— Bébé, murmura Fandor, oh, oh, est-ce que par hasard ?
À la lueur fumeuse d’une petite lampe, le journaliste venait d’apercevoir, derrière une futaille, toute une série d’individus dont la seule vue le frappait de stupeur. Ils étaient tous là, les bandits redoutables, les compagnons de Fantômas. Et Fandor, reconnaissait : Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf, Adèle, Marie Legall, la petite bonne du bureau de placement Thorin, tous, toutes.
— Jour de ma vie, murmura Fandor, est-ce que je ne vais pas voir Fantômas ?
Mais ce n’était pas lui qu’il aperçut soudain et qui le fit blêmir. Non. De l’ombre, une femme venait de sortir, joyeuse, esquissant un pas de danse.
Cette femme, Fandor ne la connaissait pas, il ne l’avait jamais vue, mais elle avait dit une parole qui ne lui permettait pas de se tromper sur son identité :
— Ah, mince alors, s’était-elle écriée, j’en rigole encore comme une bossue, quand je pense à la gueule du receveur, au moment où je raclais le flouse.
C’était donc elle, la femme qui s’était enfuie la veille au soir avec une si grande habileté, une si stupéfiante audace ?
— Bougre ! se dit Fandor, soudain furieux, je m’étais bien fichu le doigt dans l’œil.
Et, en même temps, une mélancolie soudaine lui serrait le cœur. Certes, il était content que ce ne fût pas Hélène, qui, la veille au soir, avait volé le malheureux receveur. Il préférait de beaucoup que ce fût une inconnue, mais cependant, en recherchant cette femme, cette femme qui avait audacieusement enfourché un cheval apeuré, Fandor avait eu continuellement devant les yeux l’image de la fille de Fantômas. C’était à elle qu’il avait pensé, c’était elle qu’il avait voulu retrouver, elle qu’il aimait, elle qui était loin de ses yeux et toujours si près de son cœur.
Dans le bouge, un joueur d’accordéon venait de faire une apparition, des danseurs sautaient, des cavaliers seuls, des filles gambadaient ivres et repoussantes.
— Dites donc vous, dit soudain le patron du bouge, un colosse qui se promenait au milieu de sa clientèle armé d’une trique, qu’est-ce que vous foutez ici, mon garçon. V'là cinq minutes que je vous zyeute, et vous ne buvez seulement pas.
Immédiatement, Fandor comprit que les choses allaient se gâter pour lui. Il est mauvais en effet, périlleux au plus haut point, lorsque l’on se trouve en pareille compagnie, de ne point adopter l’attitude générale.
Or, Fandor ne buvait pas, ne dansait pas. Lui qui avait cependant l’habitude des enquêtes policières, se faisait remarquer. Vite, il sauta sur un verre, et répondit à Coup-de-Bâton :
— Et puis quoi alors, on a pas le droit de regarder les mômes ici ?
Mais il avait beau vouloir faire diversion, il était trop tard. On se groupait autour de lui, on l’examinait curieusement.
— Encore un roussin nom de Dieu ! commença Bébé.
Et derrière lui, Bec-de-Gaz, qui par peur des coups, ne se mettait jamais au premier rang, susurrait :
— J’ parie qu’il est de la Tour-Pointue [6], faut le faire.
Fandor, instinctivement, serrait dans sa poche la crosse de son browning, prêt à vendre chèrement sa vie.
— Vos gueules vous ! hurla-t-il, si y en a encore un qui dit que je suis de l’arnac [7], je lui fais passer le goût du pain. Et presto encore. Si c’est pas malheureux tout de même. J’ suis pourtant assez connu à la Villette.
Et, se tournant vers le chiffonnier, qui buvait toujours, assis devant son tonneau, et ne prêtait nulle attention à la dispute commençante, Fandor quêta son approbation.
— Pas vrai, père Machin-Chose ?
Malheureusement, Fandor jouait de malheur. Le chiffonnier dont il sollicitait le témoignage, était connu de tous les habitués du bouge. On savait communément son nom : Détritus. On savait aussi que depuis plus de vingt ans il n’avait pas quitté le quartier. C’était un isolé qui faisait au petit matin les boîtes devant les restaurants et le chifftire juste assez pour trouver de quoi manger. Il ne pouvait pas connaître un gars de la Villette, on l’aurait su.
