Juve eut beau se jeter en arrière, se débattre, vouloir s’accrocher coûte que coûte au sol, il ne pouvait y réussir. La mousse sur laquelle il marchait lui avait voilé un piège épouvantable. Il tombait au fond d’un trou, profond de quelques mètres, creusé en forme d’entonnoir renversé, et le policier, en constatant la forme spéciale de ce précipice avait eu immédiatement l’impression qu’il ne parviendrait pas à remonter seul jusqu’au niveau du sol.
Juve, d’ailleurs, après avoir roulé sur les parois du précipice se meurtrissait et s’écorchait, s’affalant lourdement au fond. Il n’était pas tombé de haut, mais il était tombé en se débattant et sa tête avait porté si violemment contre une grosse pierre qu’il en était encore tout étourdi.
— Hum ! pensa Juve, en regardant l’extraordinaire ravin dans lequel il venait de choir, je ne peux guère me faire d’illusion, je viens de rouler dans une fosse qui doit être destinée à me servir de tombeau.
Juve, d’ailleurs, eut peu de temps pour réfléchir à l’horreur de sa situation. Il venait à peine de se relever, il avait à peine repris conscience, qu’une voix railleuse l’apostrophait :
— Décidément, mon cher Juve, vous avez lourdement manqué de flair depuis ce matin et vous accumulez les gaffes !
Oh, cette voix, cette voix qui parlait, qui appartenait à un homme invisible, Juve la reconnaissait à la minute. Il n’y avait qu’un être au monde qui pût rire de ce rire.
— Fantômas, hurla Juve, finissons-en ! Vous m’avez pris, tuez-moi, j’aime mieux périr en tombant dans un piège dressé à ma pitié que vivre en étant lâche ; je me doutais bien que Backefelder n’était pas votre prisonnier, je pensais bien que la lettre de ce matin était une ruse, tant pis, je ne pouvais pas risquer la possibilité de ne point aller au secours d’un malheureux.
Mais la voix de Fantômas interrompit Juve :
— La paix ! ordonnait rudement le bandit, nous ne sommes pas ici pour faire des phrases. Et je n’ai nullement l’intention de vous tuer.
— Vraiment ?
— Je vous en donne ma parole.
— Juve, poursuivit Fantômas – mais désormais sa voix était devenue plus douce, moins sarcastique – Juve je veux que vous viviez.
— Grand merci, Fantômas, mais vos désirs ne seront pas réalisés, j’ai un revolver dans ma poche qui me permettra…
— Vous n’avez pas de revolver.
Avant même que Fantômas lui eût affirmé qu’il n’avait pas de revolver, Juve s’était aperçu, en effet, en se fouillant fébrilement, qu’il n’avait pas son fidèle browning. La poche de son veston avait été fendue, l’arme avait dû tomber. Juve avait été dépouillé de son seul moyen de défense sans qu’il s’en fût même rendu compte.
— Vous n’avez pas de revolver, poursuivait Fantômas, parce que j’ai fait en sorte que vous soyez désarmé, pour vous éviter toute pensée funeste. En revanche, Juve, vous avez dans la poche de votre pardessus une excellente paire de menottes, du système breveté récemment adopté par la Sûreté. Est-ce exact ?
— C’est exact.
— Alors, continuait Fantômas, voici ce que j’ai à vous proposer, Juve : vous êtes mon prisonnier, il vous est matériellement impossible de vous échapper de ce piège où vous avez eu la maladresse de tomber. D’autre part, je suis bien résolu à ne vous rendre la liberté que le jour où vous m’aurez dit où se trouve Hélène. Donnant, donnant. Jadis, en Angleterre, nous avons déjà fait un pacte et nous l’avons respecté. Faisons-en un nouveau. Dites-moi où est ma fille et vous êtes libre.
Fantômas faisait une pause. Juve, avec le flegme qu’il eût mis à discuter de questions totalement indifférentes, en profita pour remarquer :
— Mais tout cela n’a rien à faire avec mes menottes. D’ailleurs, Fantômas, je vous ai dit à maintes reprises déjà, je vous l’ai fait dire par Backefelder au moins, et Fandor vous l’a répété, que j’ignorais où était Hélène.
— Sans doute, mais je ne l’ai pas cru.
