L’officier, frémissant, qui serrait sous son bras sa serviette de cuir dans laquelle se trouvaient tous les documents qu’il désirait soumettre au ministère, moins, hélas, le plan des forts de l’Est égaré, scrutait la place de la Concorde, l’avenue des Champs-Elysées.
Pourquoi Bobinette, si pressée de partir, se faisait-elle conduire au Bois comme les gens qui n’ont rien à faire ?… Cela troublait l’amant autant que le militaire ! Brocq n’avait en somme aucune raison précise de s’élancer ainsi à la poursuite de sa maîtresse.
Et cependant le capitaine avait le pressentiment, plus encore la conviction, l’instinctive certitude qu’il fallait rattraper Bobinette… qu’il le fallait absolument.
Pourquoi ?
Brocq n’aurait pu le dire. Il ne raisonnait pas. Il sentait.
— Mais marchez donc, nom du diable ! avait-il crié à maintes reprises à son conducteur, stupéfait, car le taxi roulait aussi vite que le permettait l’encombrement.
Soudain comme on franchissait le Rond-Point des Champs-Elysées, Brocq eut un cri de joie !
Son œil perçant avait découvert à cinquante mètres en avant le taxi-automobile de Bobinette, il venait d’en identifier le numéro.
— La voilà !…
Il conjura le mécanicien de pousser coûte que coûte.
— Si vous ramassez une contravention, je vous la ferai lever ! assura-t-il.
Le mécanicien accéléra.
— Encore un instant, pensait Brocq et nous aurons rattrapé le 249…
En effet, on gagnait du terrain ; toutefois les pronostics du capitaine Brocq ne se réalisèrent pas aussi rapidement qu’il l’espérait.
L’encombrement des voitures, les barrages des agents au passage des rues transversales ralentissaient le mouvement.
Brocq s’exaspérait véritablement, incapable de demeurer immobile au fond de son taxi.
Enfin on arriva place de l’Étoile. Les véhicules se conformant au règlement contournaient tous à droite le monument, ralentissant sensiblement l’allure, vu l’encombrement de plus en plus considérable.
Mais le capitaine se rassurait : seul un fiacre attelé le séparait désormais du taxi dans lequel se trouvait Bobinette et assurément ce véhicule et le sien seraient de front, côte à côte, dès l’entrée de l’avenue du Bois de Boulogne.
Ah ! Brocq aimait bien sa maîtresse, mais franchement, il ne lui cacherait pas sa façon de penser, si la jeune femme par plaisanterie ou inadvertance avait emporté le document. Il lui apprendrait qu’on ne joue pas avec ces choses-là…
Une grande angoisse toutefois étreignit le cœur de l’officier.
Si Bobinette ne s’était aperçu de rien, si le document était tombé dans la rue ?
Soudain, le capitaine vit que le taxi de Bobinette coupait la file des voitures et, obliquant à droite, tournait dans l’avenue de la Grande-Armée.
Le mécanicien de Brocq qui ne paraissait pas s’en apercevoir continuait vers la direction de l’avenue du Bois de Boulogne :
— Ah ! l’imbécile ! s’écria l’officier…
Et pour donner des instructions rapides, il se pencha presque entièrement hors du véhicule…
***
Deux secondes à peine s’étaient écoulées que le mécanicien arrêta net pour regarder dans l’intérieur de la voiture ce qu’était devenu son client…
Celui-ci, au cours des indications qu’il donnait, s’était tu subitement. Brocq, brusquement, était retombé sur les coussins du taxi, demeurait immobile…
D’autres voitures entouraient l’auto. Des dames qui passaient dans une Victoria remarquèrent l’officier :
— Regardez donc, ma chère, fit l’une d’elles, comme ce monsieur est pâle ! on dirait qu’il se trouve mal…
Au même moment, des piétons étaient frappés de l’étrange posture du voyageur. Brocq, soudainement affaissé comme une masse, effondré sur le coussin, la tête inclinée sur l’épaule, la bouche ouverte, les yeux clos, paraissait évanoui.
Un attroupement se forma aussitôt.
Le mécanicien, descendu, secouait son client par le bras, le bras se laissait aller, inerte.