Bébé fut alors péremptoire :
— Eh bien, c’est moi, commença-t-il, qui vais le répéter que t’es de l’arnac. Et si ça ne te plaît pas, tu n’as qu’à le dire. Sors voir ton lingue.
Que répondre ? Il lui était impossible de « sortir » son « lingue », comme le lui offrait Bébé, pour la bonne raison qu’il ne possédait aucun couteau. Si d’autre part, il tirait son browning de sa poche, il fallait s’attendre à voir une rixe générale éclater. On n’aime pas les « rigolos » dans le monde des apaches. Ce sont des instruments qui font trop de bruit, qui attirent toujours les flics et puis, l’arme à feu y est considérée comme une arme de lâche.
— Ferme ça ! commença Fandor, j’en suis pas après tes poux. Laisse les miens tranquilles.
Au moment même où Bébé, avec un déhanchement caractéristique, s’avançait vers lui, l’arme à la main, la porte du caveau s’ouvrit avec une folle violence. Une voix apeurée se fit entendre :
— La paix, nom de Dieu ! Soufflez la camoufle [8], chahutez pas, ah bonsoir, j’ai plus de vingt mecs sur mes chausses. J’vas être fait.
L’arrivant avait recommandé le silence, une clameur lui répondit :
— C’est toi, Beaumôme ?
— C’est moi.
L’apache venait de refermer la porte, il la verrouilla, s’avança vers ses amis.
Beaumôme qui, jadis, avait été condamné à trente ans de hard labour en Angleterre, alors que Fantômas était emprisonné à Londres sous le nom de guerre de Tom Bob, avait réussi à s’enfuir et, naturellement, s’était empressé de regagner Paris. Depuis lors, il vivait dans une crainte perpétuelle. Il savait que la police anglaise, beaucoup mieux faite que la police française, le recherchait inlassablement. Il n’avait nulle envie de retourner faire l’écureuil sous les brumes de Londres.
Mais ce soir-là, précisément, Beaumôme revenait d’un cambriolage tenté avec l’assentiment des camarades.
— Allez, fermez, ordonnait le jeune apache, cependant que Fandor, profitant du tumulte causé par cette apparition, cherchait à s’éloigner, à se dissimuler dans l’ombre. Écoutez voir, les poteaux, c’est pas le moment de blaguer, figurez-vous que, juste au moment où je faisais sauter la porte de la taule, histoire d’arriver jusqu’auprès du tiroir-caisse, y a deux flics qui m’ont rappliqué dessus. L’affaire avait été donnée probablement et j’étais fait d’avance. Ah, là là, et comment que je me suis tiré des pattes ! Seulement, c’est pas fini ! Ah comment que je vais me tirer de là ? Je suis bien sûr que les flics se sont embusqués à la porte. Tout à l’heure, ils vont me faire sortir et je serai frit.
— C’est probable, constata simplement Bébé, qui n’aimait pas beaucoup Beaumôme.
La sinistre brute, cependant, qu’avait toujours été Œil-de-Bœuf, lui qui savait comme pas un noyer en douceur les chats et les chiens histoire de faire rire les camarades, éprouvait une certaine sympathie pour Beaumôme. Et Œil-de-Bœuf voulait le sauver.
— Fermez-la tous ! cria-t-il pour obtenir le silence. Qui c’est qui a spécialement crainte des flics, en ce moment ? Qui c’est qu’est recherché ?
Par hasard, il n’y avait personne. Tous les apaches qui se trouvaient réunis dans le bouge avaient à coup sûr bien des méfaits sur la conscience, mais c’étaient des méfaits inconnus. Nul, sauf Beaumôme, n’était « spécialement » recherché, cette nuit-là.
— Alors, constata Œil-de-Bœuf, mon pot’, faut pas te désespérer, on va encore être là pour un coup, et te tirer d’affaire.
Œil-de-Bœuf grommela quelque chose à l’oreille de Bébé et Bébé approuva :
— Les femmes, cria alors Œil-de-Bœuf, fichez-vous toutes au fond de la boutique. Coup-de-Bâton, va monter la garde devant la lourde. Si d’aventure on frappait, tu n’ouvrirais pas tout de suite, hein ?
Comme on s’empressait d’exécuter ces ordres, à l’improviste, Œil-de-Bœuf sauta sur Fandor, lui fit un croc-en-jambe qui l’étala brusquement sur le sol.