La discussion se poursuivait, surprenante, tragique et cependant fort calme. Juve jouait sa vie en répondant à Fantômas qu’il ne savait point où était Hélène. Fantômas, à coup sûr, qui recherchait sa fille avec tant d’ardeur, souffrait terriblement en entendant cette affirmation, et pourtant, ni lui ni le policier ne haussaient le ton, on eût cru qu’ils se trouvaient dans un salon, et qu’ils causaient de choses sans importance :
— Juve, je ne vous crois pas. Je sais que vous prétendez ignorer où est Hélène, mais peu m’importe. Je suis persuadé que vous pouvez retrouver ma fille ou m’aider à la retrouver. Voulez-vous vous allier pour cela avec moi ?
— Non.
— Vous préférez demeurer mon prisonnier ?
— Oui.
Et Juve était sincère, car, sachant l’amour que Fandor éprouvait pour Hélène, il ne pouvait admettre que la fille de Fantômas retombât jamais aux mains de son père, ce qui eût été évidemment le pire des malheurs pour la malheureuse jeune fille.
Or, à la réponse catégorique du policier, Fantômas avait paru pris d’une rage subite :
— Alors, hurlait-il, apprêtez-vous, Juve, à pourrir dans la prison que je vous choisirai. Au surplus, je suis persuadé que six mois, un an de captivité, vous feront changer d’avis. Et puis, il ne s’agit pas de cela, Juve. Pourquoi avez-vous voulu venir au secours de Backefelder ?
— Est-il donc votre prisonnier ? interrogea Juve.
— Sans doute, et ce sont bien ses deux oreilles que je vous ai envoyées à vous et à Fandor.
— Pourtant, la lettre était fausse, j’imagine ?
— Elle était écrite par moi, riposta Fantômas.
Mais le bandit s’interrompit :
— Ah ça, faisait-il, Juve, je vous trouve extraordinaire, ma parole. Vous m’interrogez, je n’ai plus à vous répondre. Taisez-vous. Mort de Dieu ! c’est moi qui commande. Vous devriez vous souvenir Juve, que les ordres de Fantômas sont sans réplique.
Juve se tut, attendant les événements.
Du fond de son trou, Juve entendait, sans le voir, Fantômas qui marchait de long en large, à quelque distance du piège. Brusquement le bandit s’arrêta, se rapprocha du précipice :
— Juve.
— Fantômas ?
— Je vous ordonne de vous passer les menottes que vous avez dans votre poche. Quand vous les aurez, vous me donnerez votre parole d’honneur qu’elles sont réellement cadenassées et vous me jetterez la clé.
— Et pourquoi ferais-je cela, Fantômas ?
— Parce que, faisait le bandit, j’ai l’intention de vous transférer de ce trou dans une autre prison où vous serez mieux, Juve. Juve, je ne veux pas que vous mourriez. Il faut que vous me disiez où est ma fille. Il faut que vous m’aidiez à la retrouver.
— Jamais !
— Si, vous aurez pitié.
— Pitié ? Je croyais que vous ne connaissiez pas le sens de ce mot, Fantômas ?
Ce fut le bandit qui n’osa point répondre. Juve, pourtant, au même moment songeait :
— Après tout, n’ai-je pas intérêt à être transféré hors de ce piège ? Je suis certain de ne pouvoir en sortir seul, qui sait si ailleurs je n’arriverai pas à fuir ?
Juve se passa les menottes, jeta la clé à Fantômas.
— Je suis prisonnier, déclara-t-il, emmenez-moi si vous le voulez.
Fantômas répondait :
— Aurez-vous pitié, Juve ?
Et il semblait, en vérité, tant il y avait d’angoisse et de souffrance dans cette question, que c’était Fantômas le vaincu.
11 – SUR LES TRACES D’HÉLÈNE
Il était environ minuit, une heure du matin, peut-être, Fandor ne dormait pas. Le journaliste s’était couché, l’esprit préoccupé, soucieux. La journée qui avait mal commencé par son incarcération au poste de police du faubourg Montmartre, s’était plus mal achevée encore. Certes, il avait eu la satisfaction de voir Juve, d’être libéré par lui, mais à peine avait-il pu s’entretenir avec son ami le policier que les deux hommes étaient obligés de se séparer. Ils avaient pris rendez-vous pour la soirée, or, Fandor avait attendu en vain l’inspecteur de la Sûreté. Juve, l’homme exact par excellence, n’avait pas donné signe de vie, Fandor l’avait inutilement attendu. De guerre lasse, Fandor après un repas rapide dans le restaurant même où Juve devait venir le rejoindre, était rentré chez lui, perplexe, la communication téléphonique qu’il avait demandée avec l’appartement de Juve était restée sans réponse.