La foule augmenta :
— Un médecin ! fit une voix, vous voyez bien que cet homme est souffrant ?
Quelqu’un se détacha de la foule : un monsieur à cheveux blancs, décoré, qui venait de descendre d’un coupé de maître.
— Voulez-vous éloigner ce monde ? demanda-t-il… je suis le professeur Barrel de l’Académie de Médecine.
— Probablement qu’il faut conduire ce particulier à la pharmacie ? dit l’agent.
— À la pharmacie… mais c’est inutile… ce malheureux est mort, mort subitement.
2 – LE DOCUMENT N° 6
— Allô !… c’est bien à la Préfecture de police que je parle ?… Oui… ? au brigadier de service ?… parfait !… C’est le commissaire du quartier de Wagram qui vous téléphone… on vient d’amener chez moi le corps d’un officier, mort subitement place de l’Étoile et j’aurais besoin que vous m’envoyiez l’un de vos inspecteurs… cet officier était porteur de documents assez importants pour que je tienne à le faire remettre directement à l’Autorité Militaire… Allô !… bon ! vous m’adressez quelqu’un immédiatement ?… un inspecteur sera au commissariat dans dix minutes ?… parfait !… très bien !…
Le commissaire de police raccrochait les récepteurs du téléphone et se tournait vers l’agent, qui, demeuré immobile, debout dans son cabinet, attendait ses ordres, l’air visiblement embarrassé…
Quelques minutes auparavant, le taxi-auto tragique dans lequel le capitaine Brocq avait trouvé une mort inattendue s’était arrêté à la porte de son poste de police et les agents de garde en avaient descendu le corps du malheureux officier…
Appelé en toute hâte, le commissaire s’était penché sur le cadavre et immédiatement avait commencé une rapide enquête en examinant les documents qui se trouvaient contenus dans la serviette de la victime.
— Bigre ! s’était-il alors dit tout bas, des états de ravitaillement en munitions ! des ordres pour les forteresses de l’Est !… Voici des papiers d’importance que je ne me soucie point de garder longtemps en ma possession !…
Et, comme on l’a vu, il avait immédiatement téléphoné à la Préfecture de police pour demander un inspecteur de la Sûreté à qui confier ces documents qu’il importait évidemment de remettre au plus vite à l’Autorité Militaire afin d’éviter toute indiscrétion…
Rassuré sur ce point, le commissaire se tourna vers l’agent et d’une voix brève, l’interrogea :
— Vous avez rédigé votre rapport ?
Le brave gardien de la paix touchait son képi et perplexe, se grattait le front :
— Pas encore, monsieur le commissaire ! sitôt l’accident, nous avons ramené le corps ici, alors je n’ai pas eu le temps de le faire, mais je vais l’écrire immédiatement…
L’embarras de l’agent était visible, le commissaire en eut pitié et souriant, il proposa :
— Voulez-vous que nous le fassions ensemble ? Étant donné la personnalité du défunt, je crois que cela présente une certaine importance… Voyons, il s’agit d’un capitaine, n’est-ce pas ? les papiers trouvés dans son portefeuille et le nom écrit sur sa serviette permettent de savoir qu’il s’appelait Brocq et qu’il était attaché au ministère… voilà pour son identité… ne nous occupons pas du domicile, nous l’aurons à la Place… ah ! en revanche, précisons les conditions de l’accident… dites-moi donc, agent, comment s’est exactement produit ce décès ?
Le gardien de la paix, une fois encore, se gratta le front d’un geste anxieux :
— Monsieur le commissaire, je n’ai rien vu du tout !… déclara-t-il.
— Et le mécanicien du taximètre ? vous avez sa déposition ?…
— Il n’a rien vu non plus, monsieur le commissaire !… Il m’a dit comme ça que son client était en train de lui parler par la portière pour lui indiquer le chemin à prendre, lorsqu’il s’était tout à coup renversé à l’intérieur de la voiture… il était mort, monsieur le commissaire !…
— Appelez-moi ce chauffeur, cependant…
Mais, quelques instants après, le commissaire de police renvoyait l’honnête conducteur, le court interrogatoire qu’il venait de lui faire subir l’avait, en effet, convaincu que ce dernier n’avait rien vu, ne pouvait en rien l’aider dans ses recherches…
Le commissaire de police rappela l’agent :
— Voyons, précisait-il, vous êtes certain que la victime est morte immédiatement ?
