En principe, le journaliste « était parti » depuis la veille au soir.
Mais on ne laisse jamais sonner en vain le téléphone, lorsqu’on est à même de répondre… et puis enfin, c’était peut-être une erreur ou un ami ? Jérôme Fandor décrocha le récepteur. Ayant écouté une seconde, il prit instinctivement une attitude respectueuse comme si son interlocuteur, à l’autre bout du fil, pouvait le voir.
Jérôme Fandor, par brefs monosyllabes, répondit :
— Oui !… non !.. probablement ! soyez sans crainte !…
Il acheva la conversation par ces mots :
— C’est entendu, à tout à l’heure, patron…
Le journaliste en reposant l’appareil changeait de physionomie.
Son visage avait perdu la gaieté de l’instant précédent : le jeune homme fronçait les sourcils, il tirailla nerveusement sa moustache.
— Zut ! vraiment il ne manquait plus que cela !
Jérôme Fandor venait d’être appelé au téléphone par M. Dupont (de l’Aube), le député opportuniste bien connu qui était, en outre, le directeur de La Capitale.
M. Dupont (de l’Aube), adonné depuis de longues années à la politique et que l’on prévoyait comme devant faire un ministre au premier remaniement du Cabinet, s’occupait assez rarement du détail de l’information dont il fallait alimenter son journal. Il était directeur de nom et se contentait le plus souvent de rédiger son éditorial sans même aller lui-même le porter au journal, laissant la direction de fait et son importante publication à son gendre qui remplissait les fonctions de rédacteur en chef.
Jérôme Fandor avait donc été fort étonné, fort surpris, de recevoir un coup de téléphone de celui que, dans la salle de rédaction, on désignait sous le qualificatif de « Grand Patron ».
Fandor était convoqué par lui à la Chambre, pour trois heures de l’après-midi : le patron voulait lui donner des indications au sujet d’un reportage qui l’intéressait particulièrement…
Fandor était intrigué, anxieux…
De quoi pouvait-il bien s’agir et comment se faisait-il que M. Dupont (de l’Aube) s’occupât désormais des articles à faire ?
Et puis Fandor se regimbait, il était en vacances, après tout.
— Bah ! se dit le journaliste, Dupont ignore évidemment ces détails, je vais aller à son rendez-vous, je lui expliquerai mon prochain départ et c’est bien le diable s’il ne repasse pas son reportage à un autre de mes collègues…
— Madame Angélique, dit Fandor, faites-moi vite à déjeuner, puis vous bouclerez ma valise, ce soir je fiche mon camp, coûte que coûte.
***
Depuis deux heures, qui lui avaient paru interminables, Jérôme Fandor, dans la salle des Pas Perdus du Palais-Bourbon, attendait M. Dupont (de l’Aube).
Le député était en séance. Aux dires des huissiers accoutumés aux procédés parlementaires, la discussion menaçait de s’éterniser. Jérôme Fandor s’énervait. À plusieurs reprises il avait eu l’idée de filer purement et simplement à l’anglaise, quitte à s’excuser ensuite, à invoquer un malentendu, lorsque huit cents kilomètres le sépareraient des foudres directoriales… Mais il était trop scrupuleux journaliste, trop professionnellement honnête pour mettre un semblable projet à exécution. Rongeant son frein, Fandor était resté.
Comme pour la cent cinquantième fois, il regardait sa montre, le journaliste se leva soudain et s’empressa vers deux personnes qui débouchaient d’un couloir : c’était M. Dupont (de l’Aube) qu’accompagnait un personnage que Fandor reconnut aussitôt. Le journaliste s’inclina respectueusement devant l’un et l’autre, serra la main cordiale que lui tendait M. Dupont (de l’Aube) qui disait à son compagnon :
— Mon cher ministre, je vous présente mon jeune collaborateur, Jérôme Fandor…
— C’est un nom qui ne m’est pas inconnu, avait répondu le ministre.
Mais, sollicité par d’innombrables occupations, il s’éclipsa aussitôt.
Quelques instants après, dans un des petits salons réservés aux commissions parlementaires, le directeur de La Capitales’entretenait avec son rédacteur.
