— Ainsi, conclut Bouzille, j’avais encore vingt-trois francs à donner cette semaine au proprio, eh bien, j’ai refilé sept francs à la dame Gauthier et c’est sa société qui va mettre le reste.
— Où demeure-t-elle ?
— Ma foi, je n’en sais rien.
Mais Fandor avait demandé le Bottin, il le consulta : Gauthier… puis, apercevant à la suite du nom cette indication « Trésorière de l’Œuvre des Loyers », il s’écria :
— Voilà la dame, pas vrai Bouzille ?
Le chemineau se pencha sur l’épaule du journaliste et lut, en suivant les lettres de son gros doigt :
— Rue des Mathurins 149. Oui, ça doit faire l’affaire.
Brusquement, le journaliste quitta le chemineau et dix minutes plus tard, ayant troqué sa casquette d’inspecteur du gaz contre un chapeau de feutre mou et dont il se baissa les bords sur les yeux, Fandor faisait les cent pas devant le 149 de la rue des Mathurins.
Le journaliste n’attendit pas en vain. La dame en noir descendit d’un fiacre, et Fandor passant à ce moment tout à côté d’elle, devina ses traits sous l’épaisse voilette :
— Elle, murmura-t-il, c’est elle. Ah par exemple, si je m’y attendais. Décidément, je dois être sur la bonne piste.
***
— Madame la trésorière, vous avez la parole.
M me Marquet-Monnier, femme de l’honorable banquier de la rue Laffitte et présidente de l’Œuvre des Loyers, venait de parler.
Dans le salon, les dames dont l’âge variait de vingt-cinq à quarante ans, travaillaient avec l’application des personnes qui ont une mission à remplir.
Il s’agissait en effet, de la réunion hebdomadaire du Comité de l’Œuvre des Loyers. M me Marquet-Monnier en était la présidente, la réunion avait eu lieu ce jour-là chez la trésorière, M me Gauthier, parce qu’on était le jour du terme, le huit du mois, échéance des petits loyers, et qu’il fallait s’occuper avec la trésorière de tous les règlements d’argent à effectuer dans ce quartier de Belleville.
M me Gauthier prit la parole. Elle exposait la situation. L’orateur était une femme d’une remarquable beauté. L’éclat de son teint et de ses cheveux éblouissants d’un or brillant tirant sur le rouge, ressortait encore mieux sur sa toilette sombre qu’égayait un petit col de dentelle blanche.
M me Gauthier, d’une voix harmonieuse, expliquait à ses collègues qu’elle avait le matin même achevé de recueillir les parts des loyers que les pauvres gens du quartier de Belleville avaient pu réunir :
— Nous avons, dit-elle, huit mille francs à payer, moins trois mille qui résultent de l’effort des locataires, c’est donc cinq mille francs qu’il faut ajouter pour parfaire cette somme.
M me Marquet-Monnier reprit la parole :
— Vous venez d’entendre, mesdames, dit-elle, le rapport de M me Gauthier, notre dévouée trésorière. Quelqu’un a-t-il une objection à formuler ?…Personne ? Je vous propose donc, Mesdames, l’adoption pure et simple.
Se tournant alors vers M me Gauthier, la présidente demanda :
— Veuillez avoir l’obligeance, chère madame, de me remettre, d’une part les trois mille francs que vous avez recueillis dans le quartier de Belleville, et de l’autre les cinq mille francs destinés à parfaire la somme et qui sont dans votre caisse.
M me Gauthier se leva :
— Rien n’est plus simple ni plus juste, chère madame.
La jolie femme, tirant de son réticule un trousseau de minuscules clefs, alla au petit meuble d’angle, l’ouvrit, mais devant le meuble béant, elle demeura stupéfaite, les jambes se dérobant sous elle.
Réagissant néanmoins contre son émotion, M me Gauthier d’un geste brusque refermait le meuble, elle se retourna, affectant un air impassible.
— Je vous demande mille pardons, ma chère présidente, mesdames, fit-elle… mais je croyais avoir ici même ces fonds, je me suis trompée, ils sont à ma banque, au Comptoir National. Assurément dans un instant… je vais, d’ici une heure à peine…
Un peu hautaine, comme à son ordinaire, calme et flegmatique, la présidente tendit sa main gantée à M me Gauthier :
— Il suffit, chère madame, que les fonds soient arrivés rue Laffitte pour cinq heures du soir. Or, il est à peine trois heures de l’après-midi. À tout à l’heure.