— Dame ! monsieur le commissaire, pendant que je dissipais l’attroupement qui s’était formé, un médecin est venu et c’est lui qui m’a dit comme ça que le mort était mort…
— Bien !… Ce médecin ne vous a pas indiqué la cause du décès ?
— Non, monsieur le commissaire, mais il m’a donné sa carte de visite…
L’agent fouillait dans la poche de sa tunique, en tirait un calepin crasseux entre les feuillets duquel il prenait en effet une carte qu’il tendait à son chef :
— Voilà, monsieur le commissaire…
Le magistrat regarda le nom : « Professeur Barrel, de l’Académie de Médecine », puis, tournant le bristol, lut à haute voix une indication au crayon :
« Mort subite attribuable à un phénomène d’inhibition… »
Il demeura troublé :
— Ce professeur ne vous a pas expliqué ce qu’il entendait par « mort due à l’inhibition » ?
— Non, monsieur le commissaire…
— C’est ennuyeux… j’ignore ce que cela veut dire… enfin nous reprendrons le mot dans le rapport…
Le commissaire de police allait continuer son enquête, lorsqu’on frappa à la porte de son cabinet.
— Monsieur le commissaire, il y a un inspecteur de la Sûreté qui vous demande d’urgence… il affirme que vous l’avez fait appeler ?…
— Qu’il entre !…
Le personnage que l’agent annonça sous cette qualité toujours impressionnante : « Inspecteur de la Sûreté » était à peine apparu dans l’encadrement de la porte que le commissaire de police se leva et, les deux mains tendues, s’avança vers lui :
— Vous, Juve ! Ah ! je suis content de vous voir… Comment allez-vous ?
C’était, en effet, le célèbre inspecteur, le policier Juve que les hasards du service amenaient au commissariat de police ! Juve n’avait guère changé. C’était toujours le même homme, un peu trapu, un peu fort, mais étonnamment vif, agile, resté jeune, malgré sa moustache grisonnante, malgré la voussure des épaules qui, par moments, semblaient plier sous le poids des fatigues passées…
— Juve !
Lorsque à la suite de la terrible affaire Dollon, connue dans le public sous le nom de « le mort qui tue » Juve avait été blâmé officiellement par M. Annion, l’inspecteur de la Sûreté n’avait pu se défendre d’un sentiment de mauvaise humeur que les circonstances justifiaient. Après tout, s’il avait échoué, on ne pouvait lui en faire grief ! Nul n’aurait deviné la fin de cette affaire, l’invraisemblable procédé dont l’extraordinaire, le redoutable, le subtil Fantômas avait fait choix pour échapper à la dernière minute aux menottes que Juve s’apprêtait à lui passer aux mains… Et le policier, désespéré, mais nullement désireux d’abandonner la lutte contre le sinistre bandit qu’il poursuivait depuis des années, avait demandé quelques semaines de congé, s’était tenu coi, puis avait repris son poste à la préfecture de police, cherchant à se faire oublier, à attirer le moins possible l’attention sur son personnage, se bornant à guetter une occasion qui lui permettrait de rentrer en scène, de pourchasser à nouveau son ennemi personnel…
Depuis lors, rien n’avait pu le mettre sur la piste de Fantômas. Aucun crime ne s’était produit dans des circonstances pouvant permettre de supposer la participation de l’insaisissable meurtrier…
Le policier commençait à se demander si, bien que n’ayant pas été assez heureux pour arrêter ce roi des assassins, ce génie du crime, il n’avait pas toutefois réussi, en le démasquant une fois encore, à l’obliger à la fuite, à le mettre dans l’impossibilité de nuire ?…
C’était du moins ce qu’il disait, ce qu’il prétendait, ce qu’il s’efforçait de persuader à ses chefs, qu’il tentait de faire considérer comme vrai par l’opinion publique qui, sachant que Juve était un héros, continuait à se passionner pour ses moindres faits et gestes.