— À l’aide, les aminches, on va lui choper ses frusques, au roussin. Beaumôme va les prendre et nous, nous le crèverons.
Fandor n’eut pas même le temps de résister. L’attaque avait été menée si rapidement qu’il était dépouillé de son pantalon et de sa veste avant d’avoir pu se reconnaître.
— Allez, cavale, Beaumôme.
Beaumôme, de son côté, n’avait pas perdu son temps.
Au fur et à mesure qu’on les lui passait, il avait revêtu les vêtements du malheureux Jérôme Fandor.
— Cavale, recommandait Bébé, en te voyant sous d’autres frusques, les roussins ne te reconnaîtront pas. Vas-y, débine !
Coup-de-Bâton entrebâillant la porte, la referma derrière Beaumôme.
— Et maintenant, reprit Bébé, faisant signe pour qu’on lâche Fandor, on va zigouiller monsieur, histoire de lui apprendre que s’il est connu sur le boulevard de la Villette, il ferait bien de pas venir traîner à Grenelle.
À ce moment, Fandor pensa soudain qu’il était peut-être nécessaire de faire son acte de contrition.
— Fichu, se dit-il à lui-même, en voyant les couteaux briller au-dessus de sa tête. Je ne peux même pas me défendre.
En caleçon et en chemise, Fandor était, en effet, incapable d’opposer la moindre résistance à ses agresseurs. Il se croisa les bras et attendit.
— Venez donc, lâches, murmura-t-il en crachant à ses pieds. Pour traiter les autres de bourriques, faut-il que vous soyez vaches, tout de même. Et encore vous vous mettez à dix contre un.
Mais ces paroles se perdirent dans le tumulte. On ne l’écoutait pas. On allait le tuer pour en finir, lorsqu’un individu, qui jusqu’alors avait dormi sur le haut d’une futaille sauta au-devant des agresseurs de Fandor.
— Messieurs, déclarait-il très poliment, vous allez faire une sottise si vous tuez ce bonhomme. Il n’y a aucun doute que les agents, tout à l’heure, si d’aventure ils visitent le caveau, ne s’en aperçoivent, et dans ce cas…
L’homme qui avait parlé et que l’on écoutait, Jérôme Fandor le reconnut avec surprise.
— Mais c’est Backefelder, murmurait le journaliste, c’est le richissime milliardaire que Juve a sauvé des apaches, jadis. Ah çà, qu’est-ce qu’il fiche ici ?
Backefelder, cependant, continuait à plaider la cause de Fandor :
— Ya bien mieux à faire qu’à le tuer, il faut le fiche dehors.
À ce moment, la porte s’ouvrit grande. Les apaches avaient été si préoccupés par l’attentat médité contre Fandor, qu’ils avaient négligé de surveiller Coup-de-Bâton. Or, Coup-de-Bâton, à la réflexion, s’était dit qu’il avait peut-être eu tort de signaler à ses redoutables clients celui qu’il prenait, comme tout le monde, pour un agent de la Sûreté. Que, par aventure, il fût tué, et certainement, lui, Coup-de-Bâton, aurait des ennuis. Sans bruit, le tenancier avait alors ouvert la porte, rejoint dans la rue les agents, qui guettaient la sortie de Beaumôme, les avait appelés.
C’étaient eux, maintenant, qui pénétraient dans le bouge. Naturellement, à leur apparition ce fut la bousculade. Tandis que les gardiens de la paix, accompagnés de nombreux agents en bourgeois, envahissaient le caveau, les apaches entraînant Fandor, se ruaient dans l’escalier, renversaient au passage les policiers, s’échappaient dans la rue.
Et Fandor, entraîné par eux, courant au milieu d’eux, ne se souciant nullement d’être arrêté, lui aussi, comprenait que ce qu’il avait de mieux à faire était encore de les guider.
— Par ici, hurla-t-il, par là, deux à droite, deux à gauche.
Dans le danger et tandis que tous galopaient, poursuivis par les agents, Fandor, avec une belle tranquillité, s’improvisait le chef de ceux qui avaient failli le tuer.
Il disséminait son monde, on lui obéissait, instinctivement, parce qu’on sentait qu’il était parfaitement calme et n’avait pas peur.
***
Dix minutes plus tard, dans Grenelle, le calme régnait.