Les dames du Comité se retirent, madame Gauthier avait pour toutes un sourire aimable. Toutefois, malgré ses efforts, la jolie femme ne pouvait dissimuler son émotion. Quelques-unes de ses collègues s’en apercevaient car, à peine ces dames avaient-elles quitté son appartement, que l’une d’elles, résumant la pensée de toutes les autres, murmurait à l’oreille de la présidente :
— Je ne sais pas si je m’illusionne, mais il me semble qu’il se passe quelque chose ? Avez-vous remarqué comme M me Gauthier est devenue soudain toute pâle ?
La présidente ne répondit pas, mais son air préoccupé trahissait sa pensée.
Seule dans son appartement, M me Gauthier donnait libre cours à son inquiétude, se tordait les bras, cependant qu’une sueur d’angoisse lui perlait au front :
La jeune femme, après être restée quelques instants immobile, comme figée dans un muet désespoir, se précipita à nouveau vers le petit meuble qu’elle avait été ouvrir en présence de tout le monde pour en retirer de l’argent. Seule désormais, elle recommença, poussa la clé dans la serrure, écarta d’une main tremblante la porte du petit coffre vide, absolument vide.
— Ai-je donc été volée ? que signifie encore ce nouveau mystère ?
Et soudain, elle poussa un cri, cependant qu’après avoir enfoncé sa main à l’intérieur du meuble, elle en tira une sorte de chiffon noir, d’étoffe souple et molle, qu’elle laissa échapper de ses doigts tremblants. M me Gauthier sursauta :
— La cagoule, murmura-t-elle, c’est encore la cagoule. Il m’en veut toujours. Qu’a-t-il fait ? que veut-il de moi ?
***
La nuit était venue, et dans les bouges de Belleville, on faisait ripaille et grand tapage. Bec-de-Gaz, Œil-de-Bœuf, les deux inséparables étaient encore installés dans le cabaret du père Joseph, entre eux se dressait une muraille de bouteilles dont le nombre augmentait sans cesse.
— Canaille, grommelait Bec-de-Gaz, en regardant Œil-de-Bœuf, cependant qu’Œil-de-Bœuf jurait :
— Brigand, en regardant Bec-de-Gaz.
Les deux hommes, tout en trinquant se menaçaient du poing :
— Elle est pour moi, je l’aime.
— Moi aussi je l’aime et je la veux.
— Bec-de-Gaz.
— Œil-de-Bœuf.
Les deux hommes se levèrent, et vidèrent leur verre. Puis, Bec-de-Gaz, penchant sa haute taille par-dessus la table encombrée de bouteilles, murmura à l’oreille d’Œil-de-Bœuf :
— Écoute Œil-de-Bœuf, ça ne peut pas durer comme ça. J’te l’ai déjà dit, j’en pince pour la Guêpe et je sais également que t’es chipé pour elle. Deux hommes comme nous ce serait trop pour une fille comme elle. Ça ne peut donc pas s’arranger.
— Ça ne peut pas s’arranger.
— Qu’est-ce qui nous reste à faire ?
— À jouer du surin, jusqu’à ce qu’un meurt.
— J’allais te le proposer.
— C’était accepté d’avance.
Les deux hommes soudain eurent la même pensée :
— Père Joseph, criaient-ils, un saladier de rouge.
L’Auvergnat obéit avec empressement. Chose extraordinaire, les apaches ce jour-là, avaient les poches bourrées d’argent.
À la table des deux amis devenus adversaires, il y eut un silence.
— Ce qui me fait de la peine, dit enfin Œil-de-Bœuf, c’est l’idée que je m’en vais, dans un instant, saigner un bon copain comme toi, Bec-de-Gaz et qu’il crèvera là, sur le trottoir, la gueule ouverte. C’que c’est qu’la vie, tout de même.
— Moi, répliqua Bec-de-Gaz, c’est pas tant ça qui m’embête c’est comme qui dirait plutôt l’idée que j’te voie là en face de moi en train de siffler des verres, bien vivant, bien nourri, et que dans une heure peut-être, lorsque je t’aurai descendu, tu seras raide, froid et glacé, incapable d’absorber la moitié d’un demi-setier. Ça c’est triste quand on y pense. Mon pauvre Œil-de-Bœuf, je suis bien désolé de savoir que tu vas mourir.