— Ce n’est pas, je suppose, mon cher patron, Interrogeait Fandor, pour me présenter au ministre que vous m’avez fait venir ici. À moins que vous n’ayez l’intention de me faire nommer sous-préfet, auquel cas…
— Auquel cas ? interrogea doucement M. Dupont (de l’Aube)…
Fandor, nettement, répliqua :
— Auquel cas, avant même d’être nommé, je vous apporterais ma démission ; ça n’est pas là une profession qui me tente beaucoup…
— Rassurez-vous, Fandor, fit M. Dupont (de l’Aube), je n’ai nullement l’intention de vous envoyer vivre en province. Mais si je vous ai demandé de passer me voir ici c’est qu’il s’agit d’une affaire assez délicate dont j’ai l’intention de vous confier l’instruction. J’insiste sur ce mot.
— Bon, pensa Fandor, voilà mes vacances dans le lac !
Il essaya de poser cette question préjudicielle, mais M. Dupont (de l’Aube), aussi autoritaire que doux dans ses manières, l’interrompait d’un geste de la main :
— Vous partirez quelques heures plus tard, mon cher ami, et vous prendrez huit jours de plus…
Fandor s’inclina, c’était là des choses que l’on ne discute pas… et il gagnait à la combinaison.
— Mon cher Fandor, commença le « grand patron », nous avons publié hier soir, ainsi que vous ne l’ignorez pas, un filet sur la mort du capitaine Brocq…
« Cette mort est assez mystérieuse. Le capitaine, qui, par ses fonctions, dépendait du Deuxième Bureau de l’État-Major, avait des relations dans des milieux qu’il serait intéressant de connaître. J’en ai parlé tout à l’heure avec le ministre de l’Intérieur et le ministre de la Guerre. Tous deux sont d’accord pour que nous procédions à une enquête assez discrète, minutieuse. Vous êtes l’homme tout désigné…
Une heure après l’entretien qu’il venait d’avoir avec M. Dupont (de l’Aube), Jérôme Fandor, pantalon retroussé, col du pardessus relevé traversait, stoïque sous la pluie, l’Esplanade des Invalides, éclairée par quelques becs de gaz.
Le journaliste arriva de l’autre côté de la place, à la rue Fabert, regarda le numéro de la première maison qui se trouvait devant lui, suivit un instant le trottoir, en tournant le dos à la Seine, puis enfila la rue de l’Université et parvint à l’avenue de Latour-Maubourg.
Jérôme Fandor se rappelait ce qu’avait dit Dupont : interviewer le baron de Naarboveck, lier connaissance avec une jeune personne du nom de Bobinette, telles étaient les grandes lignes de sa mission. Il n’était pas inquiet sur l’issue de son interview. Ce n’était pas la première occasion dans laquelle Fandor faisait pareille besogne, et cette fois la tâche était facilitée par la lettre de recommandation que M. Dupont (de l’Aube) lui avait donnée pour obtenir un entretien de M. de Naarboveck.
Un autre journaliste que Fandor serait évidemment allé droit chez le personnage à interviewer, ne songeant pas à s’écarter de sa mission. Mais Fandor avait une idée de derrière la tête. D’abord inspecter les lieux. Contournant le pâté de maisons qui limitait la rue de l’Université, il était allé dans l’avenue de Latour-Maubourg afin de se rendre compte si l’hôtel était double ou simple, s’il avait une ou deux issues.
Lorsqu’il faisait une enquête, il songeait, certes, à atteindre droit le but qu’il se proposait mais il songeait aussi à l’imprévu.
L’inspection de Fandor fut courte. L’hôtel, en effet, comportait deux entrées : celle de l’avenue de Latour-Maubourg était réservée au service.
La façade de l’hôtel donnait sur la rue Faber. Une cour par derrière le séparait de l’avenue de Latour-Maubourg, il était composé de trois grands étages, bâtis sur un rez-de-chaussée surélevé de quelques marches.
Fandor retourna à l’Esplanade des Invalides et se promena quelque temps sous les arbres, surveillant les allées et venues du voisinage.
Soudain une automobile, une limousine fort élégante, s’arrêta devant la maison de M. de Naarboveck. Un homme d’un certain âge en descendit et s’engouffra sous un portail qui s’était ouvert dès l’approche de la voiture.
— Naarboveck, pensa Fandor. La voiture rentre, le patron ne sortira plus.
Peu après cette opinion était encore confirmée ; le mécanicien ayant enlevé sa livrée sortit de l’hôtel et partit.