Le journaliste, s’était donc couché, en désespoir de cause, mais il ne parvenait pas à s’endormir. À un moment donné, Fandor se leva en grommelant :
— Cette insomnie est assommante.
Puis il allait à la fenêtre, arrangeait ses rideaux.
— Il vient de la lumière par là, monologua-t-il, c’est ce qui m’empêche de m’endormir.
Depuis quelque temps déjà, Fandor, en effet, avait remarqué que sur le mur de la chambre opposé à son lit se silhouettaient de temps à autre des lueurs blafardes qui allaient et venaient comme des feux follets.
Et Fandor imaginait que c’étaient là des reflets, des lumières de la rue, qui se glissaient dans son appartement par l’interstice laissé entre les rideaux mal fermés.
Fandor se recoucha, désormais assuré que l’obscurité serait complète. Mais il ne resta pas longtemps étendu. Le journaliste s’assit sur le bord de son lit, interdit, les yeux hagards, cependant que ses lèvres balbutiaient :
— Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
Fandor pouvait être étonné. Sur le mur faisant face à son lit se profilait nettement, un grand cercle lumineux, qui allait en s’élargissant. Fandor tourna la tête et s’aperçut que ce pinceau de lumière provenait d’un petit trou percé dans le mur au-dessus de sa tête. Fandor y porta la main, boucha cet orifice insoupçonné jusqu’alors, et détermina l’obscurité complète, mais dès qu’il enlevait le doigt, la tache lumineuse se produisait à nouveau.
Puis, soudain il comprit :
— Parbleu, fit-il, c’est quelqu’un qui a percé le mur et s’amuse à projeter des rayons lumineux par le trou.
Et Fandor s’habillant à la hâte, allait se précipiter à sa fenêtre, l’ouvrir, regarder au dehors, lorsque soudain il s’arrêta pétrifié. La tache lumineuse semblait s’animer et, à la manière d’une toile blanche servant d’écran à une projection cinématographique, le mur reflétait une scène animée extraordinaire :
Fandor, tout d’un coup, voyait Juve, Juve avait sa figure contractée des jours d’angoisse. Le policier marchait sur une route déserte dans une campagne, puis, soudain, Fandor faisait de nouvelles découvertes, les mains de Juve étaient jointes, unies par des menottes, et brusquement, à côté du policier, surgissait la silhouette terrible et redoutable de Fantômas. Or, Fandor s’en rendait compte, c’était là une vue cinématographique, la reproduction de la réalité, la réédition d’un fait que l’on n’inventait point, qui était exact, certain.
Tremblant d’émotion, Fandor continua à regarder le spectacle qui se déroulait devant ses yeux : Juve, lentement, avançait sur l’ordre, semblait-il, de Fantômas, qui marchait derrière lui et faisait de grands gestes, parlait avec animation, cependant que le policier se contentait, soit de hausser les épaules, soit de hocher négativement la tête. Puis, soudain, à un détour du chemin se profilait un gigantesque château dont les fenêtres étaient hermétiquement fermées. À cette apparition, Juve s’arrêtait, mais Fantômas, d’un geste énergique, lui intimait l’ordre d’avancer. Juve obéissait.
— Bon Dieu de bon Dieu ! jura Fandor, qu’est-ce que cela signifie ?
Quelques instants après, Juve précédant Fantômas entrait dans le château dont la porte venait de s’ouvrir, puis celle-ci retombait lourdement derrière eux, et dès lors, c’était l’obscurité absolue.
Fandor hurla :
— Juve est prisonnier de Fantômas, et Fantômas a imaginé cet abominable procédé pour me le faire savoir.
Il se précipitait vers la fenêtre, résolu à courir sur les toits, à s’emparer de l’audacieux opérateur qui venait de lui donner ce spectacle, mais il s’arrêta encore, une nouvelle projection lumineuse annonçait un autre spectacle évidemment.