Rapidement le commissaire du quartier Wagram mit l’inspecteur au courant des incidents qui l’avaient conduit à téléphoner à la Préfecture :
— Vous comprenez, mon cher Juve, fit-il, que dès que je m’aperçus que ce malheureux officier portait dans sa serviette des documents secrets, intéressant la Défense Nationale, je ne me suis pas soucié de confier cela à un agent ordinaire. C’est pourquoi je me suis permis de demander à la Préfecture…
Juve interrompit le magistrat :
— Vous avez bien fait, monsieur le commissaire, de pareilles choses sont excessivement graves et on ne saurait trop prendre de précautions. Vous avez la serviette de ce mort ?
— La voici, mon bon ami…
Juve se saisit du portefeuille et l’ouvrît :
— On ne sait jamais ce qui peut arriver, déclara-t-il, si vous le voulez bien, monsieur le commissaire, je m’en vais dresser un bordereau des pièces que vous me remettez, je vous laisserai ce bordereau et j’en prendrai un double que je donnerai contre reçu au bureau de l’État-Major… De la sorte ma propre responsabilité ainsi que la vôtre seront parfaitement dégagées…
Juve et le commissaire s’occupaient depuis quelques minutes à ce rapide travail de dépouillement, lorsque soudain, l’inspecteur se leva, et tenant un papier à la main, marchait de long en large dans le cabinet du commissaire de police, puis se tournant vers le magistrat, interrogeait :
— Vous avez lu cela ?
— Quoi donc ? Non…
— Lisez-le…
Le magistrat prenait le document que lui tendait l’inspecteur. Il lut :
« État des pièces qui m’ont été soumises par le Deuxième Bureau de l’État-Major dont j’ai signé le reçu et que je m’engage à rapporter et à remettre contre décharge au Deuxième Bureau de l’État-Major, le lundi 7 novembre… »
— Eh bien ? interrogea-t-il…
— Eh bien, reprit Juve, comparez les documents qui sont mentionnés sur cette liste, monsieur le commissaire, avec ceux qui se trouvent dans cette serviette… ce sont les mêmes…
— Naturellement ! ce sont les mêmes ! je le pense bien… cela prouve tout simplement, j’imagine, que cet officier est mort au moment où il se rendait à son bureau pour restituer les papiers et documents qui lui avaient été confiés ? Que voyez-vous de surprenant à cela ?
Juve hocha la tête :
— Je vois, fit-il, – il donnait ainsi sans s’en douter une extraordinaire preuve du flair merveilleux dont il était doué, – je vois, monsieur le commissaire, que ce que je craignais est vrai… oui, cette liste est bien celle des documents qui sont contenus dans cette serviette, mais…
— Mais quoi ?…
— Mais il en manque un…
Les deux hommes, fébrilement, compulsèrent les papiers du capitaine Brocq. Juve avait dit vrai : il manquait en effet un plan, le document N° 6…
— Sapristi… murmura le commissaire, pourvu que cela ne fasse pas encore un scandale désagréable… Comment savoir si ce document a été perdu en voiture, s’il a déjà été restitué par le capitaine, ou bien si…
— Ou bien s’il a été volé, ponctua la voix de Juve.
Et la supposition que le policier formulait ainsi – lui qui ne pouvait se douter cependant des craintes que le capitaine Brocq avait eues pendant ses dernières minutes de vie, – était si grave, si terrible, si lourde de conséquences, que le commissaire de police, a son tour, se prit à trembler :
— Volé ! répéta-t-il, volé, mais par qui ? Où ? Comment ? dans le trajet de la place de l’Étoile, ici ? pendant qu’on amenait le mort au commissariat ?… Juve, c’est invraisemblable…
Le policier, se promenait toujours dans le cabinet du commissaire de police, le front soucieux, la mine inquiète :
— Je n’aime pas ces histoires-là, déclara-t-il, toutes les affaires où sont mêlées des officiers et surtout des officiers du Deuxième Bureau, sont terriblement délicates… On ne sait jamais où elles peuvent vous conduire… ces officiers-là, voyez-vous, monsieur le commissaire, ce sont, en vérité, de par leurs fonctions, les maîtres de toute la défense militaire de la France… et dame !…