— Bon ! observa Fandor, le « client » ne bougera pas de chez lui de toute la soirée !
Ensuite deux femmes, jeunes en apparence, qui entrèrent dans l’immeuble ; puis vingt minutes s’écoulèrent.
Les pièces du premier étage jusqu’alors demeurées sombres s’illuminèrent successivement, l’hôtel sembla s’éveiller et Fandor allait se décider à sonner lorsqu’un taxi-auto amena devant la porte un quatrième personnage. Fandor s’approcha de celui-ci, au moment où il réglait sa course. C’était un jeune homme élégant, distingué, très blond, portant la moustache mince et longue à la gauloise. Ses attitudes trahissaient sa profession : un officier en civil, à n’en pas douter.
Fandor contourna l’immeuble une fois encore, il arrivait devant la façade de l’avenue de Latour-Maubourg, lorsqu’il vit un petit pâtissier s’introduire dans la maison.
Naarboveck habite seul avec sa fille, m’a dit M. Dupont (de l’Aube), se dit le journaliste, c’est donc qu’il reçoit du monde à dîner ce soir. Renonçant à son idée première : se présenter tout de suite au diplomate, Fandor décida après réflexion :
— Ma foi, je m’en vais dîner aussi. Autant leur donner une heure de répit.
Le journaliste savait, par expérience, combien il est mauvais d’interviewer les gens lorsqu’ils sont pressés, attendus, ou à jeun.
Fandor avisa un marchand de vins. Trois quarts d’heure après, Fandor sortait de la boutique, ayant mal dîné, mais complètement renseigné sur l’existence privée et publique du personnage chez lequel il allait se rendre. Il avait fait bavarder ses voisins, le patron de l’établissement ; Fandor aurait pu dire à quelle heure se levait Naarboveck, quelles étaient ses habitudes, s’il faisait maigre le vendredi et le prix qu’il payait ses cigares.
***
— M. de Naarboveck, s’il vous plaît ?
Neuf heures sonnaient, en effet.
— C’est ici qu’il demeure, monsieur, répondit le serviteur.
Fandor tendit sa carte, ainsi que la lettre de M. Dupont (de l’Aube).
— Voulez-vous passer ceci, demanda-t-il et me faire savoir si M. de Naarboveck peut me recevoir ?
Le concierge invita le jeune homme à le suivre.
Ils gravirent les marches du perron, le portier sonna, un valet de pied en petite livrée se présenta aussitôt et prit des mains du portier la lettre et la carte destinées à M. de Naarboveck.
Le domestique, longuement épela le nom de Fandor gravé sur le bristol, regarda l’inconnu, espérant qu’il préciserait d’une parole le but de sa visite, mais Jérôme Fandor demeurait impassible et comme sa qualité de journaliste ne figurait point sur sa carte, le domestique en fut pour sa curiosité.
— Veuillez attendre un instant ici, fit le laquais d’un air assez aimable, je m’en vais aller voir si monsieur reçoit.
Fandor demeura seul dans un vaste hall aux meubles Renaissance où des tapisseries de haute lice déroulaient sur les murs leurs épopées grandioses en somptueux tableaux.
Le valet de pied revint en se hâtant.
— Si monsieur veut me suivre ?
Débarrassé de son pardessus, Fandor obéit.
Une face du hall donnait sur un grand escalier à double révolution dont la pierre blanche, grisée par les ans, s’adoucissait d’un moelleux tapis et qu’ornait une merveilleuse rampe aux rinceaux délicats, œuvre de l’un des maîtres de la ferronnerie du dix-septième siècle.
Le domestique derrière lequel marchait le journaliste ouvrit une porte qui accédait dans un magnifique salon de réception peu meublé, mais du plus pur Louis XIV. Aux murs des glaces à petits panneaux reflétaient des toiles de maîtres, tableaux de famille d’une importante valeur artistique, d’une plus grande valeur encore de souvenir.
Cette pièce traversée, ils passaient encore par des salons d’un goût très sûr.
Fandor parvint enfin au fumoir où l’Empire était judicieusement mêlé aux meubles dont l’Angleterre nous enseigna le confort et dont le cuir fauve s’harmonisait à merveille avec le rouge de l’acajou vieilli aux bronzes hiératiques.