— Mon pauvre Bec-de-Gaz, je suis bien désolé à l’idée que tu vas me quitter pour le champ de navet.
— Encore un saladier ? Œil-de-Bœuf.
— Encore un, Bec-de-Gaz.
Cependant que ce dialogue s’échangeait à une table, à l’autre, dans un groupe mystérieusement composé du Bedeau, de Mort-Subite et de Fleur-de-Rogue en pleine lune de miel avec le redoutable sonneur, on buvait discrètement et copieusement aussi, car on était riche, à la santé de celui qui, quelques heures auparavant, venait de semer l’or dans les bouges où se terraient jusqu’à la nuit les apaches du quartier. Et c’était la santé de Fantômas que l’on portait, car l’Empereur du Crime, conformément à sa promesse de la veille, leur avait donné de l’argent à tous.
— Et ça n’est pas fini, avait-il déclaré au Bedeau qu’il avait pris à part, ça ne fait que commencer. D’ici quelques jours la bande des Ténébreux sera reconstituée et alors on verra ce qu’on verra.
Cependant, dans la rue sombre, sur le bord des terrains vagues, deux femmes discutaient mystérieusement. C’était Marie Bernard et la vendeuse de fleurs, que la pègre désignait sous le surnom de la Guêpe, en raison de la finesse de sa taille.
L’excellente mère de famille, la digne épouse du terrassier expliquait à la jolie fille :
— Crois-tu que ce n’est pas incompréhensible cette affaire-là ? Mon loyer n’est pas payé et ceux des locataires non plus, et pourtant, on a toutes donné un acompte à la dame de l’Œuvre qui vient tous les trois mois, à M me Gauthier. Le proprio a fait savoir que du moment que l’Œuvre n’avait pas raqué, c’était nous autres qu’on devait le faire, ou bien alors qu’on serait vendus.
— Cela m’étonne beaucoup, déclara-t-elle, puisque M me Gauthier a touché l’argent, elle a dû payer, elle a payé.
Mais, à ce moment même, un groupe de femmes et d’enfants s’ameutaient au coin du passage de la Renaissance sous l’inspiration du chemineau Bouzille :
— La voleuse, la voleuse, criait-on sur l’air des lampions, cependant que la voix du chemineau, dominant le tumulte, hurlait :
— Je connais son adresse, c’est rue des Mathurins. Allons-y les aminches, et comment qu’on va lui faire un chahut à celle qui vole l’argent du prolétaire.
La petite troupe tapageuse s’éloignant du terrain vague parvint au carrefour de la place du Danube, méditant de pénétrer dans le métro. La police veillait, son attention avait été attirée par les clameurs. Et, en dépit des protestations, des explications confuses qu’elles donnèrent, les braves ménagères furent dispersées, tandis que Bouzille, la forte tête de la bande, l’homme qui dirigeait l’expédition, était, malgré ses protestations et ses discours, conduit au poste.
La Guêpe savait maintenant à quoi s’en tenir.
Et la jolie fleuriste considérait d’un air désolé la pauvre mère de famille qui pleurait toutes les larmes de son corps à l’idée qu’elle allait peut-être être expulsée le lendemain. La Guêpe, lentement, fouilla dans sa poche, en sortit une poignée de monnaie qu’elle déposa dans la main de son amie :
— Prends, dit-elle, et ne dis rien.
— Mais, s’écria Marie Bernard, c’est de l’or, rien que des pièces d’or. Tu me donnes trop, la Guêpe, et puis, d’où vient cette fortune ?
— Prends, cet argent est pour toi.
Puis, la fleuriste, craignant sans doute d’en avoir trop dit, s’éloigna à grands pas, laissant Marie Bernard interdite derrière elle.
La Guêpe, toutefois, s’en allait le cœur plus léger ; l’or qu’elle venait de donner charitablement à l’infortunée mère de famille lui avait brûlé les doigts jusqu’alors, car il provenait du partage, et le Bedeau, trésorier de Fantômas s’était chargé de le lui remettre. La Guêpe y avait droit. N’avait-elle pas appartenu aux Ténébreux, naguère ? Elle n’avait pas osé refuser.
6 – UNE FILATURE
— Ouf, fit Juve.