Et Fandor regarda. Toutefois, c’était la même scène qui repassait devant ses yeux, le mystérieux opérateur tenait évidemment à ce que Fandor en retînt tous les détails. Il faisait repasser la projection une deuxième fois, et celle-ci terminée, Fandor lisait sur le mur lumineux une phrase ainsi conçue :
Juve mourra, si demain vous ne me dites pas où est Hélène. Je dois avoir ce renseignement ce soir, onze heure trois quarts, à…
Puis c’était la nuit, la phrase restait inachevée.
— Malédiction ! jura Fandor, qui frémissait dans l’obscurité.
Mais une projection nouvelle le clouait sur place, et désormais Fandor reconnaissait l’image paraissant devant lui : c’était la place Blanche avec au fond, bien en vue le restaurant de nuit que tous les Parisiens connaissent et qui portait sur sa façade cette enseigne : La Boîte à Joseph.
Fandor comprit aussitôt :
— C’est là que Fantômas me donne rendez-vous, évidemment, la chose est claire, mais dans le cas où je pourrais savoir l’adresse d’Hélène à laquelle il semble tenir si fort – pas autant que moi cependant – à qui devrai-je communiquer le renseignement ?
Une nouvelle projection répondait à la question mentale que se posait Fandor. L’appareil cinématographique, évidemment placé de l’autre côté du mur de la pièce, projetait le portrait très agrandi d’une femme à l’altière beauté, à la silhouette élégante.
— L’écuyère de Grenelle.
Le journaliste reconnaissait en effet fort bien la femme. C’était celle qu’il avait aperçue pour la première fois lors de la bagarre de l’omnibus Auteuil-Saint-Sulpice, celle qu’il avait d’abord prise pour Hélène en la voyant s’élancer si hardiment sur le cheval échappé au palefrenier, puis, qu’il avait identifiée ensuite pour être une sorte de danseuse espagnole égarée dans le monde des apaches, où on la connaissait sous le nom de La Recuerda.
Et désormais, Fandor, résumait ainsi la situation :
— Parbleu c’est clair ! Demain soir, il faudra que je retrouve cette femme à onze heures trois quarts, à la Boîte à Joseph, que je lui donne l’adresse de l’endroit où se trouve Hélène, sans quoi Fantômas, impitoyable, mettra sa promesse à exécution et Juve périra.
Depuis dix minutes déjà, la chambre de Fandor était replongée dans l’obscurité et le journaliste apeuré ne bronchait pas. Soudain, comme mû par un ressort, il bondit à sa fenêtre, en écarta les battants violemment, sauta sur la gouttière, atteignit le toit.
— Je suis fou, pensait-il, de ne m’être pas précipité à la poursuite du mystérieux opérateur qui m’a fait voir cet odieux spectacle. Ce ne pouvait être que Fantômas.
« Hélas, se dit Fandor, cependant que d’un coup d’œil désolé, il embrassait l’ensemble des toitures, hélas, il a dû fuir, disparaître depuis longtemps.
Et le journaliste baissant la tête, regagna sa chambre.
***
Il était dix heures du matin et Jérôme Fandor, qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, arpentait d’un pas rapide l’interminable rue de la Croix-Nivert. Il longeait, préoccupé, troublé, le mur de l’immeuble appartenant aux Pompes funèbres, puis, parvenu à l’entrée du lugubre établissement, où il sonnait, il attendit quelques instants. Un serviteur en livrée noire à boutons d’argent vint lui ouvrir, s’inclina très bas, et, sans demander au journaliste les motifs de sa visite, l’introduisit dans un petit salon placé tout à proximité de la porte d’entrée.
— Que monsieur, dit-il, veuille bien patienter une minute, on va venir tout de suite se mettre à sa disposition.
D’un regard machinal, Fandor étudia la pièce où il se trouvait. Elle était meublée sobrement à l’anglaise et paraissait être un petit salon d’attente comme il y en a dans les banques de bon ton. Toutefois, les opérations commerciales traitées par la maison se révélaient immédiatement par la nature des croquis et des gravures qui ornaient les murs. C’étaient dans des cadres de verre, invariablement, des photographies de corbillards de toutes natures, de toutes catégories. Il y avait là des voitures attelées de quatre chevaux recouverts de grandes robes noires, ces véhicules étaient surchargés de draperies, surmontés de panaches. D’autres gravures représentaient des corbillards moins élégants et enfin, on finissait par en découvrir de très simples.