Le domestique lui indiqua un siège et disparut.
— Fichtre ! pensa tout haut Fandor lorsqu’il fut seul, le gaillard est joliment bien installé. Faut croire que de faire de la diplomatie pour le compte du roi de Hesse-Weimar, ça vous nourrit son homme…
Mais le journaliste fut soudain interrompu dans ses réflexions. Une porte venait de s’ouvrir donnant passage à une jeune femme fort élégante.
Jérôme Fandor salua la jolie apparition.
4 – CHEZ LES NAARBOVECK
— Asseyez-vous donc, monsieur.
— C’est sa fille, pensa Fandor, je suis fichu, le diplomate ne va pas me recevoir. Je le regrette dans un sens, mais de l’autre, cette délicieuse personne…
— Vous avez demandé, monsieur, commençait la jeune femme, à voir M. de Naarboveck. C’est, sans doute au sujet d’une interview. M. de Naarboveck a pour principe de ne jamais faire parler de lui dans les journaux, aussi ne serez-vous pas étonné…
Fandor se disait :
— J’en ai pour cinq minutes au moins à entendre cette gentille personne m’assurer que son père ne veut pas parler. Après quoi, il viendra lui-même, et me racontera tout ce que j’aurai besoin de savoir…
Fandor suivit donc d’une attention distraite le discours de la jeune personne. À un moment, il plaça :
— Monsieur votre père…
Mais son interlocutrice sourit, l’arrêta net :
— Pardon, monsieur, dit-elle, vous faites erreur : je ne suis pas M lleWilhelmine de Naarboveck, comme vous le supposez, mais bien plus modestement sa dame de compagnie. On m’appelle M lleBerthe…
— Bobinette ! s’écria Fandor, presque malgré lui…
Il regrettait aussitôt cette interjection évidemment familière. La jeune femme ne s’en formalisa pas :
— On m’appelle en effet ainsi, monsieur… les intimes du moins, ajouta-t-elle avec une pointe malicieuse.
Fandor trouvait des phrases enjouées et correctes pour s’excuser :
Il fallait à toute force se faire séduisant, aimable ; M. Dupont (de l’Aube) n’avait-il pas raconté à Fandor que la dernière venue chez le capitaine avant son étrange accident était précisément M lleBerthe, dite Bobinette ? Pourquoi ? Comment ? À découvrir.
Aux amabilités du journaliste, la jeune femme avait répondu en protestant qu’elle n’était nullement froissée de cette appellation familière :
— Hélas, monsieur, j’ai bien trop peur que mon nom, mon petit nom pour les amis, ne devienne vite connu du public. Car je suppose que si vous venez voir M. de Naarboveck c’est pour lui demander des renseignements sur cette malheureuse affaire. Le baron de Naarboveck, monsieur, ne vous dira rien que vous ne sachiez évidemment déjà, sauf, – ce qui n’est là un secret pour personne, – que le capitaine Brocq fréquentait ici d’une façon assez régulière. À maintes reprises il est venu dîner chez M. le baron et s’est occupé de divers travaux avec lui… Plusieurs de ses amis, des officiers, sont d’ailleurs également reçus ici : M. de Naarboveck aime beaucoup le monde…
— Et puis, interrompit Fandor, il a une fille, n’est-ce pas, mademoiselle ?…
— M lleWilhelmine, en effet.
— Mademoiselle, interrogea Fandor, on a rapporté qu’hier après-midi, vous avez eu l’occasion de vous rencontrer avec le capitaine Brocq avant sa fin… ?
La jeune femme regarda fixement le journaliste, comme pour lire sa pensée, comme pour deviner s’il savait qu’elle avait, non seulement rencontré le capitaine Brocq, mais passé avec lui, en tête à tête, une bonne heure. Fandor le savait mais il demeura impénétrable.
— J’ai eu l’occasion, en effet, hier, de passer chez le capitaine Brocq pour lui faire une communication.
— Vous allez me trouver bien indiscret, poursuivit Fandor, qui affectait de ne pas regarder la jeune femme, afin qu’elle fût plus à son aise, mais en réalité ne perdait pas un seul des jeux de sa physionomie, car il voyait son visage se refléter dans une glace, vous allez me trouver bien indiscret, mais pourriez-vous me dire quelle était la nature de… cette communication ?