Le policier, anéanti, se laissa tomber sur le grand fauteuil de cuir, seul meuble confortable qui se trouvât dans son bureau de travail. Il venait de remonter les quatre étages de son appartement de la rue Bonaparte et il s’apprêtait à goûter, avec une évidente satisfaction, le charme de quelques heures de repos.
Il était deux heures de l’après-midi. Depuis plusieurs jours, l’inspecteur de la Sûreté n’avait pas arrêté, multipliant ses enquêtes, organisant ses filatures, allant, venant interrogeant, s’efforçant de faire la lumière sur le mystérieux drame qui avait ému non seulement les habitants de la villa Saïd, mais encore tout l’élégant quartier de l’avenue du Bois-de-Boulogne et de l’Étoile.
La veille, alors qu’il était en pleine enquête, Juve avait été soudain appelé au dehors de l’hôtel habité par Rita d’Anrémont et l’infortuné Sébastien. Un de ses agents lui apportait une carte sous enveloppe fermée et Juve s’était précipité hors de l’hôtel, puis de la villa, pour se rendre au coin de la rue Pergolèse.
Là, un homme l’attendait à qui le policier serra chaleureusement la main :
— Fandor, mon bon Fandor, s’était écrié Juve, que deviens-tu ? que se passe-t-il ? As-tu donc quelque chose d’urgent à me dire ? Tu connais l’affaire dont je m’occupe ?
— Naturellement, répliqua le journaliste, et c’est pour cela que je viens, ou plutôt pour autre chose. Mais j’ai comme une vague idée qu’il y a un lien… Juve, je viens de voir lady Beltham et je sais où elle demeure.
— Lady Beltham, eh bien, en voilà une affaire.
Le journaliste, à mots rapides, lui dit la rencontre qu’il venait de faire, le matin même, la découverte que la trésorière de l’Œuvre des Loyers, la pieuse M me Gauthier, de la rue des Mathurins, n’était autre que lady Beltham.
Juve et Fandor en étaient arrivés à cette conclusion le soir même : sitôt que Juve aurait terminé ses interrogatoires à la villa Saïd, ils s’en iraient tous deux rue des Mathurins, se feraient recevoir de gré ou de force par la grande dame, et, tablant sur ce fait qu’elle devait être repentante et prête à s’amender, ils obtiendraient d’elle une alliance qui leur permettrait de rattraper plus facilement l’insaisissable Fantômas.
Quelques heures plus tard, Juve et Fandor s’étaient rendus rue des Mathurins. Mais lorsqu’ils parvinrent à l’appartement de M me Gauthier, encore une fois, il était trop tard.
Que s’était-il passé ? Oh, la chose était simple. On la racontait dans le quartier avec des commentaires peu flatteurs pour la locataire du 149. M me Gauthier était partie avec l’argent de l’Œuvre des Loyers.
La présidente, M me Marquet-Monnier, s’en était aperçue à cinq heures du soir. En vain était-elle allée porter plainte au commissariat de police, la trésorière avait disparu.
— Que veux-tu, s’était écrié Juve, nous ne sommes pas plus avancés désormais que nous ne l’étions hier. Retourne surveiller les apaches. Moi je suis obligé de parer au plus pressé, il faut d’ailleurs que je retourne immédiatement à la villa Saïd où il va se passer quelque chose d’important.
Juve, en effet, savait qu’à dix heures du soir le frère de l’infortuné Sébastien, M. Nathaniel Marquet-Monnier, allait venir voir le jeune homme auprès duquel il avait rempli jusqu’à ces dernières années le rôle d’un père.
M. Nathaniel Marquet-Monnier, certes, depuis la liaison de Sébastien, était en termes plutôt froids avec son frère cadet. Mais le drame qui était survenu, le malheur qui s’appesantissait sur le jeune homme avaient décidé l’aîné à se précipiter chez lui, à oublier tous les froissements de ces derniers mois.
L’entrevue des deux frères n’avait duré que quelques minutes. Le docteur interdisait à Sébastien toute conversation. Il redoutait pour lui la moindre émotion. Et Nathaniel, sur les conseils même de Juve, s’était abstenu de paraître pendant deux jours. Or, ce soir-là, il était revenu à la Villa Saïd. Le banquier, ému, demeura longtemps devant l’hôtel, attendant qu’on vînt lui ouvrir. Enfin la porte s’entrebâilla, une femme apparu : Rita d’Anrémont. Elle considéra le visiteur d’un air glacial :