au bout de quelques minutes, ce que les agents avaient été impuissants à obtenir, la solennité tragique du voisinage de la mort le réalisait. Comme par enchantement, le cimetière se vidait et il ne restait plus que quelques personnes assez acharnées, assez audacieuses, pour continuer la marche en avant, pour poursuivre les recherches.

Il y avait là toujours Barnabé, les agents, le gardien du cimetière qui n’était pas encore revenu de sa stupéfaction et s’affolait à l’idée du scandale que constituait cette invasion nocturne. Il y avait aussi deux messieurs bien habillés, quelques pierreuses au visage tragique, un homme aux allures de domestique de bonne maison, le cocher John.

Celui-ci, toutefois, ne tardait pas à disparaître. Quant à la vieille femme que l’on avait vue à côté de Barnabé et qui, la première, avait signalé l’apparition du spectre, elle s’était depuis longtemps éclipsée.

Le cimetière semblait plongé dans la tranquillité la plus absolue. On n’entendait plus rien et les bruits de la ville, déjà lointains, n’y parvenaient que très atténués. Des bouffées d’air froid semblaient surgir du fond de la terre, s’échapper de mystérieuses ouvertures ménagées à l’entrée des caveaux.

Cependant, la petite troupe restée dans le cimetière s’enhardissait peu à peu. Depuis quelque temps déjà, on n’avait rien remarqué d’insolite, et la vision qui avait stupéfié tant de monde paraissait s’être évanouie définitivement. On venait de passer sous le pont Caulaincourt et, machinalement, les gens quittant l’avenue de l’Ouest, s’avançaient vers le fond du cimetière, lorsque soudain ceux qui marchaient les premiers, poussèrent une exclamation et s’arrêtèrent brusquement :

— Le voilà, murmurèrent-ils. Encore le fantôme.

Il y eut un mouvement de désordre, on hésitait. Allait-on fuir ou continuer à s’avancer ?

Le gardien du cimetière, plus aguerri peut-être que les autres, eu égard à sa profession et à l’accoutumance qu’il avait contractée de vivre comme chez lui parmi les morts, s’était mis au premier rang et, prenant le bras de Barnabé, il l’entraînait avec lui.

— Viens voir, dit-il, c’est pas possible, il faut tirer cette affaire au clair.

Barnabé n’était pas plus rassuré que cela, d’autant qu’il venait de remarquer quelque chose qui n’était guère pour lui convenir.

La dernière apparition du spectre mystérieux venait de se produire à droite du carrefour de l’avenue de l’Ouest. Or Barnabé savait que c’était là que se trouvait le caveau de la famille de Gandia, que c’était là que, quelques jours auparavant, on avait enseveli la bière remplie de sable dont il avait si mystérieusement dissimulé le contenu au commissaire des morts, d’accord avec le père Teulard. S’agissait-il là d’une pure coïncidence, ou bien alors fallait-il y voir un rapprochement avec cette louche aventure ?

Назад Дальше