Fandor s’était jeté, au dernier moment, dans une encoignure sombre au fond d’un terrain vague. Les agents étaient passés, puis étaient revenus sur leurs pas. Y avait-il des apaches de pris ? c’était possible, mais à coup sûr, beaucoup avaient dû s’échapper.
— Très bien, murmura Fandor, sortant avec prudence de sa cachette. J’ai encore une fois tiré mon épingle du jeu. Seulement, je me demande comment je vais m’en sortir définitivement. Le résultat de ma soirée, c’est que me voilà à moitié nu en plein Paris. Bougre de nom de nom, pourvu que je trouve un fiacre !
6 – LE CERCUEIL N° 7
— Quoi c’est-y qu’il y a d’écrit sur le papier ? bon sang de bon Dieu, ça ne devrait pas être permis de faire des barbouillages aussi fins, pas moyen de s’y reconnaître.
Le personnage qui ronchonnait ainsi tournait et retournait dans ses mains hésitantes un papier tout crasseux, usé aux angles et qui semblait avoir fait dans les poches de son détenteur, un interminable séjour.
Ce n’était pas le cas, pourtant ; l’homme avait reçu ce papier, une lettre administrative, à en-tête imprimé la veille au soir simplement, mais il faut croire que le document avait, depuis quelques heures, passé par des étapes et des itinéraires qui ne brillaient pas précisément par le soin et la propreté.
— Quoi que c’est-y qu’il y a d’écrit ? répéta le bonhomme, qui ajoutait en se penchant vers son voisin :
— J’peux pas lire, parce que je n’ai pas mes lunettes.
— Ne te fais donc pas de bile, père Teulard, même avec tes quatre yeux, tu serais bougrement incapable d’y voir quelque chose.
— Pourquoi, Barnabé ?
— Parce que tu es trop soûl, père Teulard.
— Écoute, Barnabé, tu es un bon copain et je t’aime bien, mais aussi vrai que je m’appelle le père Teulard, ça me fait de la peine lorsque tu m© débines devant le monde. Soûl ? moi ? si c’est Dieu possible. Tiens, c’est dégoûtant, on n’est jamais trahi que par ses amis. Vrai, Barnabé, tu me fais du chagrin.
— Écoute, père Teulard, on va faire l’expérience, étends ton bras. Là. Droit devant toi. Moi j’étends le mien aussi, on va essayer de se toucher le doigt, comme ça, sans chercher, en s’avançant, l’un vers l’autre, si ça réussit, c’est qu’on n’est pas saoul et si on rate cela voudra dire que tu as pris la muffée et c’est toi qui raqueras.
— Ça colle, fit l’autre.
Et, dès lors, dans le cabaret où se trouvait les deux hommes, rue Lepic, la foule qui les entourait, composée de rôdeurs et de quelques ouvriers, s’amusait à regarder l’expérience. On chuchotait, on riait.
Le père Teulard était un vieil homme d’une soixantaine d’années environ, au dos courbé, aux mains calleuses, avec un visage osseux, au milieu duquel pointait un grand nez qui perpétuellement bourgeonnait. Barnabé, par contre, était plus jeune, plus gros, plus large d’épaules, il marchait perpétuellement en se dandinant, ce qui donnait à son corps une allure de canard. Tous deux étaient fossoyeurs, employés au service du cimetière Montmartre, tous deux aussi étaient d’enragés buveurs, qui passaient le plus clair de leurs loisirs chez les marchands de vin où ils dépensaient leur argent.
— Allons, touche mon doigt, père Teulard, dit soudain Barnabé.
— Attrape-le si tu peux, répliqua le père Teulard.
Puis, ce fut un éclat de rire universel, dans la salle empuantie d’absinthe, du petit mastroquet, car les deux hommes s’étaient rapprochés l’un de l’autre, se heurtaient, cependant que leurs bras, écartés de la ligne droite, tournoyaient dans le vide. Leurs doigts étaient bien loin de s’être rencontrés et la démonstration de leur ivresse réciproque était surabondamment faite. Mais soudain, comme ils allaient commander une nouvelle tournée pour célébrer cette découverte, ils s’arrêtèrent perplexes et cependant que le père Teulard comptait sur ses doigts les coups d’une horloge voisine, Barnabé regarda la pendule au mur.
— Dix heures ! s’écria-t-il, eh bien, nom de Dieu, nous n’avons que